La saison d’hiver semble finie ; — mais si le patinage au Bois de Boulogne est main
tenant remis à l’an prochain, les frimas,
comme on disait autrefois, n’en tenteront pas moins un retour offensif. Nous jouis
sons, en attendant, d’une sorte d atmosphère printa
nière qui se sera peut-être changée en bise, en neige fondue ou en grêle lorsque ces lignes paraîtront. Il faut s’attendre à tout, c’est le plus sage. Tremble
ments de terre en Espagne, dynamite en Angleterre, avalanches en Italie. Paris est comparativement une terre promise.
Il y a des détails bien extraordinaires dans le récit de ces catastrophes donné par les journaux des pays intéressés. Les compagnies des Alpes et les Bersaglieri dégagent, l’autre jour, de la neige qui l’avait recouvert, un petit village enseveli tout entier sous l’avalanche. L’église était effrondée, les maisons aplaties. Dans ce coin de terre, les enfants mêmes avaient péri. Un seul être demeurait vivant, un seul
et c’était un vieillard de cent six ans survivant à tous les siens, à tous ses voisins, à tout le monde. La destinée se plaît à de telles ironies.
Paris s’émeut de ces désastres, mais il éprouve tout naturellement la sensation d’un homme qui, assis au coin de son feu,entend la bourrasque gémir au dehors. Paris danse, lunche, valse, et les grandes soirées offi
cielles vont commencer. Les expositions dans les Cercles — ce qu’on a nommé les petits salons—mar
quent, tous les ans, le crescendo de la saison. On va voir les portraits de Carolus Duran, place Vendôme, les peintures d’Henner, rue Volney, les aquarelles de Détaillé ou d’Heilbuth, rue de Sèze, et c’est une des occupations de février, un avant-goût du vernissage de mai.
Pendant ce temps, M. Michel Morphy, rédacteur en chef du journal l’Anti-Ferry fait annoncer qu’il criera lui-même sa gazette, sur le boulevard, des Ita
liens, comme Cartel menaçait de vendre lui-même le National sur la place de la Bourse et M. Maxime Lis
bonne fait promener sur les boulevards extérieurs une gigantesque voiture d’où s’échappent des numéros de Y Ami du Peuple, journal très gai où M. Lisbonne pro
pose de photographier tous les propriétaires et de les diviser en deux catégories :
i° Les propriétaires qui ne sont pas hostiles à la Commune. Ceux-là, dans le cas d’une guerre civile,
seraient mis en tête des bataillons fédérés et recevraient tout naturellement, les premières décharges de 1a. troupe de ligne ;
2° Les propriétaires qui détestent la Commune et qui alors seraient très simplement et très galamment expédiés par leurs locataires.
Dans les deux cas, le propriétariat n’aurait qu’à se bien tenir.
J’imagine que M. Lisbonne veut effrayer les pauvres diables qui ont le malheur de posséder des maisons dans Paris. « Aussi, quelle imprudence d’avoir des meubles chez soi ! » disait Schaunard lors
qu’on venait opérer la saisie du mobilier d’un ami. — Aussi, quelle témérité d’être propriétaire ! La plai
santerie de cette revanche des locataires pourrait être meilleure sans doute ; mais, jusqu’à nouvel ordre, il faut la tenir pour une plaisanterie. C’est, croyons-nous le plus sage.
Si M. Lisbonne n’est pas fort content, Mlle Hubertine Auclert et Mlle Barberousse (de la Ligue des Femmes) doivent être satisfaites. Nous avons eu la visite de jolies Viennoises qui arrivent chez nous pour nous montrer que le noble jeu de l’épée est aussi un art féminin. Tudieu! elles s’escriment fort prestement, ces escrimeuses! Des jarrets d’acier et des poignets de 1er.
contrent sur un terrain commun, et l’oubli des sottes querelles au nom d’un idéal supérieur, comme le patriotisme, par exemple, ne rend jamais le terrain un terrain neutre. Donc, on a beaucoup applaudi les escrimeuses viennoises. Elles sont toutes élégantes avec leurs plastrons bien serrés, leur taille svelte et leurs jupes courtes que fouette parfois le vent du fleuret. Il en est deux de remarquablement belles, une surtout,
grande, brune, fine, avec un profil de Romaine mais non pas d’une Romaine de tragédie.
Et toutes ont une rapidité de mouvement extraordinaire.
Elles prennent les contre avec la maestria nerveuse d’une Andalouse maniant son éventail. Une ! Deux ! C’est plaisir de les voir obéir avec une régularité mathématique à la voix du maître.
La victorieuse du tournoi — hélas! j’oublie son nom ! — a gagné, l’épée à la main, un bracelet de prix et chacune des autres escrimeuses a reçu, des mains de M. de Saint-Albin, un fleuret d’honneur gracieusement orné de rubans aux couleurs autri
chiennes et tout enguirlandé de roses. Lorsque les
gracieuses Viennoises ont salué l’assemblée de ce fleuret enrubanné on eût dit des quenouilles fleuries s’inclinant devant le sexe fort... mais beaucoup moins fort aux armes que ces très jolies représentantes du sexe faible.
Au total, une des soirées les plus intéressantes qu’on puisse offrir à un public choisi, cette soirée du Figaro, accompagnée par les séguidilles de guitaristes espagnols !
On s’occupe beaucoup, dans le monde, du prochain mariage de la charmante fille de M. et Mme Mackay, avec le prince Colonna. Le prince est jeune, élégant et sympathique ; Mlle Mackay, brune et jolie comme la Patti, avec la simplicité séduisante de la miss américaine et la grâce de la parisienne est Je type même de la jeune fille accomplie. La robe de la mariée est une œuvre d’art dont les reporters ont déjà donné une description extraordinaire. Mais les journaux exagèrent tout et ce qui est très charmant chez ces supra millionnaires qui partagent volontiers leur fortune avec les pauvres, c’est précisément l’affa
bilité dans la richesse et, encore une fois, la simplicité la plus cordiale dans le luxe le plus artistique et le plus choisi.
Un tel mariage sera un des grands événements mondains de Paris. Il intéresse aussi toute la colonie étran
gère et voilà une belle cérémonie exotique à décrire pour les Dangeau de la société actuelle.
Car Paris a, de plus en plus, des colonies étrangères diverses, et c’est tant mieux pour lui, ce qu’il y a de pire pour un peuple étant de s’entourer d’une muraille, comme la Chine.
Tous les peuples ont leurs qualités, qu’il faut savoir remarquer et étudier et si j’avais à faire ressortir la vertu de chaque nation, je dirais volontiers que la France c’est l’Art, l’Angleterre le Commerce, l’Alle
magne, malheureusement,la Guerre, l’Italie la Politique et l’Amérique, ce qu’il y a de plus noble au monde, le Travail.
Le Figaro conviait, l’autre soir, ses amis, à venir assister au début des Viennoises et dans le hall du journal parisien on pouvait saluer, à deux minutes de distance, M. Pau! de Cassagnac et M. Henri Rochefort.
Voilà de l éclectisme ou je ne m’y connais pas ; mais je trouve excellent que les gens d esprit se ren
Contempler ton azur, ô Méditerranée !
On aura beau chercher, pour remplacer Paris, fut-ce en temps de boue, un coin de terre plus agréable et plus séduisant que Paris, on ne le trouvera pas. Donc, cravates blanches pour les hommes et toilettes de bal pour les femmes, c’est le mot d’ordre. Le coup de feu
est commencé pour le Paris mondain —- dont le thermomètre centigrade peut être figuré ainsi, quand il s’agit de plaisirs :
6o - Le Grand Prix de Paris. 500 — Le Concours hippique.
40° — Chaleur humaine. — Le Vernissage.
30° - Bains ordinaires : Une grande première.
2o° — Chambre de malades : Une petite première. io° — Tempéré : L’Exposition des aquarellistes, o — Glace : Le Cercle des Patineurs.
iou (au-dessous de o). — Rivières gelées : Le jour de l’an, les Etrennes.
2o — La politique et les discussions sur la guerre de Chine.
Nous en sommes donc à to degrés. Tempéré. Exposition des aquarellistes, mais l’alcool va monter, monter, monter toujours, jusqu’au degré suprême qui mar
que la fin de la saison, et après lequel Paris fera : Ouf!
Nous avons encore, Dieu merci, avant d en arriver là, plus d’une première importante et plus d’une soirée attrayante !
Mais on meurt, en attendant. Deux types ori
ginaux de fins collectionneurs sont morts à la fois, l’un à Paris, l’autre à Versailles, sans compter le savant M. Dupuy de Lômc. Quelques amis accompagnaient
lundi, à l’église Notre-Dame de Versailles, le cercueil de Charles Vatel, un charmant homme, très érudit, très généreux dans son érudition, qu’il mettait volon
tiers au service des autres, et, à Paris, on a enterré presque en même temps M. de Liesville, conservateur du Musée de la Ville de Paris. L’un et l’autre affectionnaient surtout, comme fureteurs, la Révolution fran
çaise ! M. de Liesville conservait l’hôtel Carnavalet, M. Vatel conservait le Jeu de Paume. Il semble que la mort ait voulu les choisir en même temps pour leur permettre de parler ensemble de leurs collections en ce pays inconnu où chacun continue peut-être à che
vaucher son dada. M. Vatel avait cela d’original qu’il était absolument amoureux de Charlotte Corday. Il possédait le lit où Mlle de Corday avait dormi, à Caen,
et il y couchait. Il avait retrouvé le couteau dont elle s’était servi pour tuer Marat, et il l’eût volontiers placé dans une niche II savait la couleur de la robe que portait Charlotte allant chez l’ami du peuple. Il eût dit à un gantier la pointure des mitaines ou des gants de Mlle de Corday. Il l’a aimée, cette Charlotte, comme Victor Cousin a pu adorer Mlle de Longue
ville, et le bon et charmant homme a nourri là, du moins, et jusqu’à la fin de sa vie, une passion qui ne l’a point trompé.
Tous ceux qui ont connu l’excellent Charles Vatel lui donneront un souvenir profond et un regret attendri. Peut-être a-t-il retrouve Mlle de Corday, là-bas. Alors quels madrigaux! Et quelle joie!
Et il paraît qu’il est de mode, dans une faible partie du quartier latin, d’aller interrompre le cours de philosophie de M. Caro et de crier : « Vive About! » lorsque le professeur explique la Théorie de l’inconscient de ce pessimiste allemand qui a nom Hartmann.
Si les cris de « Vive About!» pouvaient faire revivre le pauvre mort, on comprendrait jusqu’à un certain point ces tapages. Mais les criailleries n’ont jamais
rien prouvé et jamais évoqué personne. Sainte-Beuve, en pareil cas, avec ses fureurs rouges, armait un pis
tolet pour tirer sur les étudiants s’ils se mêlaient de l interrompre quand il leur parlerait de Virgile. Ces étudiants qui devaient, plus tard, suivre en masse son convoi! M. Caro est plus digne et plus net. Il ne
charge pas de pistolet, il n’élève même pas la voix, il continue très dignement et très sagement à discourir et à enseigner. Attitude excellente et conduite louable.
C’est une leçon de plus, une leçon de respect, que le professeur donne à la jeunesse.
Et qu’est-ce que cette poignée de jeunes gens qui, au nom de la liberté de pensée, vont essayer — vaine
ment, du reste, — d’entraver la liberté d’enseigner et la liberté de parler?
Je m’imagine que plus d’un d’entre ces interrupteurs pourraient, comme le Lagingeole de Léon Gozlan — Lagingeole, sculpteur qui ne sculpte pas — pourrait écrire sur sa carte :
CAPESCAP ou CAPESCURE Etudiant qui n’étudie pas.
Perdican.


COURRIER DE PARIS


Nous allons avoir, du reste, en fait de soirées mondaines, des surprises agréables. On parle déjà d’un bal chez Mme Ellissen et de deux réceptions tout à fait choisies chez Mme de Pourtalès. Paris ne peut pas se laisser dépasser par Nice dont l’annonce du Carnaval remplit déjà,par avance, les colonnes des jour
naux. La saison y est actuellement dans tout son éclat,
et les réceptions, les dîners, les bals, les matinées ainsi que les représentations de gala, s’y succèdent sans discontinuer. Le grand bal de bienfaisance donné lundi dernier au cercle de la Méditerranée a eu un succès sans précédent, grâce au concours de la colo
nie étrangère et au zèle charitable des dames patronesses.
Malgré tout, on a beau dire que Nice est le Paris d’hiver, ce n’est pas tout à fait vrai et Paris reste Paris, en hiver comme en été. Victorien Sardou est fou de Nice mais, tandis qu’il hume le soleil, là-bas, à la villa Graziella, il est bien heureux que Paris soit encore peuplé de Parisiens qui vont au théâtre et ne se contentent point de