ressource, maintenant que ton père a si déplorablement tout dissipé et perdu...
Antoinette fit un geste de prière, et vint s’asseoir près de sa tante, lui montrant son doux visage pâli par les soucis...
— Tante, je vous en prie, n’accusez pas mon père... Ce qu il a fait, c’était pour le bien. Il a poursuivi des chimères, il s’est livré à des espérances folles, mais il n’avait qu’un but, nous enrichir et augmenter notre luxe... Il est, lui, sans besoins, vous le savez, et le petit château de Saint-Maurice lui paraîtra un palais, si nous y sommes tous à ses côtés...
— Eh ! je sais bien qu il a un cœur d’or... Mais il ne peut pas payer avec, malheureusement ! Et les créanciers que nous avons à nos trousses ne nous laisseront pas de répit... Malézeau a vu Carvajan et l’a trouvé dur et âpre comme à son habitude... Nous devons nons attendre à tout! Ma fille, c’est à se damner... Si nous ne trouvons pas d’ici à la fin de la semaine un expédient pour gagner du temps, il va fal
loir sauter lepas... Nous verrons l’huissier dans les salons de Clairefont, et on nous mettra à la porte de la maison des ancêtres... Qu’est-ce que M. de Croix- Mesnil va penser de ça ?
— Ce n’est pas de lui que je m’inquiète, tante, dit Antoinette avec un sourire. Je le connais... Il m’épou
serait aussi volontiers pauvre que riche... Et si je l’aimais...
— Tu ne l’aimes donc pas ? s’écria Mlle de Saint- Maurice d’une voix terrible. Comment ! Voilà près de deux ans qu’il te fait la cour...
— Je le juge charmant, tante, reprit la jeune fille avec une douce mélancolie, mais il n’est pas l’homme qu’il faut épouser lorsqu’on doit n’avoir pour tout bonheur que la tendresse de celui auprès duquel on est destinée à vivre. Vous le savez bien, et vous me l avez dit un jour vous-mème... Il est correct et un peu froid, capable de toutes les délicatesses, et acces
sible à tous les nobles sentiments... Mais il n’aura jamais les grandes initiatives des esprits d’élite, et les ardents dévouements des âmes passionnées... Accep
ter de devenir sa femme pour le voir risquer d’être entraîné dans notre ruine, avec la certitude qu’il n’aura ni l’énergie, ni le talent de triompher des difficultés qui nous entourant... non, tante, ce ne serait pas gé
néreux, ce ne serait pas digne... et je ne dois pas y consentir...
— Le fait est, le pauvre garçon, que s’il avait à se « débarbouiller » avec Carvajan, il ferait triste mine ! Ah ! si j’avais, comme dans les contes de lées, le pouvoir de lui donner du génie... mais un vrai génie sé
rieux et pratiqueras comme celui de ton père... avec quel plaisir je le verrais s’attaquer à ce vieux « schismatique » de maire!... Oh ! rendre à ce scélérat tout le mal qu’il nous a fait... le combattre avec ses pro
pres armes, triompher de lui, et en rire tout notre content!... Non, vois-tu, je ne sais pas ce que je donnerais pour ça !
La tante Isabelle agita sa tête avec violence, fit quelques pas dans la chambre, puis, s’asseyant en face de sa nièce :
— Pourquoi ton frère n’est-il pas aussi délié d’esprit qu’il est vigoureux de corps!... C’est lui qui se serait attaqué au maire et qui lui aurait fait toucher les épaules!... Mais il n’entend rien aux affaires... II est comme ton père et comme moi... Et je vois bien que c’est encore toi, ma fille, qui es la plus forte tête delà famille... N’importe! Singulier temps que celui où un Carvajan peut tourmenter un Clairefont, et où il n’y a pas d’autre aide, d’autre secours à attendre que de soi même... Autrefois, on serait allé trouver le roi... et en un tour de main l’affaire aurait été arrangée... Aujourd’hui rien... Si la balance penche, c est du côté de ces drôles... et toutes les grâces sont pour eux... Plus ils sont scélérats, plus ils sont sûrs d’être lavorisés. Ma pauvre enfant, tu le vois, nous
n’avons pour nous aucune chance, et il faut nous résigner...
— C’est ce qu’il y aura de plus facile, tante... et nous ne changerons guère d’existence. Comment vivons-nous depuis deux ans ? De la façon la plus misérable... Nous sommes tous les quatre perdus dans ce grand château froid et silencieux. Nous nous y cherchons tristement... Or, la pauvreté est cent fois plus pénible dans une demeure faite pour le luxe, que
dans une modeste maison... C’est à Clairefont que je suis née, que j’ai grandi, et que j’ai souffert. Mille liens m’attachent à cette terre... Mais je les romprai sans regrets si nous devons trouver ailleurs le repos et la sécurité de la vie... Que mon père soit calme et libre, que sa vieillesse soit à l’abri des agitations et des soucis, que nous sortions des difficultés de l’heure présente, avec notre nom intact, et je vous le jure, je n’aurai pas une larme pour le passé brillant, je n’aurai que des actions de grâces pour le présent humble et heureux.
— Et tu resteras fille?
— Et je resterai fille, ma foi oui, tante, comme vous. Nous finirons toutes les deux par avoir le même âge... Nous nous créerons des manies... Nous joue
rons aux cartes, nous mettrons des petits bonnets à rubans très jeunes. Nous ferons des confitures... Papa nous racontera ses inventions qu’il n’aura pas le moyen de réaliser, et nous les admirerons sans arrière-pensée puisqu’elles ne coûteront plus rien... Et comme nous trouverons toujours bien à Saint-Maurice de quoi nourrir un cheval, quand il fera beau et que nous aurons été très sages, nous courrons les bois en voiture avec Robert... Allons, riez, tante. Il se rencontrera encore de bons jours pour nous... Avec de la philoso
phie on s’accommode de tout dans la vie. Et quand on est avec ceux qu’on aime, de quoi peut-on se plaindre ?
La vieille fille se dressa en pied, elle ouvrit ses longs bras, et, saisissant sa nièce par les épaules, elle la serra avec force sur sa poitrine osseuse.
— Chère enfant du bon Dieu ! s’écria-t-elle avec attendrissement, oui partout où tu seras il y aura du bonheur. Tu es notre lumière, notre rayon... Sans toi,


qu’est-ce que nous deviendrions ? Va, tu as raison, n’épouse pas ton dragon... Avec nous tu seras pauvre,


mais, au moins, tu resteras libre... Avec lui tu serais un peu plus riche, mais tu ne t’appartiendrais plus !
Et ce serait un désastre ! Je suis une abominable égoïste, je ne pense qu’à moi quand je t’encourage dans tes idées d’indépendance... Mais, me blâme qui voudra... tu es ma vivante excuse.
Elle tenait entre ses vastes mains la tête de la jeune fille et la contemplait avee adoration. Dans le désordre de ses cheveux, avec son teint rosé, ses yeux bleus, sa bouche tendre et son air de candeur fière, Antoi
nette rappelait ces charmantes figures de Greuze, pleines à la fois de grâce pudique et de coquette innocence. Ses bras nus sortaient des manches de son pei
gnoir, et au bas de la jupe tuyautée, dans une petite mule de satin, apparaissait le bout d’un pied mignon qui s’agitait léger, comme un oiseau prêt à s’envoler.
— Ne vous adressez pas de reproches, tante, dit Antoinette, en se détournant un peu, vous n’aurez pas influé sur ma volonté... Ma décision est prise depuis longtemps déjà, et je n’attends qu’une occasion pour la faire connaître à M. de Croix-Mesnil. . C’est un galant homme, ne craignez rien, il comprendra mes raisons, et restera notre ami... Quant à mon père, le mieux est de ne lui rien dire. Aujourd’hui surtout...
Laissons passer la fête. Et demain, s’il y a lieu, nous tiendrons conseil de famille...
— Espérons que rien de fâcheux n’aggravera la situation, dit la tante de Saint-Maurice. J’ai de mauvais pressentiments... Et rarement ils m’ont trompée...
Mlle de Clairefont agita sa tête pensive...
— Nous prierons le bon Dieu de nous épargner un surcroît de tiistesse. Il ne peut vouloir nous accabler... Mais si c’est son dessein...
— Alors, espérons que ce sera moi seule qu’il frappera, s’écria la vieille fille, avec une ardeur de dé
vouement qui fit monter des flammes à son visage, et que vous, mes chers enfants, vous serez épargnés.
Une bouffée d’air plus vif apporta aux deux femmes le son de la cloche de l’église qui tintait dans l’éloignement. ..
— Voici le premier coup de la messe, dit la tante Isabelle, et je n’ai pas encore commencé à me coiffer... Je me sauve... A tout à l’heure...
Et, gagnant la porte du couloir en deux enjambées, elle disparut comme un tourbillon.
La tante de Saint-Maurice n’était jamais longue à se « mistrifriser », comme elle disait. Et du château à l’église, on ne comptait pas cinq minutes de marche. Le curé n avait pas fini de faire solennellement le tour
de la nef en donnant la bénédiction, que Mlle de Clairefont, suivie de sa tante et de M. de Croix-Mesnil, avait gagné sa place et s’était mise à prier. Rien ne vint la distraire, tout se passa avec la régularité habituelle, le fils du bedeau, qui servait la messe, se mou
cha avec un éclat irrespectueux pendant l’élévation, et reçut de son père, qui chantait au lutrin, un coup d’œil furibond, avant-coureur de terribles taloches. Mlle Bihorei, la sœur du curé, frappa de petits coups secs, sur son prie-Dieu, avec son paroissien, pour in
diquer aux enfants de l’école le moment de se lever ou de s’asseoir.
Le profond soupir que poussa Pascal en découvrant M. de Croix-Mesnil ne parvint pas jusqu’aux chastes oreilles d’Antoinette, et le bruit des pas de celui qui
l’adorait n’éveilla aucun écho dans sa pensée. Elle demeura calme et recueillie jusqu’au moment où sa tante, lui poussant légèrement le coude, murmura ces
paroles : — Prépare-toi pour la quête... La jeune fille ferma son livre, leva la tablette de son prie-Dieu, et prit l’escarcelle de velours, sur laquelle, fanées, se distinguaient les armes de Clairefont.
Le bedeau, sa canne de baleine à pomme d’argent à la main, s’approcha d’elle avec une profonde révé
rence. Antoinette, sortant de son banc, s’avança vers le chœur. Tout en marchant, il lui semblait que la
bourse qu’elle tenait à la main n’était pas vide, et qu’un léger bruissement métallique s’y faisait entendre. Etonnée, elle desserra les cordons de soie, et, avec une surprise qui lui fit monter le rouge au visage, sur le fond de chagrin noir, elle vit briller cinq pièces d’or,
Tiès troublée, elle parvint devant l’autel, s’inclina, puis commença à quêter. Les centimes et les sous tombaient dans l’escarcelle, recouvrant les louis mys
térieux, et, inconsciente, la jeune fille continuait à parcourir les bancs, murmurant machinalement les paroles habituelles : Pour les pauvres, s’il vous plaît...
Et tout en marchant elle pensait : Qui donc est venu ce matin dans l’église et a généreusement fait cette charité anonyme?
Elle jeta vivement les yeux autour d’elle, sondant du regard les coins obscurs, comme pour y découvrir le donateur inconnu. Mais elle ne vit que les visages familiers des paysans des environs. Pascal était loin,
les murs de pierre qui l’avaient vu passer étaient silencieux, et le secret paraissait devoir être bien gardé.
Antoinette, jusqu’à la fin de la messe, se montra distraite. Son livre resta inutile dans ses mains, elle ne songea pas à lire ses prières. Elle resta les yeux
fixés sur un grand vitrail donné par son arrière-grandpère et représentant la lutte de Jacob avec l’ange. Le fils d’Isaac serrait dans ses bras vigoureux son céleste adversaire, qui lui échappait d’un coup d’aile. Au bas,
le peintre avait tracé cette inscription en caractères gothiques : Ainsi l homme attaché à la terre s’efforce de conquérir le ciel.
Et il semblait à Mlle de Clairefont que le visage,de Jacob, qu’elle n’avait jamais regardé attentivement,


offrait une singulière ressemblance avec celui d’une personne qui ne lui était pas étrangère... Elle con


naissait cette figure énergique, encadrée d’une barbe brune, ces yeux perçants... Mais elle ne pouvait y mettre un nom... Elle cherchait dans sa mémoire et ne trouvait pas.
Le prêtre avait déjà quitté l’autel. Tous les assistants s’étaient levés, se hâtant vers la sortie, qu’Antoinette demeurait encore immobile et absorbée ..
— Allons, ma chérie, il faut nous en aller, dit la tante Isabelle... Baron, veuillez nous attendre devant le porche... Nous avons à rendre de? comptes à notre cher curé...
M. de Croix-Mesnil s’inclina silencieusement et gagna la porte, pendant que les deux femmes se dirigeaient vers la sacristie. Le curé de Clairefont, vé
nérable prêtre doux et simple, avait baptisé Antoinette et lui avait fait faire sa première communion. Les deux femmes le trouvèrent ôtant ses vêtements sacer
dotaux. S’arrachant aux mains de sa sœur qui lui dégrafait son surplis, il s’élança au-devant d’elles.
— Au nom du ciel, mon cher abbé, ne vous dérangez pas, s’écria la tante de Saint-Maurice, nom ne faisons qu’entrer et sortir... Antoinette vous apporte su. collecte... et nous nous sauvons... Excusez-nous...
(A suivre.) Georges Ohnet.