LA GRANDE MARNIÈRE


(Suite)
Mlle Bihorel, ouvrant la bourse de velours en versait déjà le contenu sur la table de bois, et l’or, l’ar
gent et le cuivre se répandaient pêle-mêle ; elle poussa un cri de surprise :


— Voyez, mon frère...


Le prêtre sourit, et prenant les mains de la jeune fille:
— Vous avez été prodigue... Je reconnais à votre cœur... Mais c’est trop mon enfant... et je devrais vous gronder plutôt que de vous remercier.
A ces mots, les joues d’Antoinette s’empourprèrent, elle essaya de se détourner, mais les regards de la tante de Saint-Maurice se fixèrent sur elle avec une telle expression d’étonnement qu’il lui fut impossible de se taire.
— Je ne mérite aucun remerciement, monsieur le curé, dit-elle vivement. Cet argent ne vient pas de moi : je l’ai trouvé dans ma bourse avant de commencer la quête...
Cette fois, l’étonnement de la tante Isabelle devint delà stupéfaction. Elle resta un instant muette, puis, poussant un soupir qui ressemblait à un hennissement, le visage incendié par l’émotion qu’elle éprouvait :


— Voilà qui est un peu fort, s’écria-t-elle. Comment cela a-t-il pu se faire? J’ai envoyé Germain,


moi-même, hier soir, porter la bourse dans ton prie- Dieu... Se serait-on permis, par hasard, de fouiller?...
— Mais, tante, interrompit la jeune fille, avec une vivacité enjouée, en tous cas ce n’est pas un voleur, puisqu’au lieu de me dérober quelque chose... on m’a laissé de l’argent pour les pauvres. D’ailleurs n’a-t-il pas pu tout simplement poser la bourse sur mon prie-Dieu? Enfin, je vous prie, de quelle impor
tance est cette affaire, pour qu’autour vous meniez si grand bruit ?
Elle avait des larmes dans les yeux, et sa voix commençait à trembler. La tante Isabelle craignit de lui avoir fait de la peine, et voulant la calmer, elle dit en riant :
— Allons ! Tu verras que c’est le baron qui se sera levé au petit jour pour aller « en catimini » te préparer la surprise de son offrande...
— Tante, vous savez bien que cela ne peut être ; M. de Croix-Mesnil n’est pas matinal, d’abord et, ensuite, il ne savait pas que je devais quêter...
— Je ne vois personne dans le pays à qui nous puissions faire honneur d’une telle libéralité, dit Mlle Bihorel, songeuse...
— Et aucun étranger, à ma connaissance, n’est venu visiter l’église, ajouta le curé... Il s’arrêta brus
quement, son visage s’éclaira, et frappant ses mains l’une contre l’autre :
— A moins que ce ne soit le jeune homme que j’ai vu ce matin en faisant le tour de l’église, pour la bénédiction...
— Quel jeune homme ? s’écria Mlle de Saint- Maurice, dont les sourcils se froncèrent.
— Un jeune homme brun, avec de la barbe, qui se tenait près des fonts baptismaux dans un coin sombre, à droite de l’entrée...
Comme par enchantement, le visage de Pascal fut évoqué par Antoinette. Il lui apparut, c’était lui, — elle le reconnaissait maintenant — qui ressemblait au fils du patriarche luttant avec l’ange. Comme l’avait écrit le peintre, voulait-il donc gagner le ciel ? Et que pouvait être le ciel pour un Carvajan, sinon l’amour d’une Clairefont? C’était lui, à n’en pas douter, qui s’était glissé jusqu’à son prie-Dieu, qui l’avait ouvert,
et qui y avait laissé cette preuve de son indiscrète curiosité.
II lui sembla étrangement hardi. La voix de son orgueil s’éleva avec colère contre l’audacieux. Que voulait-il ? Qu’espérait-il ? Parce qu il s’était trouvé face à face avec elle sur un chemin banal, pensait-il s’imposer à sa pensée? Prétendait-il la forcer à la reconnaissance par son offensante générosité?
Cependant une voix plus douce, celle de sa raison répondait: Qu’y a-t-il là dont tu puisses te plaindre? Il a fait la charité par tes mains, et en se cachant. Il eût pu rester dans l’église, attendre ton passage, et
ouvertement te donner son aumône. Il a craint de te déplaire. Il n’a pas osé affronter ton regard. Il a été timide et respectueux. Vas-tu le lui reprocher?
Et c’était justement ce mystère qui la froissait. Elle se trouvait engagée ainsi, malgré elle, dans une sorte de complicité avec le. fils de l’ennemi de son père. Elle occupait une place dans sa pensée. En la voyant, il pourrait sourire, comme s’il y avait entre elle et lui un commencement d’entente secrète. Elle eût voulu le nommer, crier que c’était lui qui avait eu la har
diesse de violer la cachette de son prie-Dieu, et lui rejeter cet argent dont elle ne voulait pas.
Elle n’osa point devant ce prêtre et devant sa sœur. Il lui sembla qu’un tel aveu serait une humiliation pour la maison de Clairefont tout entière. Et bourrelée assombrie, elle demeura silencieuse.
— Maintenant que tu as rendu tes comptes, ma fille, sauvons-nous, dit la tante de Saint-Maurice ; il y a belle lurette que le baron bat la semelle à la porte... Allons le relever de sa faction... Au revoir, mon cher abbé... Et vous, petite, bonjour...
La petite Bihorel, qui avait la cinquantaine, fit une révérence de d vote et conduisit lès deux dames du château jusqu’à la porte de la sacristie. A peine la tante et la nièce furent-e les seules dans l’église, que Mlle de Saint-Maurice regardant Antoinette avec des yeux pétillants de curiosité :
— Ah çà, ma belle, je suppose que tu as reconnu ton donateur au portrait que le curé a tracé de lui ? C’est assurément le jeune sire de Carvajan, en personne..
— Tante ! murmura la jeune fille avec ennui.
— Eh bien1 Quoi donc? Le fils de ce vieux coquin, pris de remords peut-être, rend un peu de l’argent volé par son père, et se sert de ta main pour faire cette restitution agréable aux hommes et à Dieu... C’est fort moral, et du dernier galant... Tu vas voir que nous aurons, sans nous en douter, un allié dans la maison du monstre...
— Je vous en prie, tante, ne plaisantez pas sur un pareil sujet ! dit Mlle de Clairefont d’une voix tremblante et avec des larmes dans les yeux...
— Tu pleures! s’écria la vielle fille avec étonnement... Je ne te comprends pas...
— C’est que tout cela m’humilie et me blesse... C’est que je ne peux pas admettre qu’un étranger s’in
troduise ainsi de force dans ma vie... Je ne connais pas cet homme, il m’est odieux par avance, et je ne veux rien savoir de lui, si ce n’est qu’il est le fils de son père, et que je dois par conséquent, sinon le mé
priser, au moins le haïr. D’ailleurs, qui vous dit que ce n’est pas par bravade qu’il est venu apporter cet argent ? N’y a-t-il pas là une cruelle raillerie? Ne nous sait-il pas appauvries au point de ne plus pouvoir faire comprendre que, sans un Carvajan, n us serions con
traintes de laisser vide la main que nous tendent les malheureux?
— Et là ! comme tu t’animes ! Le sujet, à vrai dire, n’en vaut pas la peine.Voilà un gaillard qui, pour cent francs, aura trouvé moyen de faire parler de lui... Et les oreilles ont dû lui « clocher ». S’il a fait un calcul, il n’est déjà pas si bête... Mais avant de laisser de côté le personnage, un dernier mot : je ne le crois pas un diable si noir que tu te l’imagines... Il a eu autre
fois des démêlés avec son père... Il est vrai que le voilà rentré dans la maison. Mais est-ce une raison pour qu’il soit d’accord avec le vieux scélérat? Moi, mon rêve serait de les voir se dévorer l’un l’autre... Carvajan contre Carvajan
...... A corsaire, corsaire « ennemi ». Serait-ce amusant!
— Vous ne jouirez pas de ce spectacle, tante, dit Antoinette avec une dédaigneuse amertume. Le mo
ment venu, soyez sûre qu’ils se trouveront d’accord pour nous accabler... Quoi qu’il en soit, ne parlons plus jamais de ce qui vient de se passer...
Elles sortirent de l’église. M. de Croix-Mesnil,très occupé à déchiffrer une épitaphe sur la pierre qui ser
vait de seuil, se tourna vers elles en souriant. C’était un très joli garçon de trente ans, aux yeux noirs et à là moustache blonde, d’une charmante distinction de manières, et d’une exquise aménité de caractère. Il avait donné des preuves de br.liante valeur pendant la guerre, sous les ordres du général de Charette. On le citait comme un de ces hommes doux qui vont au danger sans fracas, et qui, d’une voix tranquille, don
nent des ordres mortels. Il était vêtu d’un pantalon bleu foncé, d’une jaquette à petits carreaux blancs et noirs, et coiffé d’un feutre gris.
— Je fais appel à tous mes souvenirs classiques pour arriver à comprendre cette inscription latine...
Il y est question, si je ne me trompe, d’un abbé de Clairefont, qui a été enterré là, voulant que le pied des fidèles, en entrant dans le temple, foulât sa dépouille terrestre... Calcabunt fidelium pedes...
— Parfaitement, dit la tante de Saint-Maurice... C’est Foulque de Clairefont... prieur de Jumiège. Si cela peut vous être agréable, le marquis vous contera son histoire... Il commença par être mousquetaire,
fut un grand sacripant, devint un modèle de piété, et finit comme un saint... C’est la gloire religieuse de la maison... Son portrait est dans l’oratoire...
— Voici mon père et Robert qui viennent à notre rencontre, interrompit Antoinette.
Le marquis, marchant lentement, appuyé sur le bras de son fils, s’avançait le long de l’avenue de tilleuls qui conduit du village à la grille du château. Robert, quittant pour un jour les habits de chasse qu’il por
tait habituellement, était vêtu d’un costume de drap bleu qui faisait valoir la robuste élégance de sa taille. Il causait gaiement avec son père, et, de la main gauche, tenait en laisse le lévrier d’Antoinette. En aper
cevant sa sœur, il lâcha le chien qui, partant comme un trait, avec des jappements caressants, se roula aux pieds de la jeune fille.
— Pourquoi donc avais-tu attaché cette pauvre bête ? dit Mlle de Clairefont qui avait hâté le pas, en arrivant à portée de la voix.
— Parce qu’elle avait déjà pris sa course et s’apprêtait à aller te retrouver à l’église... Or, je ne crois pas que la messe soit dite pour les chiens...
— Ah ! c’est vrai, fit Antoinette en souriant... Quand M. de Croix-Mesnil est ici, Fox ne veut pas me quitter.
— Il est jaloux, parbleu! s’écria Robert avec une grosse gaieté.
— Il n’y a pas de quoi, pourtant, répliqua doucement le baron, et des deux rivaux, le mieux traité par mademoiselle n’est certainement pas l’homme...
— Allons, Croix-Mesnil, tout finira par s’arranger, mon cher enfant... dit le marquis. Rentrons au châ
teau et, après le déjeuner, je vous montrerai mon nouveau fourneau... Vousverrez, c’est une merveille... Quand on a inventé un appareil aussi simple et des
tiné à être aussi fécond en résultats extraordinaires, il ne faut douter de rien... La Grande Marnière va re
prendre proeh finement son activité, et, cette fois, avec de tels progrès dans la fabrication de la chaux, que c’est la fortune certaine... Vous verrez ! vous verrez!
Et il se frotta gaiement les mains en trottinant du côté du château. Antoinette et la tante de Saint-Mau
rice échangèrent un rapide regard Le cœur de la jeune fille se serra en entendant l’inventeur parler avec confiance de travail et de richesse, quand il était à la veille de l’expropriation et de la ruine.
Tout à sa fantaisie, le vieil enfant s’amusait de son jouet, quand la catastrophe, qui le menaçait depuis si longtemps, était devenue imminente. Combien la chute si inattendue allait lui paraître profonde et douloureuse! De quelle façon lui faire connaître sa situa
tion exacte? Quels moyens employer pour lui porter un coup si cruel ? Et, surtout, comment le rappeler à la raison, le guérir à jamais de sa folie, et obtenir de lui qu’il renonçât aux rêves qui étaient le principe même de sa vie, l’élément unique de son bonheur?
— Il faudra que nous allions ce soir à la fête, mes enfants, reprit M. de Clairefont... Nous laisserons tomber la chaleur du jour, et, après le dîner, nous descendrons tranquillement faire un petit tour d’une heure...
Le visage d’Antoinette se rembrunit.
— Croyez-vous que notre abstention serait mal interprétée, mon père? dit-elle avec contrainte. Ces assemblées sont vraiment sans intérêt pour nous... Qu’irons-nous y faire?
— Mais nous conformer à un usage... Moins que qui que ce soit, n us avons le droit de ne pas respecter les traditions...
— Sans doute, mais ce sera bien fatigant pour vous d’être au milieu d’une cohue, au travers de ce tumulte et de cette poussière, reprit Antoinette, qui frémissait