Le carnaval est fini —en supposant qu’il ait commencé.
Tout Paris est sorti, dimanche et mardi — deux jours gras au moins par le pavé où l’on glissait — oui, tout Paris est descendu dans la rue pour voir passer non plus les masques, mais le masque.
Car depuis longtemps, depuis des années, les surprises du carnaval se réduisent à un masque — toujours le même — qui parcourt, de l’aurore au crépus
cule, le plus de rues possible, et incarne à lui tout seul la vieille gaieté morte.
On se dit : — Allons voir le masque!... As-tu vu le masque?
Ce masque unique constitue la grande volupté carnavalesque de la curiosité parisienne.
Quelqu’un qui, après avoir marché trois ou quatre heures à la recherche du masque, rentre chez lui après l’avoir vu, est un mortel qui peut se dire favorisé des dieux.
On fait taire les enfants méchants en leur disant, comme suprême menace :
— Si tu n’es pas sage, tu ne verras pas le masque ! Ils s’endorment sur ce souvenir admirable et cette vision heureuse : Le masque! J’ai vu le masque!
Il y a des félicités étonnantes en ce monde.
Pour moi, je n’ai pas à me plaindre, j’ai vu le masque. Je l’ai de mes yeux vu. Il passait par la rue Vivienne, et tous les visages s’épanouissaient en le voyant, ce Messie de la gaieté. Il était de bleu vêtu — bleu de ciel, veste et pantalon en calicot, avec un faux col énorme et un faux nez gigantesque, et il marchait gravement, d’un pas de sénateur romain, sous un parapluie troué qui ne le garantissait pas de la pluie.
Le masque, je dois le dire, n’était ni beau, ni rayonnant. Il avait les genoux cagneux et la démarche lourde. Mais c’était le masque, le seul et unique mas
que, le dernier chauvin du carnaval, celui qui se ferait hacher plutôt que de ne pas mettre un faux nez, lorsqu’arrivent les jours gras. Le faux nez, ce drapeau du masque !
Il y a bien des travestis, des déguisés, comme disent les enfants, dans les bals masqués, publics ou privés,
mais dans les rues il n’y a plus qu’un masque —- le masque ! Le masque dont Paris ignore le nom, le masque qui a repris, à l’heure qu’il est, son métier habi
tuel, qui est menuisier ou peintre en bâtiments, clerc de notaire ou croque-mort, on ne sait pas, mais qui, encore une fois, est le Masque, et reste le dernier représentant des mascarades oubliées !
Et s’il n’en reste qu’un, il sera celui-là!
Les enfants ont eu leurs bals masqués, tout comme les grandes personnes ont eu violons, pour parler reporter, chez Mme Heine et Mme Baroche, dimanche, et chez la marquise de Trévise, lundi.
Mme de Girardin a écrit jadis une jolie page à relire sur ces pauvres petits qu’on engonce, empaquette,
sangle, martyrise, sous prétexte de les travestir. Ils étouffent, ils étranglent, mais il paraît qu’ils s’amusent. Après tout, il faut peut-être qu’ils apprennent le plus vite possible que tout n’est pas rose dans le plaisir.
Ce qui était tout roses - - par exemple — et tout lilas, c’était l’hôtel de la rue de Tilsitt, le jour du mariage de Mlle Bryant Mackay, maintenan princesse Colonna, et l’hôtel de la rue Berryer, le soir du bal de Mme Salomon de Rothschild. Il est superbe, cet hôtel
Rothschild, et, après quinze ans de deuil, il étincelait de tous ses feux, dans sa prolusion de bibelots de prix et de plantes rares. Deux jolis tableaux pour un peintre de modernités : le hall et la salle de bal de l’hôtel Rothschild et le salon de l’hôtel Mackay, ce magnifique salon où les deux bustes de Washington et de La Fayette détachent leur blancheur de mar
bre sur les tapisseries inappréciables qui représentent la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb.
Bustes et tapisseries disparaissaient, du reste, sous les fleurs ét on se pressait là autour de la jeune princesse et du prince maintenant en Italie. Et Mme Mac
kay est à présent seule dans son grand hôtel. M.Mackay a repris le packet pour l’Amérique et la Parisienne d’Amérique, si Française de cœur et si Parisienne de
grâce, reste avec ses deux fils à qui le père enseigne la joie vaillante du labeur et la mère le plaisir profond de la charité.
Ce mariage de la charmante princesse Colonna et ce bal de Mme Salomon de Rothschild ont été les deux grands événements mondains de la semaine et s’il y avait souvent des fêtes nuptiales comme celle de Mlle Mackay, les pauvres de Paris ne s’en plaindraient pas. Ils ont eu les miettes de ce bonheur.
Le bal de la présidence à l’Elysée, jeudi, continue la série des fêtes et la Presse se propose de donner, au profit des malheureux, un bal monstre, ou un fes
tival tout à fait éclatant dans les salons de l’Hôtel de Ville.
Car la presse continue à s’occuper des indigents. La presse et les comédiennes aussi qui, cette semaine, à l’Hôtel Continental, auront vendu tout ce qu’elles auront pu recevoir au profit de l’Orphelinat des Arts de la rue de Vanves. Livres, dessins, ouvrages de femme, toiles, bibelots de toutes sortes, ont triplé de prix en passant par les jolies mains des dames du Comité que préside excellemment Mme Marie Laurent.
C’est tentant, un volume d’Hugo, avec sa signature, mais le volume devient plus précieux encore lorsqu’on le tient de Mme Madeleine Brohan qui vous remercie
d’un trait d’esprit et d’un mot du cœur. Elles sont toutes là, les plus célèbres et les plus charmantes, apportant leur zèle à leurs orphelins et si l’on ne se ruinait pas pour leur bonne œuvre, on le ferait pour leurs beaux yeux.
Puis nous aurons une autre vente intéressante et pour laquelle les peintres trouveront évidemment, avec leur générosité ordinaire, des tableaux ou des exquisses intéressants. C’est la vente organisée au profit de la veuve et des enfants du dessinateur H.
Scott. Un rare talent que Scott et un charmant homme. Je le vois encore enlevant de ses doigts en
gourdis une esquisse de toutes les fleurs entassées devant la porte de Victor Hugo, le jour de la grande manifestation populaire en l’honneur du poète. C’était le 26 février. Je regardais deux hommes placés pres
que côte à côte, l’un dessinant, c’était M. D. Vierge, l’autre peignant, c’était Scott. Le lendemain, le pau
vre Vierge était frappé de paralysie et maintenant Scott est mort.
M. Léon Tuai, le commissaire-priseur, et MM. Vannes et Bernheim jeune, opéreront à titre gracieux dans cette vente au profit des enfants de Scott et les artistes ne refuseront pas un dernier aide à la mémoire de celui qui fut un des meilleurs d’entre eux.
Je sais bien que,lassés de toujours donner, ils pourront dire, eux aussi : « Mais c’est toujours la même chose! » — C’est que c’est toujours la même chose, comme répond le paysan de Molière, parce que la misère est toujours la même chose.
D’ailleurs,comme répondait Mme de* *àce peintre qui, sollicité de donner un dessin pour les pauvres, s’écriait : « Mais voilà trois fois aujourd’hui qu’on vient, pour cela, frapper à ma porte!
— Mon cher maître, ce n’est pas à votre porte que je viens frapper, c’est à votre cœur!
La misère! Jules Vallès, qui vient de mourir, s’en était fait le peintre et l’avocat. Il plaignait et aimait les pauvres, tout en rêvant la richesse des ri
ches. Talent robuste et caractère faible, bourgeois faisant profession de haïr les bourgeois ; un de ses amis d’enfance a dit de lui qu’il avait cru trouver le succès et la fortune au bout du chemin.
— Toutça, disait souvent Vallès en manière de conclusion, quand on avait bien parlé littérature ou agité des problèmes politiques — oui, tout ça ne vaut pas vingt bonnes mille livres de rentes ou des terres !
Il avait, avec le désir, le respect de la propriété et de la fortune.
Le premier mot qu’il dit à M. X. lorsqu’il le rencontra,à Londres, aux heures d’exil fut :
— Je suis très bien vu ici ! Je connais des lords !
Un jour, au début de la Commune, notre ami M. Henri Lavoix, qui nous a souvent conté le fait, avec l’art exquis de conteur qu’il apporte en ses cau
series, vit arriver à la Bibliothèque Nationale Jules Vallès suivi de deux hommes qui se mirent à regarder les médailles tandis que Vallès disait àM. Lavoix:
— Vous avez refusé de recevoir vos appointements Pourquoi cela?
— Parce que je ne suis pas fonctionnaire de la Commune, que je ne reconnais pas la Commune et que je n’ai à tenir mes appointements que du gouvernement régulier.
— Ah ! dit Vallès, eh ! bien, il faut me rédiger cette déclaration-là. Mais prenez garde à ce que vous allez écrire. Ils sont si bêtes, là-bas ! »
Là-bas, c’était l’Hôtel de Ville.
— D’ailleurs, ajouta, pendant que Lavoix écrivait, le journaliste devenu membre de la Commune, nous ne sommes pas tous des galfâtres dans notre parti !
Vous voyez bien celui-là, là-bas, qui regarde vos médaillers ? Oui, le plus grand !
— Eh! bien? fit Henri Lavoix. — Eh ! bien...
Et Vallès se redressa fièrement. — Eh ! bien, c’est un prince !
C’était, en effet, le prince Bagration qui devait être fusillé, deux mois après, dans les fossés de Vincennes.
« C’est un prince!... Je connais des lords! » Pour ceux qui ont seulement entrevu Vallès, rien n’est plus caractéristique vraiment que ces deux traits tout à fait typiques.
Un autre littérateur fourvoyé dans la Commune, Eugène Vermersch, écrivant des biographies, les Llommes du Jour, avant de rédiger le Père Duchesne, avait rimé ce portrait ironique de Jules Vallès, à propos du volume intitulé les Réfractaires :
— Non, messieurs, l’auteur de ce livre N’est pas un hercule dodu,
Levant son œuvre à bras tendu Au son des cymbales de cuivre.
Et qui, tirant sur son maillot,
Crie : Hé, messieurs, voyez ma force ! Et qui se cambre, et dont le torse Rend jaloux les gueux de Callot.
C’est un des jongleurs intrépides
Nés dans l’Inde aux souples roseaux,
Dont les deux mains sont deux oiseaux Et qui fait s’envoler, rapides,
— Des serpents roulés à son bras, — Les boules de métal sonore,
Et qui fait dire : Encore! Encore! Au peuple poussant des hourrahs!
Vallès raillé par Vermersch, c’est assez piquant. Lorsqu’il lut ce portrait, Vallès dit à l’auteur, en fronçant les sourcils :
— Vous avez eu tort de me comparer à un saltimbanque puisque vous savez bien que je ne veux pas faire de politique!
Il en fit, pourtant, et une tragique politique en action. Naguère, il écrivait qu’on « ne verrait plus sa tête blanche se détacher sur le fond rouge d’une révo
lution. » Mais il était révolutionnaire d’instinct. Ne pouvant faire du drame au théâtre, il en fit dans la rue.
Ah! le théâtre! c’était son rêve. Il enviait surtout à Félix Pyat le succès du Chiffonnier de Pans. Poupart Davyl, l’auteur de la Maîtresse légitima, avait écrit un drame en collaboration avec Jules Vallès. Le drame fait, on invite des amis pour l’entendre lire, Ranc, Arnould, le poète Lemoyne, etc. Vallès est assis àcôté de Toupart qui fait la lecture. Le premier acte lu ne produit aucun effet.
— Tu vois, dit Vallès tout haut, tu t’es acharné à écrire cet acte-là. Il a jeté un froid.
Poupart Davyl, bon garçon, sourit et continue à lire.
Arrive un mot d’esprit. On rit, on applaudit.
— Là! qu’est-ce que je te disais! fait Vallès en regardant son collaborateur. Tu ne voulais pas le mettre, ce mot-là! Il est de moi!
Jusqu’au bout la lecture fut ainsi interrompue par les observations et les réflexions égotistes de Vallès, et je ne m’étonne pas qu’ils n’aient plus dès lors collaboré ensemble, Louis Poupart et lui !
Il avait ainsi des mots étonnants, Vallès.
Un soir, il parlait de ses relations avec M. Mignet.
— Vous avez connu M. Mignet? lui demande quelqu’un.
— Oui, du temps que je n’étais pas célèbre!
Et son récit de sa réception par M. Forcade de la Roquette à propos de je ne sais quelle affaire de journal :
— Je vais au ministère. J’arrive dans l’antichambre... Un huissier me demande ma carte. — Je n’ai pas de carte! — Alors qui annoncerai-je? — Jules Vallès — Monsieur...? — Jules Vallès, Jules V... Vallès! Vallès! (Et haussant les épaules)//ne connaissait pas Vallès ! »
Perdican.
COURRIER DE PARIS