PETITS SALONS


Février nous ramène ces petits salons, comme les a très joliment baptisés Jules Claretie, qui sont le commencement et comme la préparation de celui du mois de mai. Comme à l’habitude, c’est le cer
cle de la rue Volney qui est arrivé le premier; comme à l’habitude aussi, son exposition contient nombre de médiocrités, au milieu desquelles émergent de ci et de là quelques œuvres vraiment digne d’intérêt.
Voici une exquise évocation de Vittoria Colonna, où M. Jules Lefebvre a mis toutes les recherches et toutes les grâces de son pinceau ; avec le frère-peintre de M. Maignan, nous arrivons tout de suite à la peinture de genre, grave et pleine de caractère dans la dame de Kcrbéagh, souvenir d’une légende du pays de Guérande, par M. Luc Olivier Merson, pimpante et enrubannée dans la partie de cartes de M. Toudouze, vibrante d’éclat et de couleur dans les scènes orientales où M. Pasini jette ces bleus qui n’appartiennent qu à lui.
La Zoraïda de M. Benjamin Constant nous amène des compositions aux portraits ; elle n’est guère, en somme, qu’une reprise, dans des tons foncés, de la Saloniê d’Henri Régnault ; à vrai dire, c’est trop de peinture pour trop peu de sujet.
Parmi les portraits, plusieurs sont excellents : quelle adorable chose, que cette petite tête d’enfant, aux boucles d’un blond ardent, que M. Carolus Duran a dû enlever en quelques heures avec un brio incom
parable ! Et de l’autre côté, quel étonnement pour nous que cette pochade de M. Bouguereau, qui ne nous a accoutumés qu’à des ouvrages achevés, et qui
se montre ici avec une nature pleine d’entrain et d humour ! Plus loin, c’est un grand portrait de femme, de M.Elie Delaunay, un simple chef-d’œuvre, puis celui de M. Feyen-Perrin, par M. Henner; plu
sieurs autres, riches de qualités diverses, signés de MM. Landelle, Wencker, Laguillermie, Jean Benner, Sain, Giacomotti, enfin, une blonde, par M. Besnard, qui arrive à tomber de l’originalité dans l’impossible.
Asperges de M. Bergeret, vaches de M. Barillot, nous voici chez les paysagistes : M. Montenard a transporté son chevalet de Toulon aux Sablesd’Olonne, d’où il nous a rapporté des vues pleines de soleil et de lumière; M. Auguste Flameng nous montre un grand paquebot sortant du port de Bor
deaux; M. Damoye nous conduit sur la falaise; M. Yon nous arrête sur la Meuse, en face de Dordrecht; M. Paul Roux préfère la nature plus sévère des en
virons de Brest, qu’il a rendue avec beaucoup de largeur ; M. Emile Barau se complait dans les aspects sobres et simples d’un village de Champagne ; enfin M. Cazin nous donne, sous le titre de novembre, un de ces morceaux émus où il est passé maître : croit-il cependant que l’impression générale eût perdu à ce que les figures de ses petits paysans eussent été laissées dans un vague un peu moins indécis ?
Au cercle de la place Vendôme, se sont surtout les portraits qui dominent; voici celui de Mme la com
tesse de Mailly, par M. Carolus Duran, qui illumine tout le panneau où il est placé ; rien de plus simple cependant que cette tête de femme, vue de profil, presque en profil perdu, les épaules aux trois quarts cachées sous les flots d’une opulente chevelure; mais quel dessin magistral dans les lignes de ce visage
aristocratique, et de quelle superbe pâte coulante l’artiste a su peindre ces chairs de blonde dont il ne nous montre qu’une échappée, l’attache du cou, la naissance de l’épaule! Un peu plus loin, M. Carolus- Duran expose le portrait de son fils, qui fera rêver bien des mères : rien de charmant et de sobre tout à la fois comme ce grand garçon en costume bleu foncé, avec la veste de marin et le grand col blanc sous lequel ressort le maillot rayé. Conçus dans un esprit tout dif
férent, les deux portraits de M. Carolus-Duran sont un exemple frappant de cette sincérité qui varie sa manière suivant ses modèles : c’est devancer le jugement de la postérité, de les admirer comme de véritables chefs-d’œuvre.
M. Paul Baudry, lui aussi, a, place Vendôme, une bien ravissante tête d’enfant aux boucles blondes, puis un portrait de femme en pied qui s’impose comme une œuvre de maître, mais auquel il manque l’on ne sait quoi qui plaît et qui séduit; à vrai dire, le peintre a dû être préoccupé outre mesure de la question de res
semblance, et on sent le travail dans l’exécution de la figure, qui n’a pas la franchise et la largeur du reste de la toile.
Un autre portrait superbe est celui du docteur Paul Horteloup, par M. Jules Lefebvre; impossible de réa
liser avec plus d’intensité l’union de l’énergie et de l’extrême bonté : peut-être, si on se rapprochait trop,
trouverait-on un peu trop de précision dans le détail des cheveux et de la barbe ; mais un portrait de cette dimension n’est pas fait pour être regardé à la loupe ; reculez seulement d’un pas; il sort du cadre comme un Holbein, étonnant de vie et de caractère.
Faut-il parler maintenant d’un nouveau portrait de femme, signé de M. Sargent? Après celui du dernier Salon, nous avions dit hélas ! aujourd’hui nous crions holà! Quelle chute, depuis ses débuts, qui furent brillants et nous avaient donné tant d’espoir ! Voilà un exemple bien frappant des dangers du japonisme que nous avons si souvent signalés! Et pourtant M. Sar
gent semblait de force à résister; mais il a voulu jouer avec le monstre, et le monstre l’a tué !
Il faut nous hâter : voici un petit portrait, bien ressemblant, de M. Emile Ollivier, par M. Thirion ; un autre petit portrait d’avocat, très fin et très serré, par M. Louis Roux, qui a plus loin une belle figure
de révérend père capucin; puis, de M. Cormon, une tête de dame âgée, un peu pâle, dont la physionomie
distinguée s’encadre avec beaucoup de douceur entre les boucles grisonnantes ; de M. Chartran, un portrait de jeune fille, absolument exquis, qu’on dirait venu du dix-huitième siècle pour le jeu délicat des colora
tions, et qui reste bien du nôtre par l’expression d’un œil noir chez qui la jeunesse n’exclut pas la volonté; de M. Parrot, un autre bien joli portrait de jeune fille; de M. Sain, deux bons portraits de femmes.
La place nous manquerait pour nous arrêter devant plusieurs autres portraits remarquables signés de MM. Cabanel, Jalabert, Wencker, Gervex, Jacquet, Aublet, Lerolle; nous avons encore à citer le Porteur
d’eau juif, de M. Gustave Boulanger, le Sultan au Maroc, de M. Benjamin Constant; les petits marins de M. Berne-Bellecour ; les petits soldats de M. Pro
tais ; les fantaisies de M. Landelle, de M. Borel, de M. Worms; les souvenirs des sables d’Olonne, de MM. Montenard et Auguste Flameng ; les paysages de MM. Français, Lerolle, Sédille, Billotte. Segé; les vaches de M. Barillot; les chiens de MM. Jadin et Hermann-Léon; des fleurs de M. Emile Lévy; une nature morte de M. Philippe Rousseau.
L’exposition des Aquarellistes est non moins intéressante, non moins variée même, en dépit de sa spécialité : voilà six ans écoulés que nous souhaitions
longue vie et prospérité à la Société des aquarellistes français ; elle entrait alors dans la carrière, riche d’espérances et avide de succès, désireuse surtout d’inté
resser le public à ses efforts et de montrer tout le parti qu’on peut tirer d’un procédé dont nos rivaux d’Outre-Manche étaient portés à s’attribuer trop vo
lontiers le monopole. « La poésie, a dit Platon, est chose légère et ailée » ; n’en est-il pas de même de l’aquarelle, et les qualités de précision fine et trans
parente qu’elle exige ne sont-elles pas par excellence celles de l’esprit français? Il ne fallait donc qu’un peu d’entente, un groupement des tentatives individuelles, pour donner à l’entreprise son caractère na
tional ; le résultat fut bien vite atteint, grâce à de multiples concours ; l’effectif s’augmenta peu à peu pendant les années qui suivirent, et voilà comment, grâce à l’action réciproque des artistes et des ama
teurs, l’œuvre dont nous avons salué les débuts dans une boutique de la rue Laffitte est arrivée à prendre une réelle importance dans le mouvement artistisque contemporain.
mais il nous semble que, cette année, l’artiste a voulu, en outre s’attaquer à une nature plus voisine de nous, plus modeste en quelque sorte et nous montrer que si elle avait rendu les chaudes colorations des bords
de la Méditerranée ou les aspects brumeux de la Hollande, elle était également capable de nous inté
resser à des horizons moins étendus et de traduire, dans la variété de leur verdoyante fraîcheur, le charme simple et tranquille des campagnes qui nous entou
rent : à ce point de vue les chaumières des Vaulx de Cernay marquent dans la carrière de Mme de Roths
child une évolution et comme un pas en avant; c’est le voyageur, qui, après avoir promené au loin sa cu
riosité, s’aperçoit, une fois rentré chez lui, qu’il n’est pas de si petit coin, de si humble retraite, où l’œil qui sait voir ne trouve plaisir et profit à s’arrêter.
M. Heilbuth, lui aussi, a modifié tant soit peu, sinon sa manière, du moins le choix de ses sujets,
dans sa Margelle et sa Cour du Château de Fleury, dont la facture, pour paraître plus serrée, n’a rien perdu cependant ni de sa grâce, ni de sa souplesse.
Avec lui, voici tout le bataillon des paysagistes, les magistrales compositions de M. Français, les sévères et robustes campagnes de M. Harpignies, les gras pâturages des bords de la Meuse de M. Yon, les vues de Harlem et de Dordrecht de M. Zuber, les paysan
neries pleines de sentiment de M. Adan, les délicieuses « romances sans paroles » de M. Cazin; puis les ma
rines si fines de M. Courant, le- chiens de M. de
Penne et les chats de M. Eugène Lambert, qui semble avoir accaparé tout l’esprit français.
Plus loin, ce sont les fantaisistes, amoureux du moyen-âge ou riches des trésors de leur imagination :
M. Eugène Lami, le maître des maîtres; M. Gros avec ses Cavaliers; M. Charles Delort, avec son Retour de la parade; puis les gracieuses évocations de M. Adrien Moreau; les chasses de M. John Lewis Brown, les vues des champs de M. Roger Jourdain. M. Guillaume Dubufe expose l’esquisse d’un panneau qu’il intitule le Bain, et dont la signifi.ation gagnera à être pré
cisée davantage; dans les petits cadres de M. Vibert nous retrouvons son esprit, toujours alerte et parisien ; enfin, M. Worms a de bien amusantes compositions, notamment le Vieux garçon et la Vieille fille; quant à M. Maignan, n’est-il pas un peu bien solennel avec ses Parques attristantes ?
Il est vrai que M. Jean Béraud est là, tout près de lui, pour ramener le sourire sur nos lèvres, avec ses intérieurs de théâtre, dont chacun est un poème : quel dommage qu’un artiste doué comme M. Béraud ne finisse pas un peu plus les visages, et les mains ! Ce lui serait si aisé, sans tomber dans l’excès de la minutie et sans altérer aucunement le caractère si personnel de ses tableaux !
Avec M. Le Blant, nous arrivons au dramatique, mais sans rien de forcé : Sa Prise de Bressuire et sa Surprise sont des morceaux de maître. M. de Neuville,
lui aussi, a une bien belle exposition, mais qui ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà sur son talent. Pour M. Détaillé, est-ce la joie de voir qu’il
a renoncé aux Allemands qui nous égare, mais il nous semble qu’il s’est encore surpassé lui-même, ce qui paraissait impossible; sa visite à l’armée russe restera pour lui la date d’une nouvelle série de succès qui n’est encore qu’à son début. Hommes et chevaux, fantassins et cavaliers, soldats et officiers, détails et en
semble, il a tout vu, tout compris, tout senti, tout exprimé; tout chez lui est admirable, par la profon
deur de l’observation comme par la fidélité du rendu, par l’expression du caractère et de la vérité typique comme par la science inouïe d’un dessin souple et facile qui n’a pas son égal.
Et nous aurions encore à parler des magnifiques dessins composés par M. Jean Paul Laurens pour les Récits mérovingiens et pour le Faust que prépare M. Jouaust; puis de ceux de MM. Delort, Le Blant, Adan et Maurice Leloir, destinés à l’illustration du Capitaine Fracasse, de l’Alfred de Vigny et des Fables
de Lafontaine de M. Jouaust et de la Manon Lescaut de M. Launette; mais ce sont là sujets auxquels nous aurons tout loisir de revenir lors de la publication des volumes, et nous devons nous borner,pour aujourd’hui, à ce rapide aperçu d’une exposition qui laisse bien
loin derrière elle toutes celles du même genre que nous avons eu l’occasion de voir à Londres.
Il n’est peut-être pas malsain, en ce temps d’anglomanie à outrance, de montrer qu’il peut tout au moins y avoir encore du bon dans l’art français!
Jules Comte.
La difficulté, ici comme tout à l’heure, d’ailleurs, est de vanter, en un compte-rendu sommaire, les méri
tes de ces trente exposants, dont pas un n’est mauvais, dont quelques uns à peine pourraient être discutés sur certains points de détails. Ce serait toute une étude à écrire ; force nous est, ici encore, à notre grand regret,
de passer rapidement devant nombre de cadres où le talent éclate, et de ne nous arrêter que devant les œuvres qui marquent dans la carrière de leur auteur un essai dans une voie nouvelle ou une réussite particulièrement éclatante.
Voici, par exemple, Mme Madeleine Lemaire, avec ses hottes de fleurs et ses paniers de fruits d’un arrangement si exquis, d’un dessin si sûr de soi, d’une fac
ture toujours si distinguée; que dire d’elle que nous n’ayons déjà répété, et comment trouver de nouveaux motifs d’éloge en faveur de ses ravissantes créations? Devant l’exposition de Mme la baronne Nathaniel de Rothschild, nous nous trouverions également embar
rassé pour parler, sans tomber dans les redites, de ses souvenirs du Midi, de ses vues de Venise et de l’A­ driatique, où le soleil de là-bas a laissé des reflets;