QUE DE CHOSES DANS UN MENUET ! disait ce danseur d’un autre temps. Que de choses dans une semaine! Un ballet à grand orchestre, la reprise d’un opéra, la pièce nouvelle du Gymnase, une reprise à l’Odéon, Rigoletto ici, D ana là, le prince Zilah, l’ouverture d’un cirque d’amateurs et la rentrée en scène de M. Félix Pyat ! Voilà plus d événements qu’il n’en faut pour remplir une semaine de Paris.
Le ballet est somptueux. M. Paul Clèves a risqué deux cent mille francs peut-être sur cette Messalina d’un chorégraphe bien vivant et d’un maestro mort. Une tragédie en ballet! De l’érudition traduite par la Cornalba! Car il n’est plus question de la Zucchi. La
Zucchi danse à Florence, à Naples, à Rome, je ne sais où et les çucchistes les plus fanatiques pourraient bien être devenus des cornalbistes. La Cornalba, qui est Piémontaise, succède dans la faveur parisienne à cette Zucchi qui était Parmesane. On a bombardé de fleurs la Cornalba : fleurs en bouquets, fleurs en corbeilles. Et voilà Messaline à la mode !
Théodora, Messaline, bientôt Cléopâtre, de feu Victor Massé. Toutes les grandes coquines de l’antiquité y passeront. C’est une résurrection des colos
sales impures de l’histoire. Ce qui prouve que tout revient en ce monde.
Voyez M. Félix Pyat. Le voilà rentré au théâtre. Il était fait pour écrire des drames et non pour en jouer.
C’est là un des exemples frappants de ce que peut un homme de lettres dévoyé, fourvoyé dans la politique. Mais, pour Félix Pyat, l’erreur ne date pas d’hier.
Toutes ses pièces de théâtre ont été des proclamations ou des déclamations de club. Il a toujours traité, souvent avec une rare éloquence, les spectateurs assemblés comme des auditeurs de réunions publiques.
Ouvrez, si vous le rencontrez, son drame, Diogène, joué à l’Odéon par Bocage en 1846, et vous y trouve
rez tout entier le rédacteur en chef du Vengeur de 1871.
Diogène, jeune, en habit de voyage, la chlamyde courte et le bâton à la main, entre dans Athènes, en secouant, après une longue course, la poussière de ses pieds. Il regarde la place publique. A droite et à gauche, des palais, les statues de la Fortune, de la Gloire, de Miltiade de Périclès, les temples de Minerve et de Mercure. Puis, au fond, une fontaine.
— Que c’est beau! Que c’est grand! Que d’or et que de marbre!


Et Diogène, ébloui, se demande ce qu’il fera dans cette grande ville.


Puisque Miltiade, un soldat, a une statue d’or, il se fera soldat.
Mais Cynégire entre estropié, ayant une jambe de bois et un bras en écharpe et demandant l’aumône. Athènes laisse mendier ses héros. — Je ne serai pas soldat !


Diogène aime le travail : il sera ouvrier.


Entrent deux maçons portant un homme couché sur une civière.
— Que portez-vous donc là?
— Un des nôtres, un pauvre ouvrier maçon qui vient de se casser les reins en tombant du haut d’un palais.
— Et il est mort?
— A peu près. Nous le portons chez lui, où il achèvera de mourir, faute de secours.
— Faute de secours!... Dans un pays où ils font ces merveilles, les ouvriers meurent faute de secours! « Tenez! (Il donne une obole).


— Que les dieux te le rendent! Et Diogène :


— Je ne serai pas ouvrier!
Que sera-t-il? Poète? Voici Sophocle insulté et accusé de folie. Artiste? Voici Phidias emprisonné pour dettes. Philosophe? Voici Socrate condamné à boire la ciguë. Non, Diogène sera chien, Diogène déchirera, Diogène sera féroce :
— Et gare à toi, Athènes, qui me métamorphoses ainsi, qui fais envier aux hommes le sort des bêtes. Voilà mes mâchoires qui allongent, il me semble que mes chevenx se hérissent. Je n’ai plus de dents, j’ai des crocs. Je vais aboyer et je vais mordre, je ne suis plus Diogène l’Athénien, je m’appelle Diogène le Cynique!
Il y aurait à écrire une physiologie parisienne particulière, celle de l’auteur dramatique à la veille d’une première. Harassé par ses répétitions, il est encore plus effaré par le nombre d’heureux qu’il voudrait faire et le petit nombre de places dont il dispose. Il se livre,
navré, à des calculs impossibles. Et le problème est celui-ci : « Une salle ayant telle dimension, comment arriver à faire que le contenant soit plus petit que le contenu? » Hélas! question insoluble! Et que de mécontents on fait malgré soi ! Ludovic Halévy nous disait, un jour, que le redoutable problème des places à trouver pour ses premières avait influé profondément sur la détermination cu’il avait prise (temporairement, j’espère) de ne plus écrire de pièces de théâtre.
Le fait est que la situation d’un auteur qui ne peut répondre comme il voudrait à ce qu’on lui demande est désolante. Il ne sait à quel saint se vouer. Les plus proches amis n’auront pas de lui ce qu’ils sont en droit d’en attendre et, lorsque le rideau prêt à se lever sur son œuvre, il regardera la salle par le trou cerclé de cuivre, il apercevra, aux meilleures places, des spectateurs qui n’auront évidemment point payé leur fauteuil et qui auront réussi à pénétrer où lui, l’auteur, ne peut point toujours faire entrer ses proches!
Je me rappelle un charmant garçon venant demander un fauteuil d’orchestre à Larochelle, pour une première à la Gaîté.
— A quel titre, monsieur? — A quel titre ?
-- Oui. Etes-vous journaliste? — Non, monsieur!
— Ami de l’auteur? — Non, monsieur!


— Actionnaire ou fournisseur du théâtre?


— Non, monsieur. Pas du tout. Mais j’ai un titre qui vaut tous les autres : je vais à toutes les premières! —- Gratuitement?
— - Dame, mon cher directeur, si je payais je n’irais plus à toutes les premières !
Il y a aussi l’ami à qui Eugène Labiche donne un fauteuil pour une de ses premières et qui vient le len
demain, enchanté, remercier l’auteur. Peut-être connaît-on le trait, mais il est joli.


— Je regrette bien de vous avoir fait passer une pareille soirée, dit Labiche. La pièce n’a pas réussi.


— Oh ! répond l’ami, qu’importe, mon cher? J’aime autant cela! Je vais même plus Ioin,q’aime mieux çà : je n’avais jamais vu une pièce tomber !
Nous allons avoir, paraît-il, une première qui sera unique : une revue de fin d’année écrite par les rewievers du cercle des Mirlitons, Jacques Normand et Gaston Jollivet, et jouée en matinée au Trocadéropar des amateurs, des comédiens et des comédiennes. La recette ira droit à la caisse de l’Œuvre de l’Hospitalité de Nuit, si l’archevêque de Paris veut bien que le produit d’une œuvre élu démon profite à une fondation de charité. Voilà une matinée où le Trocadéro, cette monumentale glacière, ne sera pas vide.
Et, dans une revue destinée à ne fleurir qu’un jour on peut s’en donner des allusions et des critiques!...
J’ouvrais hier un vieux vaudeville de Clairville et Jules Cordier les Représentants en vacances. II y a là un rondeau, très plaisant, qu’on pourrait remettre à l’ordre du jour dans une plaisanterie de ce genre. C’est un député qui se plaint de la quantité de sollicitations, de demandes et de réclamations qu’il reçoit :
« — Monsieur, donnez-nous une route ! « — Monsieur, songez à nos canaux !
« — Monsieur, faites coûte que coûte « Passer les chemins vicinaux ! « Le pont est en mauvais état !
« Notre école tombe en ruine ! « En place de cette colline.
« Faites-nous faire un chemin plat ! » Ainsi, le trésor en détresse
Devrait combler tous les souhaits De gens qui demandent sans cesse Et ne veulent payer jamais !
Oui ! pas de recettes ! Voilà
Pourquoi on veut tant de dépenses, Et le ministre des finances
Est chargé d’arranger tout çà. Il nous faudrait, c’est véridique, S’il n’était pas un aristo,


Pour présider la République Le comte de Monte-Cristo.


Encor, pour vous contenter tous, Monte-Cristo ferait faillite S’il ne recevait la visite


Que de quémandeurs tels que vous !


Et, à dire vrai, en fait de revues et de satires, les railleries les plus banales sont les plus assurées de demeurer des actualités, sous tous les gouvernements.
Alphonse Karr a raison de se vanter d’avoir trouvé la formule de la politique moderne: Plus ça change,plus c’est la même chose !
— Il y a des volumes réputés célèbres, disait-il naguère, qui dureront moins que cet axiôme-là!
Et nous avons eu, pour nous distraire, un meeting anarchiste, original en cela qu’il n’avait pas lieu
sur la place de l’Opéra mais dans la salle Rivoli, et qu’en outre il était international. Anglais et Français ont fraternisé en dansant — mais en dansant la Carma
gnole. Je ne parle de ces incidents politiques que parce qu’après tout nous sommes dans l’année des élections et qu’aussi bien il n’y a rien de nouveau dans le high life et que les prédicateurs du Carême, qui sont à l’ordre du jour, ont à peine commencé leurs sermons.


Donc, les anarchistes dansent la Carmagnole. Ils sont illogiques, ces gens. Ils crient : « Plus de guerre!




Fraternité ! Union des ouvriers! » et le refrain est la vieille sabotière d’autrefois:


Vive le son Du canon !


Anarchie voudrait donc dire : « Amour de la paix à coups de fusil. »


Mais j’aime assez cette profession de foi d’un de ces orateurs :
— Il y aura des anarchistes tant qu’il y aura des bourgeois !
Ce qui pourra durer longtemps.
Elle me rappelle, cette profession de foi, le mot de cet accusé à un procureur du roi : — Ma profession? Voleur!
— Comment, vous avouez...
— Pourquoi pas? S’il n’y avait pas de voleurs, il n’y aurait pas de procureurs du roi !
Si les bourgeois avaient la gentillesse de disparaître, il n’y aurait plus d’anarchistes ! Mais il y aurait les anarchistes devenus bourgeois !
Perdican.
COURRIER DE PARIS
On voit la doctrine. Tout le pessimisme belliqueux de ces dernières années transparaît déjà dans ces tirades. Théodore Barrière devait plus tard, au prologue des Filles de Marbre, reprendre et rééJiter le pro
logue du Diogène de Pyat. Mais plus encore que l’auteur dramatique, le socialiste se montre à plein
dans ces scènes violentes que Bocage paraît-il, jouait avec tant d’âpreté. C’est Félix Pyat qui a écrit le Brigand et le Philosophe où il passe cinq actes à nous prouver que les brigands sont des philosophes et les
philosophes des brigands L’auteur du Chiffonnier de Pans a repris ses théories dans l’Homme de peine et ce drame nouve u est le drame d’un revenant.
Cette semaine, on pourrait presque modifier le fameux place aux jeunes par un place aux vieux! Il est un immortel parmi eux et on l’a fêté, celui-là, avec tout le respect dû au génie. Désormais l’anniversaire de la naissance de Victor Hugo sera une institution littéraire et, de son vivant, le poète assiste à ces cente
naires dont on honore la mémoire des Corneille et des Molière. Avez-vous vu le numéro exceptionnel que lui offre le Gil Blas? Toutes les signatures les plus célèbres et les plus diverses s’y rencontrent et on voit des rois, de ces rois qui épousaient des bergères autrefois, adresser des madrigaux aux poètes, comme Charles IX parlant de sa couronne à Ronsard :


Mais, roi, je la reçois ! Poète, tu la donnes !


Voilà des cérémonies consolantes et touchantes. Fêtes de l’Intelligence. On a raillé le mot comme on raille tout. Mais il est exact.
La fête du cirque Ménier aura eu un tout autre caractère que le banquet de Victor Hugo. M. Albert Ménier, un aimable homme, fort riche, s’est- épris, comme M. Molier, de la passion des exercices équestres et, pour faire pendant au cirque déjà fameux de la rue Benouville, il a fait bâtir, au bout de l’avenue de Villiers, non loin du boulevard Bineau, un cirque tout neuf et très élégant, dit-on, au numéro 53 du boulevard Eugène. Et la fin de la semaine verra l inauguration du cirque Ménier. La carte d’invitation àcette soi
rée équestre — aussi courue qu’un grand prix — porte cette indication : « On dansera. » Je sais qu’il est fort dif
ficile d’obtenir une de ces cartes et je remercie fort M. Albert Ménier de m’en avoir envoyé une. On ne se dispute pas plus les pl ces pour la première du prince Zilah qui aura lieu, sans doute, à l’heure même où commencera la soirée équestre du cirque Ménier.