Le baron montra une désolation d’homme du monde, se plaignit dans une juste mesure, et demanda la per
mission de continuer à faire sa cour, comme par le passé. Ce qui lui fut accordé. Le marquis, lui, mani
festa un véritable chagrin de cette semi-rupture, il interrogea sa fille avec insistance, et ne put tirer d’elle
aucun éclaircissement. Il la trouva calme, souriante, et répondant à toutes ses questions par ces seuls mots :
— Je me trouve heureuse auprès de vous, je ne suis pas pressée de vous quitter... je veux attendre...
— Mais, mon enfant, reprit le vieillard, je serai plus tranquille quand je te saurai mariée... C’est un gros souci pour moi que ton établissement...
Antoinette et la tante Isabelle, échangèrent un regard, un lin sourire glissa sur les lèvres de la jeune fille, qui prenant la tête blanche du vieil enfant dans ses mains et la caressant doucement :
— N’ayez point de préoccupation, dit-elle d’une voix attendrie, ce mariage se fera un jour ou l’autre... Ne me pressez jamais.
Elle changea de ton vivement, et avec une gaieté mutine :
— D’ailleurs vous savez que j’ai mauvais caractère... étant un peu du côté des Saint-Maurice, et qu’on ne me force point à faire ce que je ne veux pas!
Le marquis se dit :
— Elle me cache quelque chose, et la tante Isabelle est au courant de l’affaire... Tout s’éclaircira un de ces matins.
Si l’inventeur, au lieu de poursuivre, dans le vague de sa pensée, le vol de ses chimères, avait tenu ses comptes, il aurait pu rapprocher de la résolution prise par Mlle de Clairefont une échéance de deux cent mille francs, engloutis dans le puits de la Grande Marnière, et il aurait compris pourquoi sa fille ne voulait plus se marier. Mais il n’y eut que l’huissier de Carvajan et la tante Isabelle qui eurent connais
sance du généreux sacrifice fait par Antoinette pour empêcher qu’on ne vendit une partie du domaine. La vieille Saint-Maurice, qui avait des idées particulières sur toutes choses, trouva moyen de tirer de l’ajournement imposé à Croix-Mesnil une conclusion consolante pour sa nièce :
— Vois-tu, ma chère, en fin de compte... tu as peut-être eu raison de ne pas épouser à la légère ce jeune dragon. Il ne doit pas t’aimer autant que tu mérites de l’être. Il a été trop calme et trop conve
nable, en voyant qu’on lui laissait le bec dans l’eau, indéfiniment... Il aurait dû pousser des cris « fanati
ques ». Eh bien! tu l’as vu? Doux, sucré... une vraie carafe d’orgeat! Je ne sais pas en quoi on fait les amoureux et les soldats aujourd’hui !
Le marquis, dont les idées ne se fixaient pas longtemps sur le même sujet, avait repris le cours de ses travaux. Mais un soupçon était resté au fond de son cœur, comme un point douloureux, et, périodiquement, il disait :
— Eh bien! ma fille, et Croix-Mesnil ? Quand te décideras-tu à l’épouser ?
— J’y pense, mon père, répondait Antoinette, avec un tranquille sourire.
Le baron venait tous les deux ou trois mois passer quelques jours au château, chassait avec Robert, se promenait à cheval avec sa fiancée, et repartait sans que rien fût décidé. Dans le pays, on glosait beau
coup sur son compte, on l’appelait ironiquement : le fiancé de la semaine des quatre jeudis.
Certains chuchotaient :
— S’il n’épouse pas, c’est qu’apparemment il peut faire autrement. Du reste, c’est de tradition dans la famille. On sait qu’autrefois la tante Isabelle a fait ses farces !
Jour de Dieu! Si Mlle de Saint-Maurice avait eu vent de ces propos, quelle algarade, et comme elle eût riposté par des soufflets ! Mais les Clairefont vi
vaient loin de tout, et la calomnie mourait sur le seuil de leur château morose et silencieux.
Depuis un très long temps Antoinette, se laissant aller au courant de ses souvenirs, était arrêtée devant les talus blancs de la Grande Marnière. Elle avait tout ou
blié : sa singulière rencontre, l’heure qui la pressait ; et laissant flotter les rênes sur le cou de son cheval, elle restait immobile. A ses pieds les charpentes des
puits d’extraction pourrissaient inutiles, les hangars s’ouvraient vides d’ouvriers, les wagons restaient im
mobiles entre les rails conduisant aux fours à chaux éteints. Toute cette exploitation, poussée pendant des années fièvreusement par son père, avait cessé. Les immenses travaux commencés n’avaient pas été ache
vés. Et les amoncellements de calcaire improductif représentaient la fortune de la noble maison, les espé
rances de bonheur ce la jeune fille, la sécurité des vieux jours du père de famille. Tout le passé, le présent et l’avenir, compromis sans rémission. Et pour
tant que de fois Antoinette avait entendu le marquis s’écrier en montrant la colline : Ici est la fortune de la maison.
Il avait fait faire des expériences qui toutes avaient été concluantes : la chaux de Clairefont était excel
lente et pouvait défier toute concurrence. Pendant plusieurs années la vente avait été considérable. Mais le marquis, pour perfectionner son outillage, s’était mis à inventer des machines. Il s’était lancé à la re
cherche de moyens de calcination nouveaux. Et dans ses tentatives il avait gaspillé le bénéfice de son entre
prise. Toujours le manque de suite dans les idées. La folle du logis s’emportant à la poursuite du mieux,
quand le bien existait facile et sûr ; le génie diabolique de l’inventeur sans cesse en quête d’un progrès à réa
liser. Alors, au lieu de la réussite pure et simple, par le droit et ordinaire chemin, l’insuccès par des voies détournées et ardues. Et la ruine succédant à la fortune.
Cependant, malgré l’amer désenchantement que lui causaient tant d’échecs successifs, au fond de l’es
prit de la jeune fille une dernière espérance fleurissait encore. Elle avait en son père une foi supersti
tieuse. Elle pens..it : Il finira par trouver ce qu’il cherche, comme il le dit si souvent; et ce jour-là,
comme dans un prodigieux conte de fées, les blocs crayeux de la colline se changeront en or.
La cloche qui annonçait le déjeuner sonnant dans le lointain tira Antoinette de ses rêves. Elle donna un coup de cravache à sa monture, partit au galop, et vivement arriva à la grille. Elle secoua sa tête pensive, prit un air riant, traversa la cour immense, entre les pavés de laquelle l’herbe poussait haute, sauta toute seule à terre, ouvrit la porte d’une écurie, et, débri
dant sa bête, la laissa aller vers la stalle garnie de paille fraîche, puis, retroussant sa longue jupe sur son bras, elle se dirigea, suivie de son chien, vers la salle à manger.
Dans la vaste pièce dallée de marbre rouge et blanc, au plafond décoré de caissons dans lesquels étaient peintes les armes de la famille, aux murs garnis de dressoirs sculptés, dont les tablettes portaient les pièces massives d’une antique argenterie, derniers vestiges du luxe disparu, autour d’une table trop large, quatre personnes assises déjeunaient, servies par un vieux domestique.
A la gauche du marquis une place restait vide, celle de la retardataire ; à sa droite, Mlle de Saint-Maurice, avec sa taille de grenadier, sa figure écarlate de vieille fille couperosée; en face, le jeune comte Robert, et un personnage long et blême, très chauve, sans un poil de barbe, abritant derrière des lunettes à branches d’or ses yeux au regard indécis.
— Ah ! voilà ma fille, dit avec satisfaction le marquis en voyant entrer Antoinette... Ma chère, je com
mençais à être inquiet... J’ai fait sonner trois lois la grosse cloche pour t’avertir... Tu étais donc partie bien loin?
— J’étais allée jusqu’à la Saucelle, mon père, ré ­ pondit Mlle de Clairefont en embrassant le vieillard.. Les enfants du fermier sont malades et je voulais avoir de leurs nouvelles... Bonjour, ma bonne tante...
— Bonjour, fraîcheur... Viens que je te respire... Tu sens la rosée et les fleurs...
— C’est de vous, tante, qu’il faut dire cela : vous êtes radieuse, ce matin.
— Bon ! bon ! flatteuse, répliqua d’une voix forte Mlle de Saint-Maurice... Je suis radieuse à la façon d’un coucher de soleil !
Et la tante Isabelle épanouit dans un large sourire son visage embrasé.
Antoinette fit le tour de la table, donna en passant une petite tape amicale sur la joue de son frère et,
tendant la main au troisième convive qui s’était levé cérémonieusement :
— Enchantée de voss voir, monsieur Malézeau,
dit-elle... Je vous prie de m’excuser, je ne savais pas que j’aurais le plaisir de vous trouver ici en rentrant...
L’étude est toujours à sa place ? Mme Malézeau se porte bien ?
— Choses et gens, Mademoiselle... tout à votre service, Mademoiselle, croyez-le bien... répondit le notaire qui, par un tic invétéré, ponctuait chacun des fragments de ses phrases d’un monsieur, madame ou mademoiselle, du plus bizarre effet.
— Allons ! tout est pour le mieux ! conclut la jeune fille. Et, s’asseyant gaiement auprès de son père :
— N’allez rien chercher pour moi, Germain, ditelle au vieux serviteur, je prendrai le déjeuner où il en est... Je meurs de faim ce matin...
Elle se mit à manger avec une charmante vivacité de mouvements, un entrain juvénile et robuste qui fai
saient plaisir à voir. Son frère la regarda un instant, puis, allectant un air solennel :
— Mademoiselle ma sœur, deux mots maintenant. Tu nous dis que tu reviens de la Saucelle, c’est fort bien. Je t’ai, en effet, vue passer sur le plateau... Mais ce que tu ne nous dis pas, c’est que tu n’étais pas seule...
A ces mots Antoinette devint fort rouge, et leva brusquement la tête...
— Allons, Robert, que signifie cette plaisanterie ? s’écria la tante Isabelle. Prétends-tu nous faire accroire que ta sœur se promène sur les routes avec des gens que tu ne connais pas?
— Ma foi, il dit vrai, cependant, ma bonne tante, interrompit Mlle de Clairefont. Je me suis promenée ce matin pendant plus d’une demi-heure avec un inconnu.
— Quelque mendiant qui t’a suivie jusqu’au château?
— Non pas ! C’est tout le contraire d un mendiant... — Tu m’intrigues... Est-ce donc un millionnaire? demanda le marquis en souriant.
— Si j’en crois ce qu’on raconte, il pourrait bien l’être, en effet, un jour...
— Eh ! là. Vous verrez tout à l’heure que ce sera quelque brigand, dit la tante Isabelle, qui aura demandé à Antoinette la bourse ou la vie.
— Tante, vous brûlez presque. Car, à cela près qu’il ne m’a demandé ni la bourse ni la vie... c’était le fils de M. Carvajan en personne.
Il y eut un silence. Jamais, depuis vingt ans, le nom de Carvajan n’avait été prononcé sous ce toit, sans qu’il fût l’avant-coureur de quelque malheur.
Le marquis baissa son front devenu sombre, et, à voix basse :
— J’avais oublié que Carvajan eût un fils...
Il jeta sur Robert et sur Antoinette un regard troublé, comme s’il eût craint que la haine du père, trans
mise au descendant comme un héritage, ne vînt peser sur ses enfants aussi lourde qu’elle avait pesé sur lui. Et, avec une sourde inquiétude :
— Mais comment cette rencontre s’est-elle faite? Ce jeune homme t’a-t-il parlé ?
— Oui ! mon père, pour me demander son chemin, et très respectueusement.
— Je l’en félicite ! murmura Robert, dont les yeux jetèrent un éclair. Car s’il en avait été autrement...
— J’ignorais qui il était, et je ne songeais guère à le lui demander... Un passant m’avait demandé sa route, qui était la mienne, et je l’avais invité à me sui
vre... Nous avons cheminé tous deux en silence, et c’est seulement au moment de nous séparer, et en me remerciant, qu’il m’a dit son nom...
— Comment est-il ? interrogea la tante de Saint- Maurice. Est-ce un homme comme il faut, ou un « pe
tras... » A-t-il la mâchoire de loup de monsieur son père ?
— II a l’apparence d’un garçon bien élevé, et quant à sa figure, elle n’est pas déplaisante à voir... Mais,
ma tante, ajouta ironiquement Antoinette, si vous êtes curieuse d’avoir des détails sur l’héritier de la maison Carvajan, M. Malézeau pourra sans doute vous en donner de complets...
— Moi ? mademoiselle, balbutia le notaire, en portant les mains à sa maigre poitrine avec un geste de: protestation...
(A suivre.) Georges Ohnet.