— Peut-être que vous cherchez votre père, monsieur Pascal ? dit-elle. Dès patron-minette, il est parti
noursa ferme de la Moncelle... Il ne rentrera que pour l’heure de midi... Si vous voulez faire un petit tour, vous avez le temps, et vous gagnerez de l’appétit...
— Merci, ma fille, c’est ce que je me propose, en effet...
— Alors, monsieur, à vous revoir...
Elle continua de monter, la hanche tendue par l’effort qu’elle faisait en portant son broc, et balançant sa jupe avec une grâce libertine. Cette jolie fille dans la maison déplut à Pascal. Il eût préféré une servante moins accorte chez le maire de la Neuville qui, tous les ans, couronnait des rosières.
Il sortit ; l’air était vif et les martinets poussaient des cris aigus en se poursuivant dans le ciel. Il gagna les hauteurs de Couvrechamps, se jeta dans les che
mins boisés, se perdit dans les champs aux moissons déjà mûres, respirant les senteurs puissantes de la terre natale, étourdi par le soleil, enivré par la brise parfumée, et conduit irrésistiblement par sa destinée sur le passage de cette belle amazone qui suivait, solitaire et rêveuse, le chemin creux de Clairefont.
Et lui, libre, insouciant la veille encore, n’ayant d’autre désir que d’oublier le passé et de s’accommo
der du présent, de vivre calme en fermant les yeux aux choses mauvaises, il se trouvait en un instant, dès le premier jour, jeté au milieu d’orages plus violents que tous ceux jusqu’ici affrontés. Une puissance in
connue s’emparait de lui, le subjuguait, le faisait sa chose. Et voilà qu’il se trouvait une seconde fois aux prises avec son père, et plus terriblement que jamais.
On le lui avait bien dit : il arrivait au milieu de la bataille. Clairefont contre Carvajan. Le duel, engagé
depuis trente ans, en était aux dernières passes, et il (allait que l’un des deux combattants tombât.
II connaissait maintenant complètement l’histoire de son père et du marquis. Fleury, en descendant de la Grande Marnière, lui avait tout conté. Il avait pu, à l’aide de ses propres souvenirs, combler les lacunes du récit. Et bien des détails qui avaient frappé obscurément son esprit d’enfant devenaient maintenant lu
mineux. Il voyait Carvajan et Clairefont aux prises, nouveaux Montaigu et Capulet, dans une guerre implacable.
Les moyens mis en œuvre étaient différents, comme l’époque, le pays et les mœurs. On était à la Neuville et non à Vérone ; en 1880, et non en 1300. Les armes n’étaient plus l’épée et la dague, mais le terrible ar
gent. On ne faisait point couler le sang qui éclabousse au grand jour, mais l’encre qui salit dans l’ombre. Ce n’était pas une hostilité franche, déclarée, active et bruyante, mais une lutte sourde, patiente et hypocrite, plus dangereuse que l’autre et plus acharnée.
Il se rendait un compte exact des forces en présence et les voyait disproportionnées. D’un côté, le marquis, pauvre homme à l’âme tendre et à l’esprit troublé, ne sachant ni calculer, ni prévoir, ballotté au hasard de ses utopies, sacrifiant le positif au chimé
rique, et de l’autre, Carvajan, ce cœur de pierre, ce cerveau froid et lucide, ne se décidant jamais qu’à coup sûr, et ne reculant plus une fois engagé. C’était le combat d’un nain et d’un géant. La victoire était décidée d’avance.
Et Pascal savait par quels moyens les confédérés se préparaient à l’obtenir. Il était au centre même de l’attaque, lui qui s’intéressait secrètement à la dé
fense. Il les voyait tous manœuvrer comme une bande de fourmis qui s’acharnent sur une bête morte et la
dépouillent de sa chair jusqu’à ce que les os soient nets et blancs.
Il savait ce qu’ils tenaient déjà. Tondeur avait acheté la scierie des bois de la Saucelle, cette fameuse scierie à vapeur qui avait tant fait baisser le prix des journées des bûcherons. Les journées n’étaient pas meilleures, mais le marchand de bois profitait de la situa
tion, et c’était le marquis que l’on continuait à maudire. Dumontier, le beau-frère de Carvajan, avait prêté cent vingt mille francs, avec hypothèque sur les admirables prairies que traverse la Thelle.
Fleury, l’âme damnée de Carvajan, le père Joseph de ce Richelieu, n’avait pas avancé de fonds, mais avait sa part faite pour les bons offices qu’il rendait continuellement, comme greffier de la justice de paix, faisant fonction de commissaire-priseur dans les ventes
auxquelles aboutissaient presque toutes les affaires d’argent entreprises par le banquier.
Pourtois convoitait l’entourage de son auberge et aspirait à voir les travaux reprendre à la Marnière ; car depuis que les fours à chaux étaient éteints et que les ouvriers avaient été congédiés, il ne faisait plus de recettes, et les tables de sa salle étaient vides.
Quant à Carvajan, il lui fallait la terre, l’argent, l’honneur et le bonheur d’Honoré de Clairefont. Les désastres les plus effroyables lui paraissaient à peine suffisants. Il voulait voir, abattu à ses pieds, cet homme, qui l’avait humilié, et marcher sur lui.
A cette exquise jouissance morale, il ne lui déplai sait pas d’ajouter, car il était toujours pratique, même dans la vengeance, la satisfaction matérielle de réali
ser une spéculation admirable. Possesseur du domaine de Clairefont, il était maître du pays, dominait l’opi
nion, entrait au Conseil général, se faisait nommer député, et exploitant la Grande Marnière avec les dé
veloppements qu’il saurait donner à l’affaire, il créait une puissance industrielle qui devait assurer à son fondateur un avenir sans bornes.
Pascal savait à quoi s’en tenir sur l’ambition de son père. Le garçon de magasin avait un orgueil silencieux et sauvage qui lui faisait juger toutes les gran
deurs réservées à sa haute capacité. Les obstacles ne le gênaient point : il les tournait ou les renversait. Il était de ces hommes qui, partis de rien, arrivent à tout, et ne s’arrêtent jamais faute de moyens. Il osait, et quand il avait échoué une fois, recommençait jusqu’à ce qu’il eût réussi.
Depuis que Pa. cal était revenu, le maire de la Neuville se montrait agité. Il avait modifié ses habitudes, s’arrêtait pour parler aux gens dans la rue, et ne ta
rissait pas sur la joie qu’il éprouvait de posséder son fils. La maison de la rue du Marché prit un autre aspect. Les fenêtres, ordinairement closes, s’ouvrirent, et le logis perdit son air de mystère et de défiance. On put en passant jeter un regard sur l’intérieur. Bien plus, Carvajan se mit sur le pied de recevoir, le soir. Vint qui voulut. Il y eut du thé et des petits gâteaux.
Je ne veux pas que mon garçon s’ennuie chez moi, dit-il à ceux qui firent paraître un peu de sur
prise. Il est jeune, il a besoin de distraction. Pour un vieux loup comme moi, la maison est assez agréable ; mais, pour lui, elle a besoin d’être égayée : je veux qu’il y vienne des dames... Eh ! eh! Pascal a trente ans : il faut qu’il songe au mariage...
Cette idée de marier son fils s’était emparée de lui subitement. Il en parlait volontiers. Et il s’occupait de la mettre à exécution.
Il avait fait des grâces inusitées aux Leglorieux, les riches meuniers du Capendu. Mme et Mlle Leglorieux, invitées à dîner chez le maire de la Neuville, étaient devenues rouges de plaisir. Elles avaient pris le train pour Rouen et s’étaient enfermées pendant deux heures avec Mlle Siméon, la couturière de la rue Beauvoisine, la première faiseuse de la ville.
La « demoiselle » de Mme Leglorieux était une grande et belle personne de vingt ans, type accompli de race normande, blanche de peau, ayant des cheveux magnifiques, de grands pieds et de fortes mains. Elle était fille unique, et Fleury, qui connaissait à peu de choses près toutes les fortunes du pays, disait : — Elle aura un fameux sac.
Mme Leglorieux, frémissante d’espérance, avait ouvert du premier coup son cœur à son héritière :
— Ma chère, ce doit être un mariage qui se prépare... C’est la première fois que M. Carvajan invite des dames chez lui... Jamais il n’a reçu que des mes
sieurs. .. Oh ! Félicie, y penses-tu !... lia des millions,
cet homme-là... Et son fils est si bien!... On dit que comme avocat il a un talent immense... bien plus que M° Bonnet... S’il voulait se fixer à Rouen, .il serait capable de devenir bâtonnier... Et tu dînerais à la Préfecture !
Mlle Félicie ne répondait pas, mais ses yeux devenaient humides, et, sur chaque joue, elle avait un rond rouge.
Cependant Pascal, aussitôt que son père lui laissait un instant de liberté, se dirigeait du côté de Claire
font. Il put aller rôder ainsi deux fois, vers le soir, sur le plateau, du côté du chemin où il avait rencontré Antoinette.
Il se mettait en embuscade derrière les haies, assis
dans le trèfle en fleurs, chaud des derniers rayons du soleil, et il attendait. Mais la charmante fille s’était faite invisible.
Il s’enhardit jusqu’à s’avancer auprès de la grille. Le grand lévrier d’Écosse, couché paresseusement sur la terre d’un massif, dans laquelle il avait creusé un
trou pour trouver un peu de fraîcheur, se leva, tendit de son côté son museau effilé et poussa quelques aboiements agacés. Le jeune homme se cacha le long du mur du parc, craignant d’être vu, et, dans le si
lence, il entendit la voix harmonieuse d’Antoinette qui disait :
— Tais-toi, Fox. C’est quelque mendiant... Vas-tu maintenant montrer les dents aux pauvres gens?
Et la voix rude de la tante de Saint-Maurice ajouta : — Un de ces jours alors, il nous les montrera à nous-mêmes.
Ces mots tombèrent lourdement sur le cœur de Pascal. Plus que la distance, plus que le mur de pierre, ils le séparaient de Mlle de Clairefont. La ruine, n’était-ce pas Carvajan qui la consommait?
Il s’éloigna lentement. Le soir venait, une brume légère descendait sur le bois, et, au travers des futaies de Clairefont, le soleil se couchait, jetant des lueurs sanglantes. Il suivit le bord de la lande où il avait vu Rose battre son linge en chantant, il aperçut le trou
peau de moutons du Roussot qui broutait les pousses maigres, sous la conduite du chien noir.
Le berger était couché sur sa limousine, auprès de son parc ouvert pour la nuit, et, mélancoliquement, soufflait dans une tige de sureau creusé. Il tirait de cette flûte primitive un son aigu et plaintif qui se per
dait dans l’air comme le cri gémissant d’un oiseau blessé.
Pascal fut découvert par l’idiot qui, se levant d’un bond, poussa deux cris stridents auxquels son chien obéit en courant sur le flanc du troupeau dispersé. Prenant son fouet, le Roussot se mit à sauter dans la bruyère avec des gestes furieux, comme si, en appro
chant de ses bêtes, le passant eût commis un grave méfait. Et pendant longtemps Pascal entendit sur la colline le claquement sonore du fouet alternant avec les cris du berger.
Il rentra triste jusqu’au fond de l’âme.
Il n’y avait que huit jours qu’il était de retour à la Neuville. Carvajan, tout de suite, remarqua le chan
gement qui se produisait dans l’humeur de son fils. Il l’observa d’abord silencieusement, puis il lui dit :
— Qu’est-ce que tu as? Est-ce que quelque chose ou quelqu’un te déplaît ici ? On le changera, mon cher. Je veux que tu sois satisfait...
Pascal regarda son père. Il le jugea sincère. Il se dit : — En vieillissant il s’est humanisé. Qui sait s’il ne ferait pas vraiment beaucoup pour me plaire?
Il eut la pensée de profiter des bonnes dispositions où il le voyait, et de tout lui avouer. Il était temps encore peut-être de détourner le coup suspendu sur Clairefont. Si la rentrée de l’enfant, pendant si long
temps errant à travers le monde, pouvait être le signal
d’une pacification heureuse? Oh! de quelle tendresse il paierait son père, si, par condescendance pour lui, il consentait à épargner ses ennemis vaincus! Il se figurait Antoinette débarrassée de ses s cucis, libre de sourire. Et ce serait à lui que la jeune fille devrait la sécurité de la vie pour son père, et le calme du cœur pour elle. Un grand attendrissement s’empara de Pascal. Sans retard, il voulut tenter l’épreuve.
— Mon père, depuis que je suis rentré chez vous, dit-il, j’admire comme tout a changé. Je vous ai re
trouvé le premier delà ville... Vous avez vraiment une grande situation, et je comprends qu’elle n’est pas encore ce qu’elle peut être...
Carvajan baissa la tête en signe d’affirmation. Un rire muet passa sur son visage basané.
— Je vois cependant un point noir à l’horizon, c’est l’état d’hostilité dans lequel vous vivez avec la famille de Clairefont... Croyez-vous qu’il soit digne de vous de prolonger une lutte qui jette du trouble dans le pays, car, vraiment, tous ceux qui ne sont pas pour vous sont pour eux... Et c’est une véritable discorde que vous entretenez...
Le banquier baissa le nez, comme lorsqu’il ne voulait pas s’expliquer et, avec une sourde ironie :
— Je ne l’entretiendrai pas longtemps, mainte
nant...
noursa ferme de la Moncelle... Il ne rentrera que pour l’heure de midi... Si vous voulez faire un petit tour, vous avez le temps, et vous gagnerez de l’appétit...
— Merci, ma fille, c’est ce que je me propose, en effet...
— Alors, monsieur, à vous revoir...
Elle continua de monter, la hanche tendue par l’effort qu’elle faisait en portant son broc, et balançant sa jupe avec une grâce libertine. Cette jolie fille dans la maison déplut à Pascal. Il eût préféré une servante moins accorte chez le maire de la Neuville qui, tous les ans, couronnait des rosières.
Il sortit ; l’air était vif et les martinets poussaient des cris aigus en se poursuivant dans le ciel. Il gagna les hauteurs de Couvrechamps, se jeta dans les che
mins boisés, se perdit dans les champs aux moissons déjà mûres, respirant les senteurs puissantes de la terre natale, étourdi par le soleil, enivré par la brise parfumée, et conduit irrésistiblement par sa destinée sur le passage de cette belle amazone qui suivait, solitaire et rêveuse, le chemin creux de Clairefont.
Et lui, libre, insouciant la veille encore, n’ayant d’autre désir que d’oublier le passé et de s’accommo
der du présent, de vivre calme en fermant les yeux aux choses mauvaises, il se trouvait en un instant, dès le premier jour, jeté au milieu d’orages plus violents que tous ceux jusqu’ici affrontés. Une puissance in
connue s’emparait de lui, le subjuguait, le faisait sa chose. Et voilà qu’il se trouvait une seconde fois aux prises avec son père, et plus terriblement que jamais.
On le lui avait bien dit : il arrivait au milieu de la bataille. Clairefont contre Carvajan. Le duel, engagé
depuis trente ans, en était aux dernières passes, et il (allait que l’un des deux combattants tombât.
II connaissait maintenant complètement l’histoire de son père et du marquis. Fleury, en descendant de la Grande Marnière, lui avait tout conté. Il avait pu, à l’aide de ses propres souvenirs, combler les lacunes du récit. Et bien des détails qui avaient frappé obscurément son esprit d’enfant devenaient maintenant lu
mineux. Il voyait Carvajan et Clairefont aux prises, nouveaux Montaigu et Capulet, dans une guerre implacable.
Les moyens mis en œuvre étaient différents, comme l’époque, le pays et les mœurs. On était à la Neuville et non à Vérone ; en 1880, et non en 1300. Les armes n’étaient plus l’épée et la dague, mais le terrible ar
gent. On ne faisait point couler le sang qui éclabousse au grand jour, mais l’encre qui salit dans l’ombre. Ce n’était pas une hostilité franche, déclarée, active et bruyante, mais une lutte sourde, patiente et hypocrite, plus dangereuse que l’autre et plus acharnée.
Il se rendait un compte exact des forces en présence et les voyait disproportionnées. D’un côté, le marquis, pauvre homme à l’âme tendre et à l’esprit troublé, ne sachant ni calculer, ni prévoir, ballotté au hasard de ses utopies, sacrifiant le positif au chimé
rique, et de l’autre, Carvajan, ce cœur de pierre, ce cerveau froid et lucide, ne se décidant jamais qu’à coup sûr, et ne reculant plus une fois engagé. C’était le combat d’un nain et d’un géant. La victoire était décidée d’avance.
Et Pascal savait par quels moyens les confédérés se préparaient à l’obtenir. Il était au centre même de l’attaque, lui qui s’intéressait secrètement à la dé
fense. Il les voyait tous manœuvrer comme une bande de fourmis qui s’acharnent sur une bête morte et la
dépouillent de sa chair jusqu’à ce que les os soient nets et blancs.
Il savait ce qu’ils tenaient déjà. Tondeur avait acheté la scierie des bois de la Saucelle, cette fameuse scierie à vapeur qui avait tant fait baisser le prix des journées des bûcherons. Les journées n’étaient pas meilleures, mais le marchand de bois profitait de la situa
tion, et c’était le marquis que l’on continuait à maudire. Dumontier, le beau-frère de Carvajan, avait prêté cent vingt mille francs, avec hypothèque sur les admirables prairies que traverse la Thelle.
Fleury, l’âme damnée de Carvajan, le père Joseph de ce Richelieu, n’avait pas avancé de fonds, mais avait sa part faite pour les bons offices qu’il rendait continuellement, comme greffier de la justice de paix, faisant fonction de commissaire-priseur dans les ventes
auxquelles aboutissaient presque toutes les affaires d’argent entreprises par le banquier.
Pourtois convoitait l’entourage de son auberge et aspirait à voir les travaux reprendre à la Marnière ; car depuis que les fours à chaux étaient éteints et que les ouvriers avaient été congédiés, il ne faisait plus de recettes, et les tables de sa salle étaient vides.
Quant à Carvajan, il lui fallait la terre, l’argent, l’honneur et le bonheur d’Honoré de Clairefont. Les désastres les plus effroyables lui paraissaient à peine suffisants. Il voulait voir, abattu à ses pieds, cet homme, qui l’avait humilié, et marcher sur lui.
A cette exquise jouissance morale, il ne lui déplai sait pas d’ajouter, car il était toujours pratique, même dans la vengeance, la satisfaction matérielle de réali
ser une spéculation admirable. Possesseur du domaine de Clairefont, il était maître du pays, dominait l’opi
nion, entrait au Conseil général, se faisait nommer député, et exploitant la Grande Marnière avec les dé
veloppements qu’il saurait donner à l’affaire, il créait une puissance industrielle qui devait assurer à son fondateur un avenir sans bornes.
Pascal savait à quoi s’en tenir sur l’ambition de son père. Le garçon de magasin avait un orgueil silencieux et sauvage qui lui faisait juger toutes les gran
deurs réservées à sa haute capacité. Les obstacles ne le gênaient point : il les tournait ou les renversait. Il était de ces hommes qui, partis de rien, arrivent à tout, et ne s’arrêtent jamais faute de moyens. Il osait, et quand il avait échoué une fois, recommençait jusqu’à ce qu’il eût réussi.
Depuis que Pa. cal était revenu, le maire de la Neuville se montrait agité. Il avait modifié ses habitudes, s’arrêtait pour parler aux gens dans la rue, et ne ta
rissait pas sur la joie qu’il éprouvait de posséder son fils. La maison de la rue du Marché prit un autre aspect. Les fenêtres, ordinairement closes, s’ouvrirent, et le logis perdit son air de mystère et de défiance. On put en passant jeter un regard sur l’intérieur. Bien plus, Carvajan se mit sur le pied de recevoir, le soir. Vint qui voulut. Il y eut du thé et des petits gâteaux.
Je ne veux pas que mon garçon s’ennuie chez moi, dit-il à ceux qui firent paraître un peu de sur
prise. Il est jeune, il a besoin de distraction. Pour un vieux loup comme moi, la maison est assez agréable ; mais, pour lui, elle a besoin d’être égayée : je veux qu’il y vienne des dames... Eh ! eh! Pascal a trente ans : il faut qu’il songe au mariage...
Cette idée de marier son fils s’était emparée de lui subitement. Il en parlait volontiers. Et il s’occupait de la mettre à exécution.
Il avait fait des grâces inusitées aux Leglorieux, les riches meuniers du Capendu. Mme et Mlle Leglorieux, invitées à dîner chez le maire de la Neuville, étaient devenues rouges de plaisir. Elles avaient pris le train pour Rouen et s’étaient enfermées pendant deux heures avec Mlle Siméon, la couturière de la rue Beauvoisine, la première faiseuse de la ville.
La « demoiselle » de Mme Leglorieux était une grande et belle personne de vingt ans, type accompli de race normande, blanche de peau, ayant des cheveux magnifiques, de grands pieds et de fortes mains. Elle était fille unique, et Fleury, qui connaissait à peu de choses près toutes les fortunes du pays, disait : — Elle aura un fameux sac.
Mme Leglorieux, frémissante d’espérance, avait ouvert du premier coup son cœur à son héritière :
— Ma chère, ce doit être un mariage qui se prépare... C’est la première fois que M. Carvajan invite des dames chez lui... Jamais il n’a reçu que des mes
sieurs. .. Oh ! Félicie, y penses-tu !... lia des millions,
cet homme-là... Et son fils est si bien!... On dit que comme avocat il a un talent immense... bien plus que M° Bonnet... S’il voulait se fixer à Rouen, .il serait capable de devenir bâtonnier... Et tu dînerais à la Préfecture !
Mlle Félicie ne répondait pas, mais ses yeux devenaient humides, et, sur chaque joue, elle avait un rond rouge.
Cependant Pascal, aussitôt que son père lui laissait un instant de liberté, se dirigeait du côté de Claire
font. Il put aller rôder ainsi deux fois, vers le soir, sur le plateau, du côté du chemin où il avait rencontré Antoinette.
Il se mettait en embuscade derrière les haies, assis
dans le trèfle en fleurs, chaud des derniers rayons du soleil, et il attendait. Mais la charmante fille s’était faite invisible.
Il s’enhardit jusqu’à s’avancer auprès de la grille. Le grand lévrier d’Écosse, couché paresseusement sur la terre d’un massif, dans laquelle il avait creusé un
trou pour trouver un peu de fraîcheur, se leva, tendit de son côté son museau effilé et poussa quelques aboiements agacés. Le jeune homme se cacha le long du mur du parc, craignant d’être vu, et, dans le si
lence, il entendit la voix harmonieuse d’Antoinette qui disait :
— Tais-toi, Fox. C’est quelque mendiant... Vas-tu maintenant montrer les dents aux pauvres gens?
Et la voix rude de la tante de Saint-Maurice ajouta : — Un de ces jours alors, il nous les montrera à nous-mêmes.
Ces mots tombèrent lourdement sur le cœur de Pascal. Plus que la distance, plus que le mur de pierre, ils le séparaient de Mlle de Clairefont. La ruine, n’était-ce pas Carvajan qui la consommait?
Il s’éloigna lentement. Le soir venait, une brume légère descendait sur le bois, et, au travers des futaies de Clairefont, le soleil se couchait, jetant des lueurs sanglantes. Il suivit le bord de la lande où il avait vu Rose battre son linge en chantant, il aperçut le trou
peau de moutons du Roussot qui broutait les pousses maigres, sous la conduite du chien noir.
Le berger était couché sur sa limousine, auprès de son parc ouvert pour la nuit, et, mélancoliquement, soufflait dans une tige de sureau creusé. Il tirait de cette flûte primitive un son aigu et plaintif qui se per
dait dans l’air comme le cri gémissant d’un oiseau blessé.
Pascal fut découvert par l’idiot qui, se levant d’un bond, poussa deux cris stridents auxquels son chien obéit en courant sur le flanc du troupeau dispersé. Prenant son fouet, le Roussot se mit à sauter dans la bruyère avec des gestes furieux, comme si, en appro
chant de ses bêtes, le passant eût commis un grave méfait. Et pendant longtemps Pascal entendit sur la colline le claquement sonore du fouet alternant avec les cris du berger.
Il rentra triste jusqu’au fond de l’âme.
Il n’y avait que huit jours qu’il était de retour à la Neuville. Carvajan, tout de suite, remarqua le chan
gement qui se produisait dans l’humeur de son fils. Il l’observa d’abord silencieusement, puis il lui dit :
— Qu’est-ce que tu as? Est-ce que quelque chose ou quelqu’un te déplaît ici ? On le changera, mon cher. Je veux que tu sois satisfait...
Pascal regarda son père. Il le jugea sincère. Il se dit : — En vieillissant il s’est humanisé. Qui sait s’il ne ferait pas vraiment beaucoup pour me plaire?
Il eut la pensée de profiter des bonnes dispositions où il le voyait, et de tout lui avouer. Il était temps encore peut-être de détourner le coup suspendu sur Clairefont. Si la rentrée de l’enfant, pendant si long
temps errant à travers le monde, pouvait être le signal
d’une pacification heureuse? Oh! de quelle tendresse il paierait son père, si, par condescendance pour lui, il consentait à épargner ses ennemis vaincus! Il se figurait Antoinette débarrassée de ses s cucis, libre de sourire. Et ce serait à lui que la jeune fille devrait la sécurité de la vie pour son père, et le calme du cœur pour elle. Un grand attendrissement s’empara de Pascal. Sans retard, il voulut tenter l’épreuve.
— Mon père, depuis que je suis rentré chez vous, dit-il, j’admire comme tout a changé. Je vous ai re
trouvé le premier delà ville... Vous avez vraiment une grande situation, et je comprends qu’elle n’est pas encore ce qu’elle peut être...
Carvajan baissa la tête en signe d’affirmation. Un rire muet passa sur son visage basané.
— Je vois cependant un point noir à l’horizon, c’est l’état d’hostilité dans lequel vous vivez avec la famille de Clairefont... Croyez-vous qu’il soit digne de vous de prolonger une lutte qui jette du trouble dans le pays, car, vraiment, tous ceux qui ne sont pas pour vous sont pour eux... Et c’est une véritable discorde que vous entretenez...
Le banquier baissa le nez, comme lorsqu’il ne voulait pas s’expliquer et, avec une sourde ironie :
— Je ne l’entretiendrai pas longtemps, mainte
nant...