Eh ! bien , qu’en dites-vous ? Que d’événements ! On en perd la tête.
Gordon ! Où est Gordon ? Il est mort ! Il n’est pas mort ! Et Olivier Pain ? Qui se serait jamais douté qu’Olivier Pain deviendrait ministre des affaires étrangères du Mahdi ?
A tout prendre, le Mahdi ne peut guère avoir que des affaires étrangères et Olivier Pain doit y être assez étranger. Mais il est brave, Olivier Pain, il aime à se battre. Il se bat et il se bat bien. Quelle surprenante aventure !
A l’heure où j’écris, on ne sait pas au juste le fin mot du drame de Khartoum. On croit Gordon perdu. II sera peut-être sauvé quand ce Courrier sera im
primé : il n’y a rien de définitif dans les affaires de ce monde, au temps où nous vivons. Le xix° siècle, c’est un conte des Mille et une Nuits où la lampe Edison remplace la lampe d’AIadin et où Shéhérazade fait ses récits incroyables à l’aide du téléphone.
Nous n’avons, du reste, de nouveau à Paris que quelques dépêches du Tonkin et l’histoire dramatique de l’expédition du général Wolseley. Je me trompe. Nous avons Mistress Langtry. Mistress Langtry est une des plus jolies femmes de l’Angleterre. C’est ce qu’on appelle, même chez nous, une professional beauty.
— Beauté professionnelle !
Si quelque élève de la classe d’anglais, peu au courant de la langue de Shakespeare et de M. Gladstone traduisait par « qui fait profession de sa beauté » il
commettrait une grande inconvenance. Professional beauty veut plutôt dire beauté classée, beauté ou femme à la mode.
Et Mrs Langtry est très à la mode. Elle est comédienne et on assure que M. Victor Koning vient de l’engager au théâtre du Gymnase, ce dont je doute. A Londres, naguère, elle jouait la Princesse Georges et elle n’y a pas obtenu un éclatant triomphe malgré son éclatante beauté.
On l’appelle communément le Lys de Jersey. En Angleterre on vend des savons, des parfums, des sa
chets ornés du portrait de mistres Langtry et portant ce nom : le Lys de Jersey.
Les parfumeurs anglais ont, d’ailleurs, l’art de baptiser leurs produits et de tirer parti des photographies de chaque professional beauty. C’est ainsi qu’un d entre eux a lancé trois de ses produits — avec trois portraits d’actrices ,— en les appelant le Lys, le Rossignol et la Rose. Le lys, c’est Mrs Langtry, le rossignol, c’est la Patti, et la rose, c’est Marie Roze, tou
jours très jolie, paraît-il, aussi jolie que lorsque Mlle Gabrielle Moisset, lui succédant en son rôle du Pre
mier jour de bonheur, un de nos amis lui décochait ce quatrain :
A Mlle Moisset, doublant Marie Roçe.
Moisset, vous voulez donc votre part de louanges ?
Mais vous n’évoquez pas pour tout l’orchestre en pleurs, Celle qui sait, au nom de la reine des anges,
Unir le nom de la reine des fleurs !
Et ce n’était pas M. Joseph Prudhomme qui avait rimé le madrigal !
Bref, lys ou rose, Mrs Langtry est à Paris. On se la montre à l’Opéra, et ce n’est pas toujours elle qu’on montre. C’est une autre, mais il faut bien paraître
avoir l’air informé ! Elle est belle comme la Rosalinde de Shakespeare, qu’elle représenta un soir. Jeune fille et rayonnante comme une déesse, elle avait, à Jersey, l’audacieuse coquetterie phrynéenne de se baigner à portée des lorgnettes, et quand on voyait apparaître, sur le rivage, cette statue incomparable, on songeait mythologiquement à Vénus sortant des flots verts.
(Test, du moins, ce qu’on m’a raconté à Jersey, où le père de Mrs Langtry était clergyman, et même dignitaire du clergé protestant.
Mais il faut se défier des légendes, et c’est peut-être une légende que les bains de mer de la future Mrs Langtrv. Ce qui n’est pas une légende, c’est sa beauté,
Maud Branscombe, miss Neilsonn (morte à Paris et portée à la Morgue), Lillian Russell et toutes les autres jolies filles de l’Angleterre, célébrées par la photo
graphie — ce Keepsake moderne — ne sont pas plus célèbres que le « Lys de Jersey ».
Je dois ajouter que notre Paris a d aussi exquises créatures, même dans le monde, et que l’on n’en parle pas. Mais Mrs Langtry a le prestige de l’exotisme. Etre étranger est maintenant, un titre.
M. Recque a beau dire; être Parisienne, c’est avoir un coin de banalité. La Parisienne est une îace qui se perd. Qu’est la Parisienne? Mrs Langtrv est une pa
risienne, si l’on veut. Olivier Pain était Parisien et le voilà musulman. Si Gordon pouvait revenir à Paris, il serait plus que Parisien, puisqu’il serait le roi de Paris.
C’est un peu la constatation de cette vérité qui dictait cette boutade à un humoriste :
Tout homme a deux patries: la sienne... et Paris !
Mais la présence d’une belle Anglaise à Paris ne peut suffire, je pense, à le mettre en révolution ni même en ébullition. Il y a d’autres actua
lités, en ne parlant pas même de ce meeting des affamés que des affiches spéciales engageaient les malheureux à tenir — où ? — place de l’Opéra. « Le Paris du luxe verra se dresser là le Paris de la misère ! »
(Je sont des phrases à la Vallès, qui poussent les naïfs, les pauvres diables ou les scélérats à la bou
cherie. Mon Dieu ! que le peuple entend et avale de choses étranges !
Dans une réunion publique, l’autre jour, un orateur s’écrie, de toute la force de ses poumons :
— Pas de propriété individuelle ! Le prolétariat international organisé sur la base de l’expropriation capitaliste !
— Vous êtes donc Communiste? lui crie quelqu’un. L’orateur répond fièrement : — Je suis Guesdiste !
Etre Guesdiste devient donc une opinion et pour des hommes qui trouvent odieux qu’on soit Gambettiste. Etre Guesdiste suffit, paraît-il, à résoudre les pro
blèmes sociaux. Si tout le monde était Guesdiste,
c’est bien simple, il n’y aurait plus de misérables, il n’y aurait plus d’affamés. Alors embrassons-nous, soyons Guesdistes et que ça finisse !
Des affamés, hélas, il y en aura toujours. Et des assoiffés aussi. En haut des assoiffés de pouvoir, en bas des assoiffés d’alcool. Chacun prend son plaisir où il le trouve.
M. Ernest Renan, dans un délicieux article sur le Journal intime d’H. F. Amiel, se demandait, un jour, où est le salut — et où est aussi le bonheur :
« Le moyen de salut, disait-il, n’est pas le même pour tous. Pour l’un c’est la vertu, pour l’autre l’ar
deur du vrai, pour un autre l’amour de l’art; pour d’autres la curiosité, l’ambition, les voyages, les femmes, le luxe, la richesse; au plus bas degré, la morphine et l’alcool. »
L’alcool ! Il paraît que c’est un bonheur et même le bonheur pour beaucoup de gens et, en effet, si c’en est un ou si c’est lui, le bonheur — comme le veut M. Renan — m’est avis que le bonheur est à la portée de bien des gens, car il s’en fait une épouvantable consommation de par le monde.
Le bonheur alcoolique n’est pas gratuit, hélas! mais il semble aussi répandu que s’il était obligatoire.
On a calculé que les boissons alcooliques coûtent, chaque année, 400 millions à la France, à la Belgique et à la Hollande (à chacune), à l’Angleterre un demimilliard. En dix ans, l’alcool a fait dépenser à l Angleterre 7 à 8 milliards de francs; il a envoyé 100,000 or
phelins aux asiles, 138,000 individus aux prisons ou aux work-houses; on calcule qu’il a causé 10,000 sui
cides et qu’il a fait, avec 200,000 veuves, un million d’orphelins.
La dépense totale de l’alcool pour les pays civilisés — civilisés ! — est par an de 6 à 7 milliards. Six à sept milliards, on a bien lu. D’où il suit, que si l’homme est affamé, il est terriblement alcoolisé aussi. Il se tue, l’homme, il se suicide. Et on le tue.
Le marchand de vins, qui débite des vins et des eaux-de-vie frelatés aide à cette mort, à cette ruine.
Et comme le marchand de vins est le grand agent électoral démocratique, le député se trouve étranglé dans ce dilemne :
— Ou je laisse poursuivre le marchand de vins qui empoisonne mes électeurs — et je ne suis pas élu parce qu’il me garde rancune!
— Ôu je laisse empoisonner mes électeurs et je risque, à un moment donné, de n’avoir plus de majorité faute de gens pour aller voter
II y a du vrai, dans la boutade. Ou plutôt elle est cruellement, atrocement vraie. Mais on ne fera jamais de meeting contre l’alcool et on essaiera d’en faire encore pour les haillons et l’on entendra crier : du pain ! par de pauvres lèvres gercées de Iroid mais cuites d’eau-de-vie!
Et puis nous avons eu un duel, cette semaine. Point de jour sans morts à peu près célèbres. Pas de semaine sans duel.
J’ignore à propos de quoi avait commencé la querelle qui a mené sur le pré M. A. Tavernier, deYEvénement, et M. Emile André, du Voltaire. Toujours est-il que M. Tavernier, l’auteur d’un excellent et brillant traité de Y Art du duel a été blessé, légèrement il est vrai.
Je me rappelle avoir rencontré Vermorel venant de se battre avec M. Anatole de la Forge qu’il avait blessé. Vermorel ne savait pas tenir une épée et M. de la Forge est un bon tireur.
— Anatole de la Forge tire mieux que moi, nous dit Vermorel, mais cette fois, je m’en suis mieux tiré que lui !
M. André a pu dire de même car M. Tavernier est une fine lame et une fine plume. Ses chroniques de l’Evénement ont une allure vaillante et une franchise
rare. Il dit ce qu’il pense, il le dit nettement et sa phrase procède par coups droits comme une épée loyale.
Quant au mort de la semaine qui emporte avec lui l’estime et les regrets de ceux qui l’ont connu, c’est M. Du Sommerard et c’est une perte pour l’art que cet énergique et vaillant homme dont on a loué la fière attitude devant l’archiduc Rénier, lors de l’exposition de Vienne, au lendemain de la guerre. Beau, résolu, grand et fort avec sa longue barbe et sa figure régu
lière, M. Du Sommerard était à la fois plein d’énergie, comme je le disais tout à l’heure, et de douceur.
C’était un causeur charmant et après qu’on a loué sur sa tombe l’artiste, l’érudit, l’écrivain, il nous sera bien permis de donner un souvenir au conteur de ces Diners des Spartiates où il occupait, à côté d’Arsène Houssaye, depuis la mort de Paul de Saint-Victor, la première place.
L’Institut savait quel savant était le successeur de Charles Blanc. Mais nous avions pu apprécier l’homme du monde charmant et cordial.
On l’a enterré le jour même où, sous prétexte de faire honte au luxe des boulevardiers, quelques centaines d’individus, plus ou moins anarchistes, obli
geaient de braves gardes de Paris à rester l’arme aux pieds sur le trottoir du boulevard, devant les magasins de Klein et de Boissier, fermés à la fois.
— Et pourquoi cela ? disions-nous tout haut en traversant la foule.
— Pour nous faire attraper un rhume, répondit un garde municipal à l’air bon enfant.
Il y avait bien des faces noires et faméliques dans ce meeting « d’affamés », mais il y avait surtout des gamins et des curieux. Ce n’en est pas moins déplo
rable qu’on puisse troubler ainsi la circulation et faire peur aux bons bourgeois, qui ne demandent qu’à s’ef
frayer. Un meeting à Londres, ce n’est rien. C’est dans les mœurs. Cinq cent mille individus passent sous les fenêtres d’un Club conservateur, insultent les lords placés au balcon, puis rentrent chez eux et tout est
dit. Mais ces anecdotes ne font pas encore partie des habitudes françaises.
C’est très pittoresque, mais c’est ennuyeux. Des municipaux dans la cour de l’Opéra. Des chevaux piétinant les pavés où trottinent les petites Cardinal. Des Détaillé au lieu de Degas et de Renouard. C’est curieux, mais cela est si inutile!... Et du pain? comme dit Gavarni. Les meetings n’en ont jamais donné, et ils en ont ôté quelquefois.
Détail très parisien. On vendait des placards, des journaux dans cette foule pseudo-anarchique. J’en ai acheté un. Je croyais qu’il sentait la dynamite. Ah! bien oui! C’était le Journal des jolies femmes, rédac
trice en chef, Mlle du Chic. « Bureaux : rue Git-le- Cœur. S’adresser à Mlle Cupidon, administratrice ! »
O Athéniens! éternels Athéniens... de Béotie !
Perdican. NOS GRAVURES
M. CARO
ON doit regretter que l’autorité ait cédé devant les tapageurs qui viennent d’interrompre, en plein succès, le cours, très suivi, de M. E. Caro, dont nous donnons le portrait. C’est, on peut le dire, dans cette épreuve où il a représenté très dignement la liberté de la parole que l’éminent professeur a montré qu’il avait, en même temps que la courtoisie, la fermeté et que le profes
seur délicat et l’analyste subtil était un homme résolu à faire respecter sa pensée.
Encore une fois, on a cédé devant le tapage et suffira-t- il désormais qu un professeur soulève des protestations
pour que les jacobins blancs ou foncés (il en est de toutes les couleurs) obtiennent ce qu’ils aiment par dessus toutes choses ; le silence ?
Ce qui est certain, c’est que M. Caro sort de l’aventure intact dans son caractère et plus sympathique encore dans son rare talent. Il a incarné la pensée en butte à une foule, l’enseignement —spiritualiste ou matérialiste ; peu importe,
COURRIER DE PARIS