fils n’a pas eu beaucoup à se louer de lui... Et s’il a quitté le pays, Mademoiselle, c’est parce qu’il ne voyait pas du même œil que son père...
— Je lui en fais mon compliment, interrompit Robert.
— Il a beaucoup voyagé, Monsieur le comte, il a eu la bonne fortune ou le talent, comme vous vou
drez, de se faire bien venir d’un puissant financier dont il est devenu le représentant, Monsieur le comte. On lui a donné à liquider des affaires délicates en Amérique, et il s’en est tiré à son honneur... On le
dit, Monsieur le comte, doué d’un remarquable talent de parole, Monsieur le comte. Il a appris, sur le tard,
l’anglais et l’espagnol, et il a plaidé, paraît-il, en Australie et au Pérou, des procès devant les juridic
tions anglaises et péruviennes, Monsieur le comte, avec un succès prodigieux. Il a beaucoup vu, beau
coup appris, et s’est fait en courant, Monsieur le comte, contrairement au proverbe qui dit : Pierre qui roule n’amasse pas de mousse, une très jolie fortune... Monsieur le comte. Il est en somme absolument indé
pendant, et si vous voulez mon opinion, je ne crois pas, Monsieur le comte, qu’il reste longtemps à la Neuville, Monsieur le comte. Il ne s’entendra pas plus, aujourd’hui, avec M. Carvajan qu’il ne s’est entendu autrefois...
— Il sera donc comme tout le monde... Car ce diable d’homme n’a épargné personne, dit le marquis...
Il resta un instant pensif, puis, avec une grande tristesse :
— C’est un fait singulier que ce Carvajan, qui a pressuré le pays tout entier, soit respecté, et que moi,
qui n’ai jamais rendu que des services... je sois honni...
— On ne respecte pas M. Carvajan, dit Malézeau, on le craint, Monsieur le marquis, ce qui est bien dif
férent. Il a une main dans toutes les caisses ; et ceux qui pourraient tenter, Monsieur le marquis, de lui résister, Monsieur le marquis, savent qu’il leur en coûterait cher...
M. de Clairefont ne répondit pas : il était tombé dans une grave méditation. La sombre figure de Car
vajan debout, appuyé à la petite porte du magasin de Gâtelier, s’était dressée au fond de son souvenir. Il lisait la jalousie, la haine, dans ses regards... Et toutes les désastreuses conséquences de cet antagonisme commencé ce jour-là lui apparaissaient une à une... Quelle lente et constante progression... La désaffec
tion de son entourage, l’hostilité constante des paysans,
le mauvais vouloir des fonctionnaires, et tout le monde le fuyant comme un pestiféré. Il avait été mis, lui, l’ancien maître du pays, hors la loi par ce parvenu.
Et maintenant l’œuvre de rancune, commencée il y avait trente ans, était presque consommée. De sa fortune, de son influence, il ne restait plus que de misé
rables vestiges. Au lieu d’un marquis de Clairefont admiré, respecté., aimé, il y avait un pauvre homme bafoué, dédaigné et haï. Et l’auteur de ce désastre, debout sur les décombres de l’édifice sapé par lui, triomphait, ricanant et cynique. Oui, il en coûtait cher à ceux qui tentaient de lui résister. Nul ne le savait mieux qu’Honoré. Et, avec angoisse, le vieillard se demandait ce que son implacable ennemi pourrait bien essayer de lui prendre maintenant.
Allait-il l’attaquer dans son honneur ? Sur ce pointlà, cependant, il se croyait invulnérable. On pouvait contribuer à hâter sa ruine par des manœuvres cachées, mais parvenir à souiller son nom, cela lui paraissait impossible. Qu’importait donc? Ne se relèverait-il pas ? Une seule découverte, conduite à un résultat pratique devait suffire, et il venait d’inventer un four
neau qui, employé dans les usines, devait faire réaliser des économies immenses. Ce serait pour lui une source de revenus incalculables... Le monde entier deviendrait son tributaire, et il récolterait enfin, après avoir semé pendant toute sa vie. Ils seraient bien étonnés, ceux qui le considéraient comme un insensé.
Sa belle-sœur de Saint Maurice, la première, qui ne croyait pas à ses créations. Et Carvajan, qui, avec sa finasserie de paysan, avait osé entamer la lutte. Que deviendraient ses moyens misérables et ses embûches mesquines ? Ses filets ne seraient pas assez solides pour retenir la proie qu’il avait convoitée. Il serait écrasé, anéanti, balayé en un instant. On pourrait faire la différence entre le tripoteur aux idées étroites
et vulgaires et le savant aux conceptions puissantes et fécondes.
Peu à peu s’animant à la pensée de cette réussite tant de fois rêvée, le marquis redevint souriant, son front s’éclaircit, il se frotta vivement les mains en poussant une exclamation joyeuse :
— Nous verrons bien! Allez! mes amis... le petit bonhomme vit encore !
Voyant ceux qui l’entouraient le regarder avec surprise, il rentra en lui-même, reprit, anneau par anneau, la chaîne des idées qui l’avait amené, d’un point de départ navrant, à une conclusion victorieuse. Il com
prit qu’il avançait sur le succès, et que, pour l’instant, il avait beaucoup à craindre et peu à espérer. Il se leva, et s’appuyant sur le bras de sa fille :
— Allons prendre le café sur la terrasse.
Ils descendirent les marches du perron, et s’arrêtèrent au bord de la balustrade de pierre, sous un ber
ceau de verdure. Le ciel était d’un bleu tendre. Une faible brise agitait le feuillage et rafraîchissait l’air. Une sensation de béatitude exquise emplissait le cœur et engourdissait la pensée. L’horizon était voilé d’une brume légère, dans laquelle les lointains se fondaient, doucement estompés. Des bruits confus montaient de la vallée, animant la solitude des taillis profonds, qui moutonnaient comme une mer sombre au bas de la terrasse. Ils restèrent tous les cinq, pendant un ins
tant, absorbés par l’espace, n’ayant plus le sentiment de leur être, perdus dans l immensité qui s’ouvrait devant eux.
Le vieux Germain, en apportant sur un plateau des tasses en vieux Saxe et une cafetière en argent ciselé, aux armes de France, souvenir princier donné au père du marquis, les tira de leur extase. Antoinette se leva lentement, et commença, de ses doigts légers, à re
muer les pièces de porcelaine et d’argenterie, avec cette grâce souriante et coquette des femmes qui donne une saveur plus vive aux friandises offertes par elles.
— Un peu de café, M. Malézeau?
Et le sucre, adroitement soulevé avec la pince, sonnait au fond de la tasse, d’où s’échappait une vapeur brûlante et parfumée. La tante Isabelle avait, elle, le département de la cave à liqueurs, et c’était d’un air de gendarme qu’elle présentait ses carafons.
— Un verre de kummel, M. Malézeau?
— Je vous suis très obligé, Mademoiselle, mais je prendrai si vous le permettez, Mademoiselle, de la fine champagne... Vieille habitude, Mademoiselle, qu’on ne change plus à mon âge, Mademoiselle. Mais tous vos produits nouveaux ne sont pas de mon goût...
— A votre volonté! On ne vous invite pas à déjeuner pour vous faire violence... Toi, Robert, je ne t’offre rien... Tu as besoin de te modérer...
Elle adressa à son neveu un regard significatif. Mais le jeune homme enleva lestement le carafon des mains de Mlle de Saint-Maurice, et, s’éloignant de quelques pas :
— Commen , tante, vous voulez me sevrer? dit-il, mais j’ai passé l’âge!
— Au moins, mauvais sujet, rien qu’un verre! — Un tout petit !
Et le jeune comte, versant à même sa tasse, l’emplit jusqu’au bord.
Dans sa large existence de gentilhomme campagard, Robert avait pris des habitudes et des appétits violents auxquels il lui était maintenant difficile de résis
ter. Sa nature athlétique lui permettait les excès qui suivent toujours les repas de chasse, lorsque, las d’avoir couru les bois et les champs, on prolonge la soirée entre hommes, les coudes sur la table, enfumant.
Il était connu pour un des plus solides buveurs de la province, et en tirait vanité. Il avait soutenu, dans l’excitation du plaisir, des gageures absurdes, comme, par exemple, de boire de suite plusieurs tasses de ce qu’on appelle le café aux quatre couleurs, mélange affreux de cognac, de chartreuse, de kirsch et d’absinthe, fait pour affoler le plus solide cerveau.
Sa tête et son estomac résistaient à ces dangereuses épreuves. Et il éprouvait une fierté stupide quand on lui disait : Vous, Clairefont, qui êtes un si beau go
belet... C’était sa gloire, à ce grand garçon, de tenir tête sans fléchir aux plus rudes ivrognes du département.
Il avait commencé à boire par ostentation, et peu à peu l’habitude aidant, il avait fini par y prendre du plaisir.
Il ne dédaignait pas, le dimanche, de descendre chez Pourtois. Là il jouait aux quilles, et s’attablait avec les jeunes gens de la ville. On ne le traitait pas, lui, comme on avait traité son père au temps de sa jeu
nesse, avec une crainte respectueuse. Mais quelle différence aussi entre ce Clairefont gigantesqne, haut en couleur, un peu débraillé, très bruyant, prêtant à la familiarité, et le Clairefont petit, mince, correct, froid, d’une politesse exquise, qui savait si bien tenir les gens à distance! C’était le jour et la nuit. Et on se demandait par quel miracle de la nature ce fils était né de ce père.
Dans les premiers temps, l’intempérance de Robert avait inquiété le marquis. Il était descendu des nuages de ses conceptions scientifiques, et avait traité très gravement cette question fort terrestre. Il adressa de vifs reproches à son fils. Mais il se heurta à la tante de Saint-Maurice qui arrivait à la rescousse.
La vieille Bradamante trouva des arguments pour pallier les torts de son neveu. Quoi ! tant de bruit pour quelques rasades ! Les ancêtres s’en entonnaient bien d’autres! Et on se souvenait de ce Clairefont qui, sous Louis XIII, avait renchéri sur Bassompierre en
vidant, lui, ses deux bottes à chaudron pleines de vin de Sicile. Les roués de la Régence s’en privaientils, dans les fêtes du Palais-Royal ?
Et toute une suite historique de bons vivants, tenant en main le hanap, le gobelet ou le verre, défilait devant les yeux du marquis, protestant contre sa bégueulerie, et proclamant la souveraineté aristocratique de la bombance. Il était jeune après tout, ce gar
çon. Quand il s’amuserait un peu avec ses amis, où serait le mal ? Il fallait bien lui laisser jeter son premier feu. .
— Qu’il le jette ! Au moins, disait le marquis, qu’il ne le noie pas !
— Eh ! mon cher, votre fils n’est pas un être chétif et délicat comme vous, s’écriait la tante Isabelle, c’est un « Goliathre ! »
Le marquis morigéna Robert, qui promit d’être plus sobre. Mais c’était plus fort que lui. Aussitôt qu’il se trouvait avec quelques chasseurs devant de vieilles bouteilles, il s’animait, parlait, criait, et les sages résolutions s’effaçaient de son souvenir.
Ce qu’il y avait de plus grave dans son cas, c’est que, doux comme un mouton dans le courant habituel de la vie, il devenait, quand il avait une pointe
d’ivresse, méchant comme un loup. Il tapait dur, et les gens prudents se mettaient hors de la portée de son bras.
Il avait eu l’année précédente une fâcheuse affaire. Après un dîner d’ouverture où les exploits des tireurs avaient été copieusement célébrés, il avait à moitié assommé un garçon d’écurie qui, par erreur, avait at
telé à son break le cheval d’un autre invité. L’homme était resté six semaines sur le flanc. Le comte, dé
grisé, s’était montré au désespoir, et avait pris vis-à- vis de lui-même l’engagement formel de fuir les réunions dangereuses.
Depuis un an il se tenait parole, et la tante Isabelle, fière de sa sagesse autant qu’elle avait été indulgente pour sa folie, l’aidait par ses objurgations à persévérer dans sa louable conduite.
Cette vieille fille, idolâtre de l’unique rejeton mâle de la noble maison, eût mis le monde à l’envers pour l’amour de son neveu. Elle le regardait frappant à pe
tits coups avec sa cuiller sur le sucre qui s’obstinait à ne pas fondre dans l’eau-de-vie, et admirait sa ro
buste prestance. Il avait les épaule; larges et la taille fine, de petites mains au bout de ses bras d’acier, et une figure énergique, rougie par le grand air, éclai
rée par des yeux bleus. Ses cheveux et ses sourcils étaient châtain très foncé, et ses moustaches d’un blond très pâle, ce qui donnait à sa figure une singulière douceur.
Sa sœur formait avec lui un contraste complet. En elle tout était finesse et grâce. Les deux races dont ils étaient issus se trouvaient incarnées en eux d’une façon bien tranchée. L’un était un Saint-Maurice gi
gantesque, aux appétits matériels et violents. L’autre était une Clairefont, délicate, rêveuse et un peu chimérique. C’est pourquoi elle aimait tant son père.
— Je lui en fais mon compliment, interrompit Robert.
— Il a beaucoup voyagé, Monsieur le comte, il a eu la bonne fortune ou le talent, comme vous vou
drez, de se faire bien venir d’un puissant financier dont il est devenu le représentant, Monsieur le comte. On lui a donné à liquider des affaires délicates en Amérique, et il s’en est tiré à son honneur... On le
dit, Monsieur le comte, doué d’un remarquable talent de parole, Monsieur le comte. Il a appris, sur le tard,
l’anglais et l’espagnol, et il a plaidé, paraît-il, en Australie et au Pérou, des procès devant les juridic
tions anglaises et péruviennes, Monsieur le comte, avec un succès prodigieux. Il a beaucoup vu, beau
coup appris, et s’est fait en courant, Monsieur le comte, contrairement au proverbe qui dit : Pierre qui roule n’amasse pas de mousse, une très jolie fortune... Monsieur le comte. Il est en somme absolument indé
pendant, et si vous voulez mon opinion, je ne crois pas, Monsieur le comte, qu’il reste longtemps à la Neuville, Monsieur le comte. Il ne s’entendra pas plus, aujourd’hui, avec M. Carvajan qu’il ne s’est entendu autrefois...
— Il sera donc comme tout le monde... Car ce diable d’homme n’a épargné personne, dit le marquis...
Il resta un instant pensif, puis, avec une grande tristesse :
— C’est un fait singulier que ce Carvajan, qui a pressuré le pays tout entier, soit respecté, et que moi,
qui n’ai jamais rendu que des services... je sois honni...
— On ne respecte pas M. Carvajan, dit Malézeau, on le craint, Monsieur le marquis, ce qui est bien dif
férent. Il a une main dans toutes les caisses ; et ceux qui pourraient tenter, Monsieur le marquis, de lui résister, Monsieur le marquis, savent qu’il leur en coûterait cher...
M. de Clairefont ne répondit pas : il était tombé dans une grave méditation. La sombre figure de Car
vajan debout, appuyé à la petite porte du magasin de Gâtelier, s’était dressée au fond de son souvenir. Il lisait la jalousie, la haine, dans ses regards... Et toutes les désastreuses conséquences de cet antagonisme commencé ce jour-là lui apparaissaient une à une... Quelle lente et constante progression... La désaffec
tion de son entourage, l’hostilité constante des paysans,
le mauvais vouloir des fonctionnaires, et tout le monde le fuyant comme un pestiféré. Il avait été mis, lui, l’ancien maître du pays, hors la loi par ce parvenu.
Et maintenant l’œuvre de rancune, commencée il y avait trente ans, était presque consommée. De sa fortune, de son influence, il ne restait plus que de misé
rables vestiges. Au lieu d’un marquis de Clairefont admiré, respecté., aimé, il y avait un pauvre homme bafoué, dédaigné et haï. Et l’auteur de ce désastre, debout sur les décombres de l’édifice sapé par lui, triomphait, ricanant et cynique. Oui, il en coûtait cher à ceux qui tentaient de lui résister. Nul ne le savait mieux qu’Honoré. Et, avec angoisse, le vieillard se demandait ce que son implacable ennemi pourrait bien essayer de lui prendre maintenant.
Allait-il l’attaquer dans son honneur ? Sur ce pointlà, cependant, il se croyait invulnérable. On pouvait contribuer à hâter sa ruine par des manœuvres cachées, mais parvenir à souiller son nom, cela lui paraissait impossible. Qu’importait donc? Ne se relèverait-il pas ? Une seule découverte, conduite à un résultat pratique devait suffire, et il venait d’inventer un four
neau qui, employé dans les usines, devait faire réaliser des économies immenses. Ce serait pour lui une source de revenus incalculables... Le monde entier deviendrait son tributaire, et il récolterait enfin, après avoir semé pendant toute sa vie. Ils seraient bien étonnés, ceux qui le considéraient comme un insensé.
Sa belle-sœur de Saint Maurice, la première, qui ne croyait pas à ses créations. Et Carvajan, qui, avec sa finasserie de paysan, avait osé entamer la lutte. Que deviendraient ses moyens misérables et ses embûches mesquines ? Ses filets ne seraient pas assez solides pour retenir la proie qu’il avait convoitée. Il serait écrasé, anéanti, balayé en un instant. On pourrait faire la différence entre le tripoteur aux idées étroites
et vulgaires et le savant aux conceptions puissantes et fécondes.
Peu à peu s’animant à la pensée de cette réussite tant de fois rêvée, le marquis redevint souriant, son front s’éclaircit, il se frotta vivement les mains en poussant une exclamation joyeuse :
— Nous verrons bien! Allez! mes amis... le petit bonhomme vit encore !
Voyant ceux qui l’entouraient le regarder avec surprise, il rentra en lui-même, reprit, anneau par anneau, la chaîne des idées qui l’avait amené, d’un point de départ navrant, à une conclusion victorieuse. Il com
prit qu’il avançait sur le succès, et que, pour l’instant, il avait beaucoup à craindre et peu à espérer. Il se leva, et s’appuyant sur le bras de sa fille :
— Allons prendre le café sur la terrasse.
Ils descendirent les marches du perron, et s’arrêtèrent au bord de la balustrade de pierre, sous un ber
ceau de verdure. Le ciel était d’un bleu tendre. Une faible brise agitait le feuillage et rafraîchissait l’air. Une sensation de béatitude exquise emplissait le cœur et engourdissait la pensée. L’horizon était voilé d’une brume légère, dans laquelle les lointains se fondaient, doucement estompés. Des bruits confus montaient de la vallée, animant la solitude des taillis profonds, qui moutonnaient comme une mer sombre au bas de la terrasse. Ils restèrent tous les cinq, pendant un ins
tant, absorbés par l’espace, n’ayant plus le sentiment de leur être, perdus dans l immensité qui s’ouvrait devant eux.
Le vieux Germain, en apportant sur un plateau des tasses en vieux Saxe et une cafetière en argent ciselé, aux armes de France, souvenir princier donné au père du marquis, les tira de leur extase. Antoinette se leva lentement, et commença, de ses doigts légers, à re
muer les pièces de porcelaine et d’argenterie, avec cette grâce souriante et coquette des femmes qui donne une saveur plus vive aux friandises offertes par elles.
— Un peu de café, M. Malézeau?
Et le sucre, adroitement soulevé avec la pince, sonnait au fond de la tasse, d’où s’échappait une vapeur brûlante et parfumée. La tante Isabelle avait, elle, le département de la cave à liqueurs, et c’était d’un air de gendarme qu’elle présentait ses carafons.
— Un verre de kummel, M. Malézeau?
— Je vous suis très obligé, Mademoiselle, mais je prendrai si vous le permettez, Mademoiselle, de la fine champagne... Vieille habitude, Mademoiselle, qu’on ne change plus à mon âge, Mademoiselle. Mais tous vos produits nouveaux ne sont pas de mon goût...
— A votre volonté! On ne vous invite pas à déjeuner pour vous faire violence... Toi, Robert, je ne t’offre rien... Tu as besoin de te modérer...
Elle adressa à son neveu un regard significatif. Mais le jeune homme enleva lestement le carafon des mains de Mlle de Saint-Maurice, et, s’éloignant de quelques pas :
— Commen , tante, vous voulez me sevrer? dit-il, mais j’ai passé l’âge!
— Au moins, mauvais sujet, rien qu’un verre! — Un tout petit !
Et le jeune comte, versant à même sa tasse, l’emplit jusqu’au bord.
Dans sa large existence de gentilhomme campagard, Robert avait pris des habitudes et des appétits violents auxquels il lui était maintenant difficile de résis
ter. Sa nature athlétique lui permettait les excès qui suivent toujours les repas de chasse, lorsque, las d’avoir couru les bois et les champs, on prolonge la soirée entre hommes, les coudes sur la table, enfumant.
Il était connu pour un des plus solides buveurs de la province, et en tirait vanité. Il avait soutenu, dans l’excitation du plaisir, des gageures absurdes, comme, par exemple, de boire de suite plusieurs tasses de ce qu’on appelle le café aux quatre couleurs, mélange affreux de cognac, de chartreuse, de kirsch et d’absinthe, fait pour affoler le plus solide cerveau.
Sa tête et son estomac résistaient à ces dangereuses épreuves. Et il éprouvait une fierté stupide quand on lui disait : Vous, Clairefont, qui êtes un si beau go
belet... C’était sa gloire, à ce grand garçon, de tenir tête sans fléchir aux plus rudes ivrognes du département.
Il avait commencé à boire par ostentation, et peu à peu l’habitude aidant, il avait fini par y prendre du plaisir.
Il ne dédaignait pas, le dimanche, de descendre chez Pourtois. Là il jouait aux quilles, et s’attablait avec les jeunes gens de la ville. On ne le traitait pas, lui, comme on avait traité son père au temps de sa jeu
nesse, avec une crainte respectueuse. Mais quelle différence aussi entre ce Clairefont gigantesqne, haut en couleur, un peu débraillé, très bruyant, prêtant à la familiarité, et le Clairefont petit, mince, correct, froid, d’une politesse exquise, qui savait si bien tenir les gens à distance! C’était le jour et la nuit. Et on se demandait par quel miracle de la nature ce fils était né de ce père.
Dans les premiers temps, l’intempérance de Robert avait inquiété le marquis. Il était descendu des nuages de ses conceptions scientifiques, et avait traité très gravement cette question fort terrestre. Il adressa de vifs reproches à son fils. Mais il se heurta à la tante de Saint-Maurice qui arrivait à la rescousse.
La vieille Bradamante trouva des arguments pour pallier les torts de son neveu. Quoi ! tant de bruit pour quelques rasades ! Les ancêtres s’en entonnaient bien d’autres! Et on se souvenait de ce Clairefont qui, sous Louis XIII, avait renchéri sur Bassompierre en
vidant, lui, ses deux bottes à chaudron pleines de vin de Sicile. Les roués de la Régence s’en privaientils, dans les fêtes du Palais-Royal ?
Et toute une suite historique de bons vivants, tenant en main le hanap, le gobelet ou le verre, défilait devant les yeux du marquis, protestant contre sa bégueulerie, et proclamant la souveraineté aristocratique de la bombance. Il était jeune après tout, ce gar
çon. Quand il s’amuserait un peu avec ses amis, où serait le mal ? Il fallait bien lui laisser jeter son premier feu. .
— Qu’il le jette ! Au moins, disait le marquis, qu’il ne le noie pas !
— Eh ! mon cher, votre fils n’est pas un être chétif et délicat comme vous, s’écriait la tante Isabelle, c’est un « Goliathre ! »
Le marquis morigéna Robert, qui promit d’être plus sobre. Mais c’était plus fort que lui. Aussitôt qu’il se trouvait avec quelques chasseurs devant de vieilles bouteilles, il s’animait, parlait, criait, et les sages résolutions s’effaçaient de son souvenir.
Ce qu’il y avait de plus grave dans son cas, c’est que, doux comme un mouton dans le courant habituel de la vie, il devenait, quand il avait une pointe
d’ivresse, méchant comme un loup. Il tapait dur, et les gens prudents se mettaient hors de la portée de son bras.
Il avait eu l’année précédente une fâcheuse affaire. Après un dîner d’ouverture où les exploits des tireurs avaient été copieusement célébrés, il avait à moitié assommé un garçon d’écurie qui, par erreur, avait at
telé à son break le cheval d’un autre invité. L’homme était resté six semaines sur le flanc. Le comte, dé
grisé, s’était montré au désespoir, et avait pris vis-à- vis de lui-même l’engagement formel de fuir les réunions dangereuses.
Depuis un an il se tenait parole, et la tante Isabelle, fière de sa sagesse autant qu’elle avait été indulgente pour sa folie, l’aidait par ses objurgations à persévérer dans sa louable conduite.
Cette vieille fille, idolâtre de l’unique rejeton mâle de la noble maison, eût mis le monde à l’envers pour l’amour de son neveu. Elle le regardait frappant à pe
tits coups avec sa cuiller sur le sucre qui s’obstinait à ne pas fondre dans l’eau-de-vie, et admirait sa ro
buste prestance. Il avait les épaule; larges et la taille fine, de petites mains au bout de ses bras d’acier, et une figure énergique, rougie par le grand air, éclai
rée par des yeux bleus. Ses cheveux et ses sourcils étaient châtain très foncé, et ses moustaches d’un blond très pâle, ce qui donnait à sa figure une singulière douceur.
Sa sœur formait avec lui un contraste complet. En elle tout était finesse et grâce. Les deux races dont ils étaient issus se trouvaient incarnées en eux d’une façon bien tranchée. L’un était un Saint-Maurice gi
gantesque, aux appétits matériels et violents. L’autre était une Clairefont, délicate, rêveuse et un peu chimérique. C’est pourquoi elle aimait tant son père.