LA GRANDE MARNIÈRE


(Suite)
Pascal, en effet, assis de l’autre côté de la table, le nez dans son assiette, mangeait distraitement. Décidé à quitter le pays, il n’avait pu résister au désir de parcourir une fois encore la colline de Clairefont.
Il était sorti aussitôt qu’il avait vu son père se diriger vers la mairie, et, par le. sentier qui traversait la Grande-Marnière, il avait gagné le plateau.
Il ne voulut pas, comme les autres jours, se cacher aux alentours du parc. Il craignait d’être rencontré.
Une chaleur lui montait à la gorge, à la pensée de se trouver face à face une seconde fois avec Antoinette.
De quel front oserait-il l’attendre? Et quelle opinion aurait-elle de lui, si elle le surprenait aux abords du château, guettant comme un rôdeur ?
Il pensa que la jeune fille irait certainement à la messe, et, dès neuf heures, il entra dans la petite église du village. Assis dans un coin, sur un banc de bois enveloppé d’ombre, il était presque impossible à re
connaître. Il attendit là, très patiemment, regardant les ornements de l’autel, les tableaux de la nef, les vitraux du chœur, et trouvant dans chacun d’eux une trace de la générosité pieuse des châtelains de Claire
font : inscriptions sur les murailles, chiffres peints dans les verrières, tout parlait d’eux et racontait l’histoire intime de leur vie.
Sur une plaque de marbre blanc, auprès d’un confessionnal, ces mots inscrits en lettres d’or sautèrent aux yeux de Pascal : Le Seigneur m’a conservé ma fille bien-aimée. Que son saint nom soit béni! et audessous, cette date : 1872, et ce nom : Honoré de Clairelont. C’était quelque ex-voto, placé là par le marquis à la suite d’une grave maladie d’Antoinette.
Et clans l’obscurité mystérieuse de l’église, la pensée de Pascal s exalta,il eut une sorte d’hallucination. Il lui sembla qu’il était emporté vers le château par une force qui paralysait sa volonté. Il entra et se dirigea vers la chambre de la jeune fille, et sur son lit, pâle, les traits creusés, il la vit près de mourir.
C’était bien elle, encore toute petite, mais déjà charmante. Un vieillard que le jeune homme ne connaissait pas, mais dans lequel il devina le marquis,
était assis au chevet de la malade. De grosses larmes roulaient dans ses yeux, pendant qu’il pressait une main effilée et blanche. Ses lèvres se mirent à remuer comme pour une prière, et Pascal comprit qu’il demandait du fond de l’âme à Dieu de sauver son enfant.
Et comme si la volonté divine se fût instantanément manifestée, le visage d’Antoinette se colora, ses yeux s’ouvrirent animés et brillants. Et elle fut soudain transfigurée. Ce n’était plus h petite malade, que le jeune homme avait maintenant devant lui, c’était la belle jeune fille qu’il avait rencontrée dans le chemin creux, celle qu’il adorait et redoutait à la fois, et pour laquelle, sans hésiter, il eût donné sa vie.
Il fit un effort pour chasser cette vision, pour reprendre possession de lui-même. Il força ses yeux à fixer un objet réel, et sa vue tomba de nouveau sur la plaque de marbre blanc, et il en répéta l’inscription,
comme s’il adressait à Dieu des actions de grâces pour avoir sauvé Antoinette. N’était-ce donc pas afin qu’il la vît et l’aimât, que la mort avait été écartée d’elle? Mais s’il devait l’aimer, alors pourquoi devait-elle le haïr? Il se dit : Puisque ce vœu formé par le père a réussi, pourquoi n’en formerais-je pas un moi-même?
Il se leva, et lentement gagna les premiers rangs de chaises qui s’ouvraient en face de l’autel.
Au milieu du premier, un prie-Dieu de bois noir, garni d’un coussin de velours bleu attira son attention.
Il s’approcha, certain que c’était là qu’Antoinette priait. Il se courba à la place où elle s’agenouillait elle-même, et, voyant que la tablette du prie-Dieu formait un petit coffre, il l’ouvrit, et près d’une bourse de quêteuse il aperçut le livre de messe.
Il le prit d’une main tremblante. Il était petit, couvert de maroquin blanc, et à fermoir d’argent. A la première page se trouvait inscrite une date : celle de la première communion... et c’était tout. Le reste était virginal et blanc, comme l’âme d’Antoinette. Pascal ne put résister au désir de parcourir ce livre, espérant
y surprendre quelque trace des pensées de la jeune fille. Des images de piété marquaient seules les pages. Une sainte Antoinette portait cette, dédicace : A ma chère petite sœur. Robert de Clairefont. Et devant ces
tendres et naïfs souvenirs, Pascal se sentit pris d’un profond attendrissement. Il se reprocha sa curiosité, comme une action mauvaise : il lui sembla qu’il commettait une odieuse profanation. Il referma le livre, et, le front appuyé sur ce muet confident des déceptions et des espérances, il pria.
Peu à peu, le calme revint dans son cœur. Il se sentit plus maître de lui, plus sûr de bien faire. Il se releva, et avisant la bourse préparée dans laquelle, sans doute, Mlle de Clairefont devait, le jour même, recueillir les offrandes des fidèles, il y glissa son au
mône, puis, refermant le prie-Dieu, il regagna sa place dans le coin obscur de l’église.
La cloche commençait à sonner; le sacristain parut dans le chœur, allumant les cierges, et la nef sombre s’étoffa de flammes tremblantes. De lourds piétine
ments se traînèrent sur les dalles, des chaises remuées grincèrent dans le vide sonore de la voûte, et peu à peu les arrivants se groupèrent. Comme le prêtre sor
tait de la sacristie, un bruit de pas léger effleurant la pierre fit tressaillir Pascal. Il se tourna avidement vers le porche, et là, avec un affreux serrement de cœur, il aperçut Antoinette qui entrait, suivie de Mlle de Saint- Maurice, et accompagnée d’un jeune homme de haute taille, de tournure militaire, dans lequel l’émotion qu’il ressentit lui fit reconnaître M. de Croix-Mesnil. Ses yeux se troublèrent, les vitraux lui parurent flam
boyer, ses oreilles s’emplirent de bourdonnements. Il lui sembla que l’église vacillait sur ses fondations. Il fit un violent effort, et de nouveau il vit et entendit.
Le prêtre était à l’autel, et le murmure de sa psalmodie arrivait distinct dans le silence. Les deux femmes et leur compagnon s’étaient confondus dans la loule. Le jeune homme se leva, et, appuyé à un pilier, il chercha à distinguer Antoinette. Il l’aperçut de loin, la tête baissée, recueillie, entre sa tante et son fiancé. Ainsi c’était à cela que, pour Pascal, le rêve caressé avec tant d’amour avait abouti : à voir Mlle de Clairefont aux côtés de l’homme qu’on désignait comme son futur époux.
Toutes les agitations, toutes les ruses, toutes les espérances, toutes les craintes auxquelles il s’était passionnément livré n’avaient troublé que lui. Celle qui y avait été mêlée, dans sa pensée, n’en avait rien soupçonné. Calme et froide comme la veille avant de l’avoir rencontré, elle continuait sa vie, sans se douter des orages qu’elle avait soulevés.
Et lui, la tête brûlante, le cœur palpitant, il songeait avec rage qu’il ne pouvait rien ni pour la dé
fendre, ni pour se faire aimer. En la défendant, il s’exposait à la colère de son terrible père, et en l’ai
mant, il allait au-devant deses dédains à elle. Tout était danger, tout était douleur, et dans son ciel tout noir il ne découvrait même pas le petit coin bleu que les amoureux voient toujours, et qui les console et les encourage.
Il se demanda avec amertume ce qu’il faisait là. Avec la certitude du néant de ses illusions, il retrouva toute son énergie. Il se leva, sortit sans tourner la tête, et, reprenant le chemin qui l’avait amené, il regagna la ville. C’était là l’heureuse promenade dont il revenait quand il avait rencontré son père.
Assis en face l’un de l’autre, les deux hommes continuaient leur déjeuner silencieux. Au dehors, sous la fenêtre, passaient en bandes emplissant la rue, les arrivants, sans cesse plus nombreux. Des détonation; éclataient au loin, et les cris d’appel, les plaisanteries, les chansons se mêlaient dans un joyeux vacarme. Toute la ville était en liesse, tout le canton était ré
pandu dans les rues, chacun se préparait à boire, à rire et à danser.
A Clairefont et dans la petitè maison de la rue du Marché seulement, la préoccupation et la tristesse régnaient. Vainqueurs et vaincus se montraient éga
lement soucieux: le marquis, parce que le fiancé d’Antoinette était arrivé la veille pour passer quelques jours au château ; Carvajan, parce qu’il voyait devant lui sombre et inquiet son fils qu’il avait rêvé de s’attacher par les liens d’un bonheur tranquille.
Le bon Honoré, subitement arraché à son égoïste abstraction, avait ét-é obligé de revenir aux cuisantes
réalités de la vie. La présence de M. de Croix-Mesnil lui avait replacé devant les yeux les difficultés de la situation financière, les inexplicables hésitations d’Antoinette remettant de mois en mois son mariage.
Le maire de la Neuville, au moment de triumpher, se demandait avec angoisse si quelque obstacle allait se dresser contre lequel toute son énergique volonté viendrait se briser. L’abattement de Pascal lui causait une sourde inquiétude qu’il n’était pas homme à sup
porter longtemps. Il décida de questionner hardiment son fils et d’avoir avec lui une explication décisive.
Il se promit de saisir le premier prétexte favorable, et alors, s’il le fallait, de découvrir ses plans, d’initier le jeune homme au secret de son ambition, de lui montrer le vaste avenir qui s’ouvrait, et, s’il ne pou
vait le garder par l’affection, au moins de le retenir par l’intérêt. Il ne se doutait point, au moment où il prenait cette résolution, que, quelques heures plus tard, un des incidents de ce jour de fête, qui devait être si fécond en grandes conséquences, allait lui fournir l’occasion souhaitée.
Dès le m:,tin, les habitants de Clairefont avaient été réveillés par l’explosion des boîtes traditionnelles, annonçant l’ouverture de la fête. Sur la façade du château, une fenêtre s’était ouverte, et Antoinette, en peignoir blanc, ses beaux cheveux pendant en lourdes nattes sur ses épaules, avait paru. Elle s’était accou
dée à l’appui, sérieuse et pensive. Son visage un peu, pâle, ses yeux rougis, attestaient les préoccupations d’une nuit d’insomnie. Et ces préoccupations n’avaient pas cessé avec le jour; car la jeune fille, immobile, restait indifférente au charme de cette belle matinée d’été.
Dans les parterres, les oiseaux se poursuivaient avec des cris joyeux, se posant sur les fleurs qui pliaient sous leur poids léger, laissant de leurs calices couler des gouttes de rosée, brillantes comme des dia
mants. La brise passant dans les feuilles des arbres les faisait frissonner avec un doux bruit. Et des corbeilles de roses un parfum pénétrant montait dans l’air tiède.
Antoinette songeait. Un pli creusait son front charmant, et son regard fixé dans le vide avait la langueur des larmes récemment versées. La porte de sa chambre, en s’ouvrant, l’arracha à sa douloureuse méditation. Elle se retourna et, reconnaissant la tante Isabelle, son mélancolique visage s’éclaira d’un sourire.
Vêtue d’une robe de chambre en cretonne à grandes palmes, ses cheveux gris ébouriffes sur sa tête, rouge comme une braise dès le matin, malgré une applica
tion copieuse de poudre d’amidon qui marbrait ses joues couperosées, la vieille demoiselle entra d’un air de mystère, et, allant à sa nièce, elle lui donna deux
rudes baisers. Puis, s’adossant à la cheminée, les mains derrière le dos, dans une posture masculine :
— J’ai entendu ta fenêtre s’ouvrir, et j’arrive... J’ai passé une nuit effroyable... je n’ai pas cessé d’avoir le cauchemar... Je ne sais pas si tu crois aux rêves... Moi, j’y crois... Ma mère les expliquait d’une façon admirable, et toujours ses prédictions se réalisaient.
Or, j’ai rêvé coq rouge... C’est signe de malheur et de mort... J’ai vu pendant mon sommeil un énorme coq rouge qui avait la figure de l’horrible Carvajan, et qui battait des ailes en criant... Je me suis réveillée en sursaut... toute en sueur... Tu m’en vois encore toute troublée et j’ai ma « suffocante ».
La tante Isabelle aspira l’air avec la violence et le bruit d’un soufflet de forge :
— Tu sais, poursuivit-elle, dans quelle situation nous nous trouvons ici... Il est arrivé hier soir un com
mandement d’avoir à payer cent soixante mille francs et des centimes... J’ai naturellement fait disparaître le papier... et je n’ai pas osé en parler à ton père... Il va pourtant falloir que nous avisions, car, enfin, cet état-là ne peut pas durer... Du reste, nous sommes sur nos fins, et je ne sais diable pas comment nous pourrons faire honneur à l’échéance... Cent soixante mille francs ne se trouvent pas dans le pied d’un mulet, et, pour ma part, je déclare que je n’en ai pas le pre
mier sou. II ne me reste que Saint-Maurice... C’est une bicoque à peu près logeable, et deux mille cinq cents francs de rente... Un toit pour vous loger aux jours de misère qui ne viendront que trop vite, et du pain pour que vous ne mourriez pas de faim... Ça, vois-tu, ma fille, la tête sous le couperet de la guillotine, je ne l’abandonnerai pas... car c’est la dernière