Depuis un instant le notaire piétinait sur la terrasse avec une impatience visible. Le sable criait sous ses
pieds, et il allait de la tonnelle à la balustrade de la terrasse, agité, nerveux, comme s’il sentait le désir de brusquer une situation difficile, et cependant n’en avait pas la hardiesse.
Le marquis, les yeux dans le vide, semblait suivre une vision attrayante. Il souriait et, distraitement, ses doigts battaient une marche sur la table de pierre à laquelle il s’était accoudé Quels souvenirs heureux ou quelle radieuse espérance captivaient ainsi la pen
sée du vieillard ? Dans quelles sphères éthérées, dans quel domaine du bleu avait-il été transporté par un rêve ?
Il fit soudain un geste brusque, frappa sur son genou du plat de sa main, et, les joues colorées par une rougeur joyeuse :
— Mon four à courants circulaires donnera quatrevingts pour cent d’économie sur le chauffage actuel,
s’écria-t-il d’une voix triomphante, et il brûlera tous les résidus, toutes les substances inutilisées jusqu’ici... Ah ! ah ! Malézeau, vous m’en direz des nouvelles... Il y a là une mine d’or!
La figure de Mlle de Saint-Maurice se rembrunit, elle croisa ses bras, et, marchant avec une désinvolture de gendarme :
— Mon frère, c’est la dixième fois, depuis quelque temps, que vous découvrez le Pérou !
— Oh! cette fois, c’est la bonne, répliqua vivement l’inventeur. La découverte que j’ai faite répond à un besoin impérieux. Toutes les usines souffrent du prix sans cesse grandissant du combustible. Avec mon système, le charbon devient, sinon inutile, au moins facile à remplacer. On peut brûler des copeaux, de la paille mouillée, des débris de betteraves, des cannes à sucre... Vous comprenez l importance du procédé... Les grèves, dans les bassins houillers, seront inefficaces, et ne mettront plus en danger l’industrie uni
verselle. Aussitôt mes brevets pris... j’aurai des traités avec les grandes usines du monde. C’est un revenu formidable, vous dis-je, et assuré... Je suis tellement certain du succès que je risquerais mon nom, s’il le fallait, dans cette entreprise...
— Mon frère, un gentilhomme n’a pas le droit de disposer de son nom, interrompit rudement la tante Isabelle...
— C’est vrai, dit gravement le marquis. Ce nom est à tous ceux qui l’ont porté avant moi, et je dois le transmettre intact à ceux qui me suivront .. mais croyez, tante, qu’il ne serait pas diminué si j’y attachais l’honneur d’une si belle conquête industrielle...
— Vous savez depuis longtemps ce que je pense de vos recherches. Un homme tel que vous n’a rien à gagner et a tout à perdre dans ces besognes d’ouvrier...
— Mais, tante, interrompit le marquis en souriant, le roi Louis XVI faisait de la serrurerie.
— Aussi vous voyez comme cela lui a réussi ! s’écria triomphalement Mlle de Saint-Maurice...
— Vous ne pensez pas, au moins, que je mourrai sur l’échafaud?
— Non! Mais vous mourrez sur la paille!
Antoinette s’était approchée : elle prit la tante Isabelle par le cou, et caressant de ses lèvres la joue écarlate de la vieille fille :
— Allons, tante, soyez bonne, murmura-t-elle tout bas... ménagez mon père...
— Ta ta ta! Te voilà bien, toi, enjôleuse, dit la vieille fille, dont la barbe se hérissa. Tu es pour moitié dans les folies de monsieur ton père!... Au lieu de le critiquer, tu l’encourages... Et j’en suis pour ce que je dis : Nous le verrons sur le fumier, comme « Jacob .. » Au reste, mon cher, faites ce que vous voudrez...
Voilà M. Malézeau qui a sans doute à vous parler de vos affaires... Écoutez-le et tâchez de profiter de ses avis...
Au mot « affaires », Robert avait fait un pas dans la direction du perron. Le marquis jeta à son notaire un regard plein d’une tranquillité souriante, et, s’appuyant sur le bras de sa fille avec une caressante paresse :
— Eh bien! mon cher Malézeau, je suis à vous... Désirez-vous que nous rentrions?
— Monsieur le marquis, je le préférerais; j’ai certains relevés de compte à vous soumettre, Monsieur
le marquis... Et je crois que la plus sérieuse attention...
— Allons alors dans mon cabinet, dit M. de Clairefoiît... Je vous montrerai le modèle de mon lour, Malézeau... Vous verrez comme c’est simple d’appli
cation... Mais il fallait trouver l’idée... Une idée, ce n’est rien et c’est tout, tante Isabelle...
— Bon ! bon ! ce ne sont pas les idées qui vous manquent, à vous... grogna la vieille fille. Seulement vous les avez généralement biscornues, comme si vous aviez été nourri par une chèvre ..
Elle s’approcha du notaire qui suivait M. et Mlle de Clairefont.
— Est-ce que c’est grave, Malézeau ? demanda-t- elle avec une agitation intérieure qui faisait trembler sa grosse voix. Il y a longtemps qu’on ne vous a vu, et, pour que vous veniez sans avoir été appelé, il faut que ce soit grave...
Le notaire baissa la tête en signe d’assentiment, ses yeux dépareillés tournèrent désespérément sous les verres de ses lunettes, et il ouvrit les bras, plein d’accablement...
Mlle de Saint-Maurice frémit. Depuis plusieurs années, elle était habituée aux remontrances que l’homme d’affaires adressait à son noble client. Et chaque fois que Malézeau avait fait une apparition à Clairefont, la fortune patrimoniale s’était amoindrie de quelques pièces de terre ou de quelques coins de bois. Aujourd’hui tout était hypothéqué: le domaine croulait sous le fardeau des échéances auxquelles il fallait faire face. Un poids de plus, et il s’abîmait dans la ruine finale.
— Au nom du ciel, ne lui avancez plus rien, dit la tante Isabelle ; il est féru de son idée nouvelle, il va vous demander de l’argent... Résistez à ses prières. C’est une affaires de conscience,Malézeau. Voyez-vous,
Honoré est un vieil enfant « prodige... » Ah! s’il voulait renoncer à ses idées, comme nous tuerions volontiers le veau gras !
— Comptez sur moi, Mademoiselle, je suis décidé à être très carré, Mademoiselle, vous en aurez la preuve.
Le marquis, arrivé sur le perron, se retourna. Devant lui, la vallée inondée de pure lumière s’étendait calme et riante. Dans la verdure des prairies, la rivière coulait brillante, entre deux bordures de saules trapus et rabougris. Les toits d’ardoises et de tuiles des maisons, éclairés par le soleil, étincelaient au milieu du noir feuillage des arbres. L’air était si lim
pide que, sur le haut clocher de l’église, le coq de fonte dorée qui couronnait la flèche se distinguait nettement. Le tintement de la cloche d’une fabrique arrivait grêle appelant le s ouvriers au travail, et le bruit bourdonnant du jeu des écoliers attendant l’heure de la classe montait jusqu’au haut de la colline. Le vieillard s’arrêta un instant, appuyé à la rampe de fer,
les yeux fixés sur ce paisible tableau. Le souffle pur de la brise ardemment aspiré emplit sa poitrine. Des larmes lui vinrent aux yeux, et à voix basse il murmura :
— Le repos et l’insouciance devant cette belle nature... La joie calme de la vie au milieu des miens... C’était là peut-être la sagesse et le vrai bonheur ! Mais chacun a sa destinée, et ne doit point s’y dérober.
Il secoua la tête, et voyant que le notaire s’était attardé à causer avec Mlle de Saint-Maurice :
— Malézeau, quand vous voudrez, mon ami...
Et il entra dans le salon. Robert, à grands pas, se dirigea vers l’aile gauche, où, par un escalier prati
qué dans une des tours à toit aigu qui flanquent le corps de logis, il gagnait son appartement. Il sifflait gaiement un air de chasse en suivant un long couloir qui desservait les communs. Il passa devant la cuisine immense, avec sa cheminée garnie de bancs circulaires, au fond de laquelle dormait une broche longue à pouvoir y rôtir un veau tout entier. Une seule femme s’a­
gitait dans la salle, faite pour les festins de Gargantua ou les noces de Gamache, et qui servait à préparer les modestes repas des quatre habitants du château. Le jeune homme jeta un amical bonjour à la servante,
et, tournant sur sa droite il s’apprêtait à monter les degrés de pierre, quand un bruit d’éclats de rire, interrompus par des coups sourds frappés régulièrement, attira son attention.
Il fit quelques pas, et, s’arrêtant devant une porte entr’ouverte, il vit auprès d’ur.e fenêtre, sur laquelle s’était juché le berger aux cheveux rouges, Rose Chassevent qui repassait. Elle frappait son fer sur une plaque de laine roussie par de nombreuses brûlures, et, tout en causant avec son sauvage compagnon, poussait vivement son travail. Bras nus, sa guimpe entr’ouverte, le teint animé, elle était la ravissante fille du braconnier. Assis sur ses talons, ses genoux soute
nant son menton, le Roussot, fixant Rose avec une admirative convoitise, semblait un loup tapi, prêt à bondir sur la victime que sa voracité lui désigne. Il poussait de temps en temps de rauques exclamations, ne se décidant à prononcer un mot que quand il y était absolument forcé, comme si son mutisme eût été causé plutôt par la paresse que par l’infirmité. Rose avait cessé de rire, elle lui parlait maintenant avec
une pointe d’accent normand qui donnait une saveur piquante à ses paroles :
— Non, vois-tu, le Roussot, tu n’es pas assez soigné sur ta personne... Regarde: tu as un pantalon en lambeaux et une chemise toute grise de pous
sière. De plus, tu sens l’odeur de tes moutons, et ce n’est pas plaisant pour une fille.
Le berger poussa un grognement, ses petits yeux de pie étincelèrent, et semblant faire un effort extraordinaire, il articula :
— Beau pour la fête !
— Ah ! ah ! cachottier, tu préparais une surprise ! s’écria la belle fille en poussant gaiement son fer brû
lant. Eh bien ! sois seulement présentable, et je dan
serai avec toi, je te le promets... comme avec les autres...
Le Roussot resta silencieux, ses lèvres se crispèrent, méchantes. Son visage eut pendant quelques secondes une expression de bestialité effrayante. Puis il se mit à rire par saccades, comme s’il avait le hoquet.
— Allons, mon fils, tu es content, dit Rcse. Mais ce n’est pas une raison pour rester là en espalier toute la journée. Tu feras bien d’aller à tes bêtes, car si on te surprenait ici...
Elle n’eut pas le temps d’achever. Robert venait de paraître. Le berger poussa un sifflement aigu, et,
détendant ses jambes comme deux ressorts, avec une adresse de singe, il sauta de la fenêtre dans la cour et prit sa course du côté des écuries.
— Eh bien ! la jolie Rose, je t’y pince à causer avec ton amoureux, dit le jeune comte en s’asseyant sur le bout de la planche à repasser... Tu n’as guère de raison de te montrer fière, puisque tu es si aimable pour le plus laid des gens de la ferme...
— Oui-dà, monsieur Robert, dit la fille avec coquetterie, venez-vous à la lingerie pour me faire une. scène ?
— Ma foi non... Je montais quand je t’ai entendue causer avec ce drôle... Mais je ne t’aurai pas dérangée pour rien...
Il allongea le bras et, prenant la belle par la taille, il mit, sur son cou très blanc, un rapide baiser...
— Ce n’est pas là ce que je vous demandais, di Rose, en rajustant sa guimpe. Quand on embrasse la fille, il ne faut pas être si dur pour le père... Qu’estce qu’on m’a dit que vous aviez encore fait au bonhomme Chassevent ?
Le jeune homme fronça les sourcils :
— Oh ! tu sais, si tu veux que nous restions bons amis, ne parlons pas de ta vieille canaille de père...
— Et moi je ne veux pas que vous me parliez, si vous devez le traiter de la sorte ! s’écria Rose dont les joues s’empourprèrent.
— Allons, ne fais pas la méchante, dit le jeune homme en s’approchant de la gentille ouvrière. Il prit son bras et le caressa doucement. Elle continuait à faire la moue, les yeux baissés, mais un commence
ment de sourire au coin de la lèvre. Scs cheveux blonds frisés se retroussaient sur une nuque robuste et, par l’échancrure de son col, la naissance de ses épaules apparaissait veloutée comme un fruit mûr.
— Si vous vouliez pourtant, comme tout pourrait bien s’arranger ! dit Rose, en levant subitement ses yeux, qui se fixèrent, très doux, sur ceux de Robert. Le père a la passion des bois et la rage du gibier...
Eh bien! prenez-le comme garde... Il ne vous colletera plus vos lièvres et vous avez assez de lapins pour