JE me trompais !
Pour la première fois, le Cercle des Patineurs a annoncé une fête sans que le dégel y ait répondu. On a patiné et repa
tiné et les toques de loutre et les velours bordés de fourrures et la martre zibeline et les boas de martre ont fait merveille dans le décor neigeux du Bois. Musique et fanfares de cors. Un décor du Pro
phète en plein air. Une réunion tout à fait choisie. Mme la duchesse de Chartres regardant et Mme Benardaki glissant sur la glace avec une légèreté de cygne. Cette fois le dégel a été galant. Il s’est abstenu.
Je le calomniais, l’autre jour. Je lui fais toutes mes excuses.
Et si les patineurs se félicitent, les chasseurs ne se plaindront pas. Ils auront eu beau temps pour leurs dernières expéditions. Par ces matins de neige, il fai
sait bon, dès le fin matin, courir la campagne toute blanche sur laquelle le soleil se levait rouge et clair,
incendiant les fonds roux des bois. C’est plaisir de voir détaler les chiens sur la terre où les troncs des bouleaux, çà et là, semblent des colonnettes d’un blanc plus lumineux et les corbeaux des taches noires qui
disparaissent dès qu’on approche. La forêt est toute dépouillée. Les branches vertes de mousse des chênes se contournent en torsions bizarres et, des sillons que la neige recouvre, les oisillons montent, effarés, frileux, et se perdent dans le grand espace.
Alors, sanglé, guêtré, fusil au poing, cartouchière à la ceinture, c’est une volupté d’entendre craquer sous ses talons cette neige tassée. Le grand air emplit les poumons, rafraîchit les tempes et l’on marche!... Avant peu ces joies vont finir. On n’aura plus que Paris pour se distraire. Et qu’y fait-on, à Paris?
On y vote, on y fabrique des sénateurs, comme dans quelques autres départements ; mais cette opération, qui intéresse pourtant le public tout entier, puis
qu’il s’agit de lois futures, de législateurs auxquels nous devrons obéir, n’inquiète qu’une faible partie de la population. Ce qui semble vraiment faire vibrer la corde parisienne, c’est la charité. Ce temps de chasses et de skating, si pittoresque, est dur aux pau
vres gens de la ville et les misères, en hiver, semblent plus cruelles. On peut dire que, cette fois, Paris a déclaré la guerre à la souffrance.
J’ai déjà vu, ça et là, des cantines populaires installées sous des hangars, dans quelques rues de Paris.
Matin et soir, à de certaines heures, on distribue des portions de pain ou de viande, ou du bouillon, aux pauvres gens qui accourent. Le spectacle est navrant,
mais il est touchant. Que de misères —et de famines — ainsi soulagées ! Et la Presse vient d’obtenir du
ministère l’autorisation d’une loterie de Cinq Millions qui mettra bien quelques secours encore dans les po
ches des pauvres diables. On se remue beaucoup pour les indigents. On a songé à donner, aux Halles, un grand bal de nuit et ce serait un merveilleux spec
tacle que ces halles gigantesques, illuminées, parées, enrubannées. On donne en attendant, des assaufepour les pauvres et on pare le contre de quarte au profit des meurt-de-faim.
Puis, on fera un livre spécial, le Livre des Pauvres qui se vendra le plus cher possible au bénéfice de ceux qui manquent de pain. Tout ce qui tient une plume d’or, tout ce qui manie le crayon en maître, les sommités de ce pays apporteront une page ou un croquis à ce Livre des Pauvres et les bibliophiles n’auront, paraît-il, jamais vu un plus bel et plus artistique ouvrage.
Ce n’est pas tout. M. le marquis de Mortemart, président de la Société philanthropique, vient d’ob
tenir du ministère de l’instruction publique une des salles de l’Ecole des Beaux-Arts pour y ouvrir une nouvelle Exposition des Portraits du Siècle dont le succès égalera certainement celui de l’exhibition précédente, demeurée fameuse, et cette réunion de por
traits sera offerte au public — toujours au profit des malheureux—le Ier mai de cette année, le jour de l’ouverture du Salon,
Lazare, l’éternel Lazare, rendra cette justice au riche que celui-ci fait tout son possible pour adou
cir la misère des souffrants. Mais Lazare ne paraît pas empressé à s’en apercevoir. Il répond, à Londres du moins, par de la dynamite. Une explosion, deux ex
plosions, trois explosions. Les Anglais doivent être dans un état nerveux assez explicable.
Et je sais des gens de guerre qui prétendent que leur expédition vers Khartoum est mal engagée et qu’en supposant que Gordon soit encore vivant et qu’ils parviennent jusqu’à lui, ils ne pourront pas reve
nir et seront exposés à un désastre pareil à celui du défilé de Kashgate.
— M. Gladstone a dû recevoir, d’un voyageur fiançais qui aime l’Angleterre et qui connaît bien la route de Khartoum, un avis portant que les tribus arabes, qui laissent bien passer les Européens, ne les laisseront point repasser. Les Soudanais creusent des trous dans le désert, s’y cachent et, négligeant les soldats, sautent en croupe des chevaux, étreignent les officiers et, de leurs sabres ou de leurs scies immenses, leur tranchent la tête, tout simplement. Voilà la guerre telle qu’on la fait en ces coins de terre et la méthode ne date pas
d’hier. Cambyse, qui est venu là avec deux cent mille hommes, s’est estimé fort heureux de s’échapper avec quelques officiers d’état-major, comme on dirait aujourd’hui.
Ce qui est à noter, d’ailleurs, comme un symptôme de la bonne harmonie des civilisés engagés présente
ment contre des barbares, c’est l’empressement que mettent les Anglais à annoncer, trompetter et grossir
nos petits échecs au Tonkin et l’ardeur que quelques uns de nos journaux apportent à diminuer les victoires des troupes anglaises. On dirait que les gazettes des deux nations se sont donné le mot. Le mot contraire.
— Vous savez que les Français ont été repoussés devant Kélung ? s’écrient les journaux anglais avec une allégresse visible.
— Vous n’ignorez pas que le général Stewart a eu ses troupes décimées! Il a perdu le huitième et peutêtre le sixième de son effectif! répondent les journaux français avec la même complaisance fraternelle.
John Bull. — L’amiral Courbet ne s’en retirera pas sans renforts énormes !
Jacques Bonhomme. — Wolseley est effroyablement compromis!
— Une sottise, le Tonkin!
— Une folie, l’expédition du Nil! — Kélung! Une absurdité!.. — Khartoum! Une bêtise!..
— Désastre!.. Ruine!.. Imbécillité!.. La France. — Vivent les Arabes!
Le Times. — Vivent les Chinois !
A peu de chose près, voilà les amabilités que se plaisent à échanger les « papiers » de deux nations qui fraternisaient autrefois, à Inkermann et à Balaklava. C’est un peu niais et c’est même assez sot, une posture pareille, comme on dit aujourd’hui, et l’Angle
terre et la France ont grand tort de chanter, avec des variantes, le fameux duo de Mlle Lange et de Mlle Angot. Mais, c’est ainsi, et le Mahdi se promènerait sur le boulevard, qu’on l’acclamerait avec au
tant d’ardeur que les cockneys de la Cité de Londres pousseraient des hip ! hip ! hurrah! en l’honneur du généralissime chinois, si ce tigre de guerre montrait son bouton de mandarin dans Fleet Street ou devant Saint- Paul.
Et, comme pour nous faire souvenir qu’il y a des Français qui vont au feu tandis que nous allons au théâtre ou au Lac, on a ramené, cette semaine, le corps et inauguré au Père-Lachaise le monument du pauvre Henri Rivière. L’excellent sculpteur Franceschi, le cœur d’artiste le plus généreux qui soit, uni au talent le plus rare, a demandé à sculpter et à offrir le buste du regretté commandant et M. de Bornier a salué ce mort au nom des deux Sociétés littéraires auxquelles Rivière appartenait.
Mais ce n’est pas sans difficulté que les restes du pauvre Henri Rivière sont parvenus à Paris. Le bateau qui les apportait est demeuré longtemps à Toulon, at
tendant des ordres. Il devait débarquer le cercueil là, et on lui a fait prendre la route de Brest. C’est donc à Brest qu’a été mise à terre la dépouille du héros d’Hanoï. On eût souhaité un déploiement de forces, de grands honneurs rendus à ce soldat.
— Pardon, a répondu l’autorité supérieure, les honneurs militaires ont été déjà rendus à. Hanoï. Les règlements s’opposent à ce qu’on les rende deux fois au même officier.
On me dit même que la Société des gens de lettres a échangé une correspondance des plus étonnantes avec qui de droit. L’Etat voulait bien se charger du transport d’Henri Rivière jusqu’à Brest, mais il entendait que le transport de Brest à Paris ne fut plus gra
tuit, et restât soit à la charge de la famille, soit à celle de la Société. J’aime à croire que la difficulté a été aplanie au_dernier moment, et que l Etat, qui n’est point Schylock, ne s’est point montré d’une économie aussi surprenante. Eh ! quoi ! tant d’argent jeté au
moindre magister de village, à qui l’on construit pour logis, dans l’école, un palais, — et quelques sous
épargnés, rognés sur les frais de transport des restes d’un homme mort pour son pays ?
C’est glorieux, l’héroïsme, et je chanterais volontiers aux vaillants gamins des bataillons scolaires, comme le vieux sergent à ses petits :
Dieu, mes enfants, vous garde un beau trépas!
Mais je voudrais, pourtant, que les gouvernants de la nation ne pussent pas laisser croire — par leur économie et leur indifférence — que l’héroïsme en ques
tion et le beau trépas ne sont absolument que — des duperies ?
Les générations qui viennent ont déjà, pardieu! une certaine propension à le croire. Il ne faut pas — officiellement — le leur crier.
On parle toujours de Denise et on ne parle déjà plus du vieux Derval, l’ancien comédien du Gymnase. La Ligue du Droit des femmes envoie une adresse enthousiaste à Dumas, et Mlle Barberousse fait concur
rence à Francisque Sarcey dans l’appréciation des pièces de théâtre. Le Parlement rentre et les discussions po
litiques vont recommencer. Les aquarellistes donnent à leurs aquarelles leurs derniers coups de pinceaux, et leur exposition va s’ouvrir dans peu, comme tous les ans. Voilà, avec la mort de la remarquable femme qui porta le nom de M. Bocher, et la disparition de ces deux grandes dames, dont l’une avait le nom de Cam
bacérès, et l’autre était la fille aînée du maréchal Davout, ce qui a intéressé et ému le Paris mondain. Mais, pour tout dire, c’est encore la fête du Cercle des pati
neurs qui a le plus préoccupé l’attention. Oui, la fête du Lac pour les mondains, et la Saint-Charlemagne pour les collégiens. Deux gaietés de h semaine!
Aux banquets de la Saint-Charlemagne, les jeunes lycéens se sont — selon l’antique usage — exercés à faire rimer Champagne avec Charlemagne, c’est de tradition.
Au cercle des Patineurs on a innové, au contraire, et le Catogan, pour la coiffure féminine, semble dé
cidément avoir triomphé. Les coiffeurs font déjà imprimer des annonces où ils déclarent que les
portraits féminins du Salon prochain (les portraits de la fin du siècle), seront uniformément tous coiffés du catogan. Carolus Duran, Jules Lefebvre, Henner, ne peignent plus que des catogans ! Tout est au catogan !
Plus de chignons relevés. Des catogans partout. Le catogan for evrr ! Le catogan « nœud qui re - « trousse les cheveux et les attache derrière la tête », dit la définition du Dictionnaire, a inspiré ces vers à un coiffeur de M. Scribe :
Oui, sur leur chef arrosé d’huile antique Je bâtissais d’énormes catogans !
Le nom — qui devrait être cadogan — vient de lord Cadogan, qui inventa cette façon de se coiffer. Il sera dit que nos élégantes se coifferont toujours à l’anglaise. Va donc pour le catogan puisqu’il triom
phe ! J’ai déjà signalé son apparition, mais cette fois, ce qu’il faut constater, c’est son avènement officiel. Les modes du xvuff siècle, q.ui habillent si.joliment la femme moderne, devaient nécessairement gagner jusqu’à la coiffure.
Mais, pourvu que dans leur amour de l’archéologie, les coiffeurs, qui, il y a quelques années, inventaient les coiffures Marie Cabel, les coiffures Espinasse, les coiffures Mme de Morny et Mme de Mouchy, les coif
fures Marie Rose, les coiffures Patti, ne reviennent pas,peu à peu — las de créer du nouveau — aux coiffures d’autrefois et, après le catogan, n’accommodent point nos parisiennes de 1885, comme les parisiennes de 1775 et ne rééditent les coiffures en parc anglais, en moulin à vent, en chien couchant, aux sentiments repliés, à la gondole, à l asperge, à la grenade, au navet ou à la fanfan !
Si le goût du bibelot sévit aussi en matière de coiffure, on y viendra et, de quelque façon qu’elles se coiffent, les femmes seront toujours charmantes et le mot de Richelieu sera toujours vrai.
— Comment me trouvez-vous mieux coiffée, Monsieur le maréchal ? — Décoiffée !
Si le catogan arrive, la politesse, fille du xvme siècle, s’en va. Une femme charmante, une grande dame dont le salon est des plus hospitaliers et des plus choisis, invite, l’autre jour, à dîner, un homme célèbre qu’on pourrait appeler le bourru malfaisant.
Le lendemain elle reçoit ce petit billet galant :
« Madame, je n’irai pas dîner chez vous. J’ai une gastrite, je ne mange plus, et çà m’embête de voir manger les autres ! »
Si je nommais l’auteur? Il est illustre! Ce billet mériterait de le rendre immortel!
Perdican.
COURRIER DE PARIS