nos officiers généraux sont inconnus de la grande masse du public. Populariser leurs noms par le récit de leurs faits d’armes, de leur vie, toute de labeur, d’abnégation et de bravoure, n’est-ce pas le meilleur moyen de rassurer le pays et d’inspirer au soldat la foi qui, seule, peut le rendre invincible? Telle est aussi la pensée qui a présidé à la publication de M. Roger de Beauvoir.
« Le tempérament nerveux et mobile de notre nation, « — dit-il dans son avant propos, — fait d’exaltation, de « généreux enthousiasmes, d’élans chevaleresques dans le « succès, a des découragements profonds dans les revers...
« Nous avons pensé qu’on ne pouvait mieux faire pour « raffermir les caractères et relever les courages, que de « montrer à nos jeunes générations cette pléiade de braves
« soldats qui ont voué leur vie à la patrie, laissé de leur « sang sur tous les champs de bataille, et, pendant la paix, « consacré leurs veilles àl’étude du grand art de la guerre. »


Pour rendre son travail aussi complet et aussi intéressant que possible, M. de Beauvoir n’a reculé devant


aucune recherche, contrôlant dates et faits aux sources les plus autorisées, mais relevant sans cesse de détails pi
quants et de particularités inédites ce que l’énumération des états de service eût pu offrir d’aride ou de monotone.
Comprises et traitées de la sorte, ces études deviennent attachantes, non seulement pour les soldats de tout rang et les citoyens que préoccupent à bon droit l’honneur et les destinées de la France, mais encore pour cette classe de lecteurs frivoles qui demandent surtout à un ouvrage de les captiver.
Celui-ci n’a rien de la sécheresse banale qui fait le fond des articles de dictionnaires; c’est une œuvre d’un caractère vraiment original et nouveau, dont la rigoureuse exactitude n’exclut ni la variété, ni le jcharme, et qui, venant fort à propos combler une lacune regrettable, s’impose à l’attenion, voire à la simple curiosité, par son objet autant que par son mérite. Chacune des notices présente, en même temps qu’un portrait à la plume savamment fouillé, une page vivante et imagée de notre histoire contemporaine.
Et ce n’est pas uniquement aux ressources de la littérature que M.de Beauvoir a emprunté les images qui rehaus
sent l’éclat de son volume : deux artistes de talent, MM. de Haenen et Emile Perboyre, lui ont prêté le précieux con
cours de leur crayon, pour orner chaque chapitre de scènes et de types fournis par l’arme dans laquelle se déroula la carrière de l’officier. Les dessins que nous reproduisons dans ce uuméro donneront une idée de la souplesse,de l’élégance et de la verve qui ont présidé à cette illustration.
Préparé avec un soin de bénédictin, écrit avec une grande conscience et sans aucune passion, sous l’empire exclusif d’un profond sentiment de patriotisme, tiré avec un luxe typographique qui fait honneur à la maison Berger- Levrault,le livre deM. Henry Roger de Beauvoir constitue, en quelque sorte, un monument national. Point n’est besoin de lui prédire un rapide succès, qui dépassera sûrement nos frontières car, partout en Europe, comme en France, on tient à savoir ce que sont nos généraux et ce qu’il est permis d’en attendre.
Paul Castex


LA GRANDE MARNIÈRE




(Suite)




IV


Ce n’avait pas été sans une émotion profonde que Pascal avait revu la Neuville
et était rentré dans la maison de son père. Parti étant presque un enfant, il revenait un homme. Dans les longues méditations de sa vie solitaire à l’étranger, il avait
beaucoup discuté avec lui-même les causes qui avaient amené son départ, et pas une fois il ne s’était senti troublé par un regret. Il avait fait ce qu’il devait faire. Conduit par les circonstances à juger son père, il s’était enfui comme pour se punir de son manque de respect, et s’était jeté à corps perdu dans le travail.
Peu à peu il avait senti en lui un grand apaisement. L’éloignement avait étendu des voiles propices entre son souvenir et la terrible figure de Carvajan. Il en vint à ne la plus voir qu’effacée et adoucie. Il voulut croire qu’avec le temps, la situation s’était modifiée, et qu’il ne retrouverait pas son père tel qu’il l’avait quitté.
Pendant ses années d’absence, seul dans l’immensité peuplée, et pour lui cependant déserte, des pays étrangers, il s’était désespérément attaché à la patrie lointaine, à la famille délaissée. Il avait écrit à son père régulièrement, pour le tenir au courant de ses entreprises, de ses travaux, de ses espérances. Carvajan lui avait envoyé, avec une exactitude de commer
çant, des réponses courtes, substantielles et froides, véritables lettres d’affaires, se terminant à peine par une phrase tendre. Des conseils, toujours hardis et pratiques, donnés avec un instinct merveilleux des situa


tions, mais jamais un mot qui fût une allusion au passé, ou une ouverture pour l’avenir. Jamais dans un mo


ment d’isolement et de tristesse, il n’avait fait entendre à son fils le cri d’appel de la vieillesse qui cherche un appui : Reviens! La ténacité rude et orgueilleuse de Carvajan se retrouvait tout entière dans sa manière
d’être avec Pascal. Celui-ci avait voulu partir, s’était soustrait à l’autorité paternelle, il devait et pouvait user sans limite de sa liberté.
Cependant le jour où, las de courir le monde, ayant terminé les travaux engagés, le jeune homme s’était décidé à annoncer son retour, il avait reçu de son père un billet bref, mais dans lequel éclatait une satisfaction inattendue. Pascal en éprouva une vive émotion. Il n’était point blasé sur ces manifestations de l’affection paternelle. Il la sentait vibrer ouvertement, sans dé


tours, sans fausse honte. Le vieillard était heureux


de revoir son fils. Et un pâle éclair de joie réchauffait son coeur sec et glacé.
Pascal partit avec un double ravissement, à la pensée de rentrer au pays et d’y trouver son père plus acces
sible et plus doux. A lui, habitué à parcourir les grands espaces, à voyager lentement dans des pays sauvages, la traversée rapide d’Amérique en France parut lon
gue, le trajet en chemin de fer sembla interminable. Il fut pris d’une sorte de fièvre d’impatience. Il se donna à peine le temps de rendre des comptes à ses adminis
trateurs de Paris, il ne fit que passer au ministère, et, le soir même, il arrivait à la Neuville.
Le cœur lui battait fort en descendant de wagon; il suivit le quai de débarquement, en proie à un trouble qu’il ne pouvait surmonter. Ses yeux, obscur
cis par des larmes qu’il ne retenait pas, découvrirent devant la gare un petit homme qui attendait, seul, droit et raide. Un double cri se fit entendre.


— Pascal !


— Mon père !
Et, poussés par une force invincible, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Le maire de la Neuville se remit promptement de son émotion, donna des ordres brefs aux facteurs du chemin de fer, pour qu’on apportât les bagages à la rue du Marché, et prenant son fils par-dessous le bras, il l’emmena à travers la ville, répondant distraitement aux saluts, hâtant le pas pour distancer les importuns, et ne tarissant pas de questions sur les affaires conduites par Pascal, insistant sur les résultats et glissant sur les moyens.
Ils dînèrent tous deux et passèrent la soirée en tête à tête. Il regardait le jeune homme, l’écoutait parler avec une surprise joyeuse, et sa voix grave lui faisait
vibrer quelque chose dans la poitrine. Il l’admirait, il le trouvait capable, brillant, supérieur. Quand Pascal lui avoua qu’il revenait avec six cent mille francs, part réalisée de ses bénéfices dans les entreprises menées à bien, le banquier poussa un cri de joie. Puis une ombre passa sur son front, sa parole se glaça, et son geste s’alourdit. Une réflexion venait de se faire jour dans son cerveau : Riche, mon fils peut se passer de moi. Je n’aurai aucune action sur lui.
Or Carvajan était essentiellement dominateur. Et pour qu’il s’intéressât à quelqu’un, il fallait qu’il l’eût en sa dépendance. Cependant, cette impression fâ
cheuse s’effaça. Pascal avait recommencé à parler, et sa voix pénétrante et profonde agissait de nouveau. Le banquier se dit:


— Quelle impression singulière produit-il sur moi? Il a dans la parole une puissance irrésistible ? Quand


on l’écoute, il est difficile de ne pas se laisser gagner à son opinion. Et moi-même... Allons! C’est le premier effet, et cela passera !
Pascal était las : il se retira de bonne heure. Son père le conduisit lui-même au premier étage, par les couloirs obscurs et l’escalier étroit de la petite mai
son, et s’arrêta devant une porte que Pascal reconnut pour celle de la chambre de sa mère.
Il demeura immobile, hésitant, repris par tous ses souvenirs. Carvajan ouvrit, et l’appartement, tel qu’il était autrefois, s’offrit aux regards du jeune homme. Tout était resté dans le même ordre, comme si, pen
dant tant d’années, personne n’eût pénétré dans cette pièce rendue sacrée par la mort. Les menus objets familiers étaient rangés sur la table et semblaient attendre. Le métier à tapisserie, couvert d’une toile grise, se dressait au coin de la cheminée auprès du fauteuil préféré. La sensation que Pascal éprouva fut si vive qu’il se demanda s’il avait rêvé, si le temps passé au loin s’était vraiment écoulé et s’il n’allait pas entendre la voix de la morte. Dans l’ombre sonore de la vaste pièce, ce fut la voix de Carvajan qui parla, sèche et banale :
— Je t’ai mis ici... J’ai pensé que tu y serais mieux que dans ta chambre de garçon.
Mieux! Ainsi, c’était seulement du confort que Carvajan se préoccupait en ouvrant à ce fils la chambre de sa mère. Il n’avait pas prévu l’attendrissement qui
s’emparerait de Pascal. Il ne devinait pas que trois mots venus du cœur, à cette heure de trouble profond, lui auraient rendu pour toujours son enfant con


fiant et soumis. Ces mots, il ne les trouva pas, et,


serrant la main de son nouvel hôte, comme fait un compagnon de voyage au seuil banal d’une chambre d’auberge, il se retira.
De grand matin, Pascal fut sur pied. Mais son père l’avait devancé: il était sorti pour ses affaires. Le jeune homme en éprouva un secret soulagement. Livré à lui-même, il voulut visiter en détail la maison où s’était écoulée son enfance.
Il ouvrit la fenêtre et vit la rue étroite et noire, avec sa même fontaine coulant sur les dalles, les mêmes boutiques avec les mêmes gens au comptoir.
Le mouvement de la ville était resté tel qu’au moment de son départ. Dans l’éloignement, il entendait les modulations d’une flûte jouée par le conducteur des
chèvres qui traversaient le quartier à huit heures chaque matin.
Quand il était enfant, sa mère l’appelait pour voir passer les bêtes, et, pendant quinze jours, étant ma


lade, on lui avait fait boire de leur lait. Il entendait


maintenant le tintement de la clochette du bouc qui précédait le troupeau, portant sur son dos la boîte aux tasses. Au coin de la rue, soudain, il les vit s’a­
vancer. C’était toujours l’homme d’autrefois, et l’air de flûte n’avait pas varié. Les chèvres défilèrent fai
sant claquer leurs pieds fins sur le pavé, secouant leurs têtes barbues ; au tournant de la place, elles dis
parurent ; modulations et tintement se perdirent dans l’espace. Et le silence s’était fait, que Pascal écoutait encore, les yeux vagues, le cœur gonflé, comme s’il venait de voir s’éloigner sa jeunesse.
Lentement il descendit. Dans l’escalier, il se croisa avec la servante et, la regardant par hasard, il fut étonné de sa beauté. C’était une fille de vingt ans,
brune au teint blanc et aux yeux bleus, qui le salua d’un sourire. Elle était mise avec coquetterie et montait de l’eau dans un grand broc de cuivre.


NOTES ET IMPRESSIONS


A la longue, il en est d’une profession comme du mariage : on n’en sent plus les inconvénients. Balzac.
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Les grands hommes du passé ne sont que des instruments dans la main du présent. E. Legouvé.


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Selon l’àge, l’année, la saison et, quelquefois le même jour, selon les heures, nous préférons un livre à un autre, un style à un autre style. A. Bardoux.


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Toute grande douleur a toujours commencé par démoraliser l’homme qu’elle frappe. J. Barbey d’Aurevilly.
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Un banquet d’anciens élèves devient presqu’un conseil de révision où tous les convives se trouvent plus ou moins exemptés... delà vieillesse. Jules Claretie.
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Presque toutes les choses que nous souhaitons nous arrivent un jour. Pourquoi faut-il que ce soit précisément le jour où nous avons cessé de les souhaiter? X.


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C’est méconnaître la femme que de la vouloir sans fautes d orthographe. Jules Troubat.


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Les défaites se vengent, les pertes se réparent, les rui .es se relèvent, il n’y a qu’une décadence irrémédiable, c.lle de l’homme.
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Les philosophes ont moins de peine à expliquer toutes
les opinions qu’à en justifier une seule. G.-M. Valtour.