à la pensée qu’un mot malveillant, une allusion indiscrète, pût révéler brutalement la vérité au vieillard.
— Oh! moi, ma fille, je ne tiens pas à sortir de Clairefont, et votre présence à vous autres jeunes gens suffira largement.
— E.i bien! donc, nous irons, dit la jeune fille avec empressement, et nous vous représenterons. De la sorte, vous pourrez être en repos... Et nul n’y trouvera à redire...
— Voilà qui va bien, mademoiselle la Sagesse, dit Honoré en souriant, et je suis heureux de te satisfaire... Je profiterai de la circonstance pour com
mencer une analyse chimique que je remets depuis quelque temps, dans la crainte de m’attirer des reproches.
— Eh ! mon cher, s’écria aigrement la tante Isabelle, la dernière fois vous avez, avec les vapeurs qui sortaient de votre cabinet, noirci tous les cadres de la galerie... Et mon linge a senti mauvais pendant plus de quinze jours...
— C’est vrai, avoua le savant avec humilité, dans ma préoccupation, j’avais oublié d’ouvrir les fenêtres,
et j’ai gâté quelques dorures... Mais je ferai bien attention cette fois...
Ils entraient dans la cour d’honneur. Le vieux Germain, les apercevant, sonna cérémonieusement la clocle pour annoncer le déjeuner, et, s’approchant de son maître, avec un profond salut :
— Monsieur le marquis est servi...
— Allons. Antoinette, donne-moi ton bras.
Et, appuyé sur sa fille, comme il en avait l habitude, avec plus de nonchalance câline que de réelle
faiblesse, le vieillard, d’un pas traînant, se dirigea vers la salle à manger.
C’était le moment où Carvajan et Pascal, assis, tous deux, sans se parler, au rez-de-chaussée de la petite maison de la rue du Marché, agitaient de graves résolutions. L’un se proposait de resserrer les liens qui retenaient son fils près de lui ; l’autre, de se dégager complètement des projets de son père et de s’é loigner.
La fête, interrompue, pour une heure, par le repas, avait fait trêve à ses rumeurs et à son agitation. Un soleil de plomb pesait sur la campagne, et, dans les arbres de la promenade, les oiseaux se taisaient, engourdis. A mi-pente du coteau de Clairefont cepen
dant, des clameurs s’élevaient à intervalles réguliers.
Elles partaient de la grande salle de Pourtois, où, tous les ans, les compagnons charpentiers se réunissaient à déjeuner aux frais de Tondeur.
Au dessert, qui se prolongeait fort avant dans la journée, il était d’usage de chanter des chansons, et chacun gaiement « y allant de la sienne », comme disait le marchand de bois, au milieu de la fumée des pipes et de la vapeur de l’alcool, le vacarme des refrains repris par l’assemblée entière montait dans un crescendo formidable.
Puis, le lourd silence régnait pour quelques instants, la voix du soliste se perdant dans l’espace Et le chœur des braillards reprenait, jetant à l’écho de la vallée les joyeux accents de la chanson gaillarde, ou les langoureuses modulations de la complainte sentimentale.
Auprès d’une fenêtre, dans le petit salon du château, Antoinette, travaillant à un ouvrage de brode
rie, prêtait l’oreille à ces lointaines vociférations. Elle survei lait le sommeil de son père qui, étendu sur un canapé, faisait la sieste. Le long de la terrasse, Robert et Croix-Mesnil marchaient en causant, pendant que Mlle de Saint-Maurice, armée de longs ciseaux, ache
vait dans les corbeilles un abatis de roses fanées.
Brusquement, le jeune comte s’arrêta, et, jetant à son compagnon un regard décidé :
— Mon cher, à votre place, moi, je lui parlerais carrément. Il n’est rien de mauvais comme les situa
tions fausses... Tout dépend d’elle... Vous savez combien nous vous aimons ici... S’il avait suffi que nous iépondions : oui, vous seriez depuis longtemps le mari d’Antoinette... Mais cette jeune personne a son libre arbitre, et on ne lui fait pas facilement faire le contraire de ce qu’elle a résolu... Elle est bonne comme un ange, mais elle est entêtée comme un diable... Qui s’en douterait à la voir ?...
Ils passaient devant la fenêtre, auprès de laquelle brodait la jeune fille. Ils s’arrêtèrent à la regarder.
Elle penchait la tête, et, ne soupçonnant pas qu’on l’observât, laissait son visage exprimer librement sa profonde tristesse. Un mélancolique sourire glissa sur sa bouche, ses paupières baissées battirent retenant difficilement une larme. Son ouvrage glissa de ses doigts, et elle resta renversée sur le dossier de sa chaise, songeant avec un air d’accablement... Son chien, couché à ses pieds, comme s’il eût compris l’agitation intérieure qui la bouleversait, leva sur elle des yeux humains et lui poussant la main de son mu
seau effilé l’arracha à sa douloureuse méditation. Elle,
regardant le lévrier, lui prit la tête entre sës bras, et cessant de se contenir, elle fondit en larmes. Le chien posa ses pattes sur les épaules de sa maîtresse, ses yeux brillèrent ainsi que des diamants noirs, et il poussa un sourd gémissement. Le marquis s’agita sur son canapé, près de se réveiller.
— Tais-toi, Fox, murmura la jeune fille, en lui montrant le vieillard. Laisse-le dormir... pendant qu’il est encore tranquille...
— Mon Dieu, elle pleure... Voyez-la, Robert, dit le baron avec émotion... Qu’est-ce que cela veut dire? Que se passe-t il donc? Il faut absolument que je l’interroge, dussé-je encourir son mécontentement...
Il s’approcha de la fenêtre, au bas de laquelle son visage arrivait à peine, et s’apprêtait à parler, quand Antoinette, avec un fin regard, le doigt sur les lèvres, lui fit signe de se taire. D’un mouvement de tête alors, il lui montra le parc, lui demandant d’y venir. Elle se leva silencieusement, et, légère comme un sylphe, après avoir jeté un dernier regard sur son père qui dormait toujours, souriant à quelque rêve heureux, elle sortit.
Le baron lui offrit son bras qu’elle prit, et lentement, ils descendirent dans le parc.
Le soleil déclinait à l’horizon, et sous les grands hêtres, l’ombre était tiède et parfumée de senteurs de mousse. Les cigales criaient sans répit dans les gazons brûlés, et les fleurs des massifs tendaient vers le cou
chant leurs tiges avides de la rosée du soir. Un banc de pierre, encore chaud du brûlant midi, s’offrit aux deux jeunes gens. D’un commun accord ils s’assirent. Antoinette comprenait qu’elle ne pouvait plus reculer devant les questions que son fiancé avait si discrètement retardées. Elle leva sur lui ses yeux encore hu
mides, le vit troublé, inquiet, et avec un élan de cœur, elle lui tendit la main. Il la serra, et, regardant la jeune fille avec tendresse :
— Me la donnez-vous pour que je la garde? dit-il doucement.
Elle ne répondit qu’en secouant tristement la tête. — Voyons, chère Antoinette, reprit-il, depuis plu
sieurs mois, je vois que vous avez beaucoup changé à mon égard. Vous m’accueillez avec contrainte, vous me traitez avec froideur... J’en ai beaucoup souffert sans vous le dire... Je n’ai pas une nature expansive.
Je ne sais pas, comme certaines gens que j’envie, me répandre en protestations chaleureuses... Je sais bien que j’y perds, que je dois paraître glacé, et que je puis passer pour indifférent... Mais mes sentiments,
pour être contenus, n’en sont pas moins vifs, et soyez certaine que je suis de ceux dont le cœur ne change jamais.
Sa voix tremblait en parlant, et une flamme était montée à ses joues. Il poursuivit :
— Lorsque j’ai obtenu de M. de Clairefont et de vous l’espoir que je deviendrais votre mari, j’en ai été profondément heureux... Je vous aimais, je vous con
naissais bonne et tendre : je vous avais vue auprès de votre père... Je savais que celui dont vous seriez la femme mériterait qu’on l’enviât entre tous... Cepen
dant, quand vous avez ajourné la réalisation de notre projet, quelque chagrin que j’en pusse ressentir, j’ai obéi à votre volonté. Il m’a semblé alors que je ne pouvais vous prouver mieux mon amour que par ma patience et ma fidélité. Aujourd’hui, je me demande si je n’ai pas fait un mauvais calcul. Peut-être l’explo
sion d’un violent désespoir, les ardentes récriminations d’un amour-propre blessé eussent-elles pu vous émou
voir davantage et vous amener à céder... Je n’ai pas cru devoir fausser mon caractère, j’ai souffert en si
lence, au risque de me faire juger peu épris, et j’ai l’amer regret de penser que, peu à peu, j’ai laissé s’effacer et se perdre vos bonnes dispositions pour moi...
— Non, ne le croyez pas, dit Mlle de Clairefont
avec force. Ne m’accusez pas plus d’oubli que je ne vous ai accusé de froideur... Les circonstances seules, fatales, désolantes, ont tout fait...
Elle s’arrêta un instant, comme si elle hésitait à parler, puis, prenant sa résolution, elle continua d’une voix étouffée :
— En un jour, la situation dans laquelle je me trouvais a été si gravement changée, que je ne devais plus consentir à vous épouser... Vous dire la vérité, c’eût été vous mettre dans l’obligation de passer outre, ou de vous retirer d’une façon qui pouvait vous paraître humiliante. Par délicatesse, je ne l’ai pas voulu... Nous avons joué tous les deux le même rôle, nous avons eu une abnégation pareille, une dignité égale, et nous en avons été bien mal récompensés l’un et l’autre, puis
que je vois que vous souffrez, et que je ne puis rien pour vous consoler...
— Quoi! rien? dit le jeune homme avec douleur. Mais qu’y a-t-il donc de si grave, que ni vous ni moi ne puissions y remédier ? ..
Il fit un geste de désespoir.
— Ah ! le vrai, le seul motif, c’est que vous ne m’aimez pas! Si votre cœur m’appartenait, vous n’auriez pas tant consulté votre raison.
— J’ai pour vous une affection profonde, et qui sera inaltérable, dit Antoinette.
-— Une affection de sœur... Ce n’est pas celle que j’attendais de vous...
— Une affection qui me faisait vous tendre la main avec confiance et joie...
— Mais qui n’a pas été la plus forte, cependant, et m’a sacrifié...
— A une affection plus ancienne, plus impérieuse, celle que j’ai pour mon père...
— Eh ! ne l’aimiez-vous pas assez déjà? s’écria le jeune homme avec jalousie...
— La tendres: e d’un enfant pour son père ne doit pas connaître de limites... répondit la jeune fille avec exaltation... Mais, pour que vous montriez tant d’in
sistance, il faut donc que vous n’ayez rien remarqué, rien compris de ce qui se passe ici? Vous n’avez donc pas vu depuis deux ans la ruine s’étendre plus pro
fonde et plus irrémédiable chaque jour dans notre maison? La lugubre comédie qui se joue depuis tant de mois, sous les yeux de mon père, vous a donc échappé ? A force de sacrifices, nous avons fait face à tous les besoins. Mais, aujourd’hui, c’est fini. Les der
niers restes de notre fortune ne nous appartiennent pas : on peut demain nous expulser d’ici... Nous nous y attendons, car celui qui nous poursuit se montrera inflexible... Cet effondrement, mon père ne le soup
çonne pas encore. Il eût été inutile de lui montrer le résultat de ses fautes, puisqu’il était incapable d’y re
médier... C’est un vieil enfant que nous avons gâté, exagérément peut-être, mais qui mourrait si nous
n’étions pas là pour le faire vivre dans une atmosphère de bonheur factice— Vous le voyez, j’ai charge d’âme... Pouvais-je consentir à vous faire partager ma servitude?
— C’est pourtantce que j’aurais voulu, et ce que je veux encore. Vous êtes pauvre, eh bien, je suis riche pour deux... J’aimerai votre père autant que vous l’ai
mez vous-même... Il aura un fils de plus pour le
choyer et le servir... Avec ce que je possède, nous rétablirons ses affaires, et nous relèverons votre fortune ébranlée ..
— Jamais ! s’écria Mlle de Clairefont. Ah ! voilà ce que je craindrais par-dessus tout! Vous ne connaissez pas l’égoïsme inconscient de l’-inventeur!.. Convaincu de l’excellence de sa découverte, il n’hésite pas à sa
crifier tout à un avenir chimérique... Voilà vingt ans que ce drame se joue sous nos yeux... Mon père a jeté de l’or dans ses creusets, et qu’a-t-on retrouvé? Des cendres ! Vous entraîner avec nous ! Je me le re
procherais comme un crime. Nous avons le droit de nous faire tout le tort possible à nous-mêmes; mais permettre qu’un étranger devienne victime de nos erreurs, cela, je n’y consentirai pas !
— En me repoussant, vous me faites bien plus de mal, vous le savez... Mais si vous ne songez pas à moi, au moins songez un peu à vous... Qu’allezvous devenir ?
Antoinette demeura un instant pensive. Elle parut réfléchir une fois encore à la grave détermination qu’elle devait prendre. Libre de se décider, elle avait
— Oh! moi, ma fille, je ne tiens pas à sortir de Clairefont, et votre présence à vous autres jeunes gens suffira largement.
— E.i bien! donc, nous irons, dit la jeune fille avec empressement, et nous vous représenterons. De la sorte, vous pourrez être en repos... Et nul n’y trouvera à redire...
— Voilà qui va bien, mademoiselle la Sagesse, dit Honoré en souriant, et je suis heureux de te satisfaire... Je profiterai de la circonstance pour com
mencer une analyse chimique que je remets depuis quelque temps, dans la crainte de m’attirer des reproches.
— Eh ! mon cher, s’écria aigrement la tante Isabelle, la dernière fois vous avez, avec les vapeurs qui sortaient de votre cabinet, noirci tous les cadres de la galerie... Et mon linge a senti mauvais pendant plus de quinze jours...
— C’est vrai, avoua le savant avec humilité, dans ma préoccupation, j’avais oublié d’ouvrir les fenêtres,
et j’ai gâté quelques dorures... Mais je ferai bien attention cette fois...
Ils entraient dans la cour d’honneur. Le vieux Germain, les apercevant, sonna cérémonieusement la clocle pour annoncer le déjeuner, et, s’approchant de son maître, avec un profond salut :
— Monsieur le marquis est servi...
— Allons. Antoinette, donne-moi ton bras.
Et, appuyé sur sa fille, comme il en avait l habitude, avec plus de nonchalance câline que de réelle
faiblesse, le vieillard, d’un pas traînant, se dirigea vers la salle à manger.
C’était le moment où Carvajan et Pascal, assis, tous deux, sans se parler, au rez-de-chaussée de la petite maison de la rue du Marché, agitaient de graves résolutions. L’un se proposait de resserrer les liens qui retenaient son fils près de lui ; l’autre, de se dégager complètement des projets de son père et de s’é loigner.
La fête, interrompue, pour une heure, par le repas, avait fait trêve à ses rumeurs et à son agitation. Un soleil de plomb pesait sur la campagne, et, dans les arbres de la promenade, les oiseaux se taisaient, engourdis. A mi-pente du coteau de Clairefont cepen
dant, des clameurs s’élevaient à intervalles réguliers.
Elles partaient de la grande salle de Pourtois, où, tous les ans, les compagnons charpentiers se réunissaient à déjeuner aux frais de Tondeur.
Au dessert, qui se prolongeait fort avant dans la journée, il était d’usage de chanter des chansons, et chacun gaiement « y allant de la sienne », comme disait le marchand de bois, au milieu de la fumée des pipes et de la vapeur de l’alcool, le vacarme des refrains repris par l’assemblée entière montait dans un crescendo formidable.
Puis, le lourd silence régnait pour quelques instants, la voix du soliste se perdant dans l’espace Et le chœur des braillards reprenait, jetant à l’écho de la vallée les joyeux accents de la chanson gaillarde, ou les langoureuses modulations de la complainte sentimentale.
Auprès d’une fenêtre, dans le petit salon du château, Antoinette, travaillant à un ouvrage de brode
rie, prêtait l’oreille à ces lointaines vociférations. Elle survei lait le sommeil de son père qui, étendu sur un canapé, faisait la sieste. Le long de la terrasse, Robert et Croix-Mesnil marchaient en causant, pendant que Mlle de Saint-Maurice, armée de longs ciseaux, ache
vait dans les corbeilles un abatis de roses fanées.
Brusquement, le jeune comte s’arrêta, et, jetant à son compagnon un regard décidé :
— Mon cher, à votre place, moi, je lui parlerais carrément. Il n’est rien de mauvais comme les situa
tions fausses... Tout dépend d’elle... Vous savez combien nous vous aimons ici... S’il avait suffi que nous iépondions : oui, vous seriez depuis longtemps le mari d’Antoinette... Mais cette jeune personne a son libre arbitre, et on ne lui fait pas facilement faire le contraire de ce qu’elle a résolu... Elle est bonne comme un ange, mais elle est entêtée comme un diable... Qui s’en douterait à la voir ?...
Ils passaient devant la fenêtre, auprès de laquelle brodait la jeune fille. Ils s’arrêtèrent à la regarder.
Elle penchait la tête, et, ne soupçonnant pas qu’on l’observât, laissait son visage exprimer librement sa profonde tristesse. Un mélancolique sourire glissa sur sa bouche, ses paupières baissées battirent retenant difficilement une larme. Son ouvrage glissa de ses doigts, et elle resta renversée sur le dossier de sa chaise, songeant avec un air d’accablement... Son chien, couché à ses pieds, comme s’il eût compris l’agitation intérieure qui la bouleversait, leva sur elle des yeux humains et lui poussant la main de son mu
seau effilé l’arracha à sa douloureuse méditation. Elle,
regardant le lévrier, lui prit la tête entre sës bras, et cessant de se contenir, elle fondit en larmes. Le chien posa ses pattes sur les épaules de sa maîtresse, ses yeux brillèrent ainsi que des diamants noirs, et il poussa un sourd gémissement. Le marquis s’agita sur son canapé, près de se réveiller.
— Tais-toi, Fox, murmura la jeune fille, en lui montrant le vieillard. Laisse-le dormir... pendant qu’il est encore tranquille...
— Mon Dieu, elle pleure... Voyez-la, Robert, dit le baron avec émotion... Qu’est-ce que cela veut dire? Que se passe-t il donc? Il faut absolument que je l’interroge, dussé-je encourir son mécontentement...
Il s’approcha de la fenêtre, au bas de laquelle son visage arrivait à peine, et s’apprêtait à parler, quand Antoinette, avec un fin regard, le doigt sur les lèvres, lui fit signe de se taire. D’un mouvement de tête alors, il lui montra le parc, lui demandant d’y venir. Elle se leva silencieusement, et, légère comme un sylphe, après avoir jeté un dernier regard sur son père qui dormait toujours, souriant à quelque rêve heureux, elle sortit.
Le baron lui offrit son bras qu’elle prit, et lentement, ils descendirent dans le parc.
Le soleil déclinait à l’horizon, et sous les grands hêtres, l’ombre était tiède et parfumée de senteurs de mousse. Les cigales criaient sans répit dans les gazons brûlés, et les fleurs des massifs tendaient vers le cou
chant leurs tiges avides de la rosée du soir. Un banc de pierre, encore chaud du brûlant midi, s’offrit aux deux jeunes gens. D’un commun accord ils s’assirent. Antoinette comprenait qu’elle ne pouvait plus reculer devant les questions que son fiancé avait si discrètement retardées. Elle leva sur lui ses yeux encore hu
mides, le vit troublé, inquiet, et avec un élan de cœur, elle lui tendit la main. Il la serra, et, regardant la jeune fille avec tendresse :
— Me la donnez-vous pour que je la garde? dit-il doucement.
Elle ne répondit qu’en secouant tristement la tête. — Voyons, chère Antoinette, reprit-il, depuis plu
sieurs mois, je vois que vous avez beaucoup changé à mon égard. Vous m’accueillez avec contrainte, vous me traitez avec froideur... J’en ai beaucoup souffert sans vous le dire... Je n’ai pas une nature expansive.
Je ne sais pas, comme certaines gens que j’envie, me répandre en protestations chaleureuses... Je sais bien que j’y perds, que je dois paraître glacé, et que je puis passer pour indifférent... Mais mes sentiments,
pour être contenus, n’en sont pas moins vifs, et soyez certaine que je suis de ceux dont le cœur ne change jamais.
Sa voix tremblait en parlant, et une flamme était montée à ses joues. Il poursuivit :
— Lorsque j’ai obtenu de M. de Clairefont et de vous l’espoir que je deviendrais votre mari, j’en ai été profondément heureux... Je vous aimais, je vous con
naissais bonne et tendre : je vous avais vue auprès de votre père... Je savais que celui dont vous seriez la femme mériterait qu’on l’enviât entre tous... Cepen
dant, quand vous avez ajourné la réalisation de notre projet, quelque chagrin que j’en pusse ressentir, j’ai obéi à votre volonté. Il m’a semblé alors que je ne pouvais vous prouver mieux mon amour que par ma patience et ma fidélité. Aujourd’hui, je me demande si je n’ai pas fait un mauvais calcul. Peut-être l’explo
sion d’un violent désespoir, les ardentes récriminations d’un amour-propre blessé eussent-elles pu vous émou
voir davantage et vous amener à céder... Je n’ai pas cru devoir fausser mon caractère, j’ai souffert en si
lence, au risque de me faire juger peu épris, et j’ai l’amer regret de penser que, peu à peu, j’ai laissé s’effacer et se perdre vos bonnes dispositions pour moi...
— Non, ne le croyez pas, dit Mlle de Clairefont
avec force. Ne m’accusez pas plus d’oubli que je ne vous ai accusé de froideur... Les circonstances seules, fatales, désolantes, ont tout fait...
Elle s’arrêta un instant, comme si elle hésitait à parler, puis, prenant sa résolution, elle continua d’une voix étouffée :
— En un jour, la situation dans laquelle je me trouvais a été si gravement changée, que je ne devais plus consentir à vous épouser... Vous dire la vérité, c’eût été vous mettre dans l’obligation de passer outre, ou de vous retirer d’une façon qui pouvait vous paraître humiliante. Par délicatesse, je ne l’ai pas voulu... Nous avons joué tous les deux le même rôle, nous avons eu une abnégation pareille, une dignité égale, et nous en avons été bien mal récompensés l’un et l’autre, puis
que je vois que vous souffrez, et que je ne puis rien pour vous consoler...
— Quoi! rien? dit le jeune homme avec douleur. Mais qu’y a-t-il donc de si grave, que ni vous ni moi ne puissions y remédier ? ..
Il fit un geste de désespoir.
— Ah ! le vrai, le seul motif, c’est que vous ne m’aimez pas! Si votre cœur m’appartenait, vous n’auriez pas tant consulté votre raison.
— J’ai pour vous une affection profonde, et qui sera inaltérable, dit Antoinette.
-— Une affection de sœur... Ce n’est pas celle que j’attendais de vous...
— Une affection qui me faisait vous tendre la main avec confiance et joie...
— Mais qui n’a pas été la plus forte, cependant, et m’a sacrifié...
— A une affection plus ancienne, plus impérieuse, celle que j’ai pour mon père...
— Eh ! ne l’aimiez-vous pas assez déjà? s’écria le jeune homme avec jalousie...
— La tendres: e d’un enfant pour son père ne doit pas connaître de limites... répondit la jeune fille avec exaltation... Mais, pour que vous montriez tant d’in
sistance, il faut donc que vous n’ayez rien remarqué, rien compris de ce qui se passe ici? Vous n’avez donc pas vu depuis deux ans la ruine s’étendre plus pro
fonde et plus irrémédiable chaque jour dans notre maison? La lugubre comédie qui se joue depuis tant de mois, sous les yeux de mon père, vous a donc échappé ? A force de sacrifices, nous avons fait face à tous les besoins. Mais, aujourd’hui, c’est fini. Les der
niers restes de notre fortune ne nous appartiennent pas : on peut demain nous expulser d’ici... Nous nous y attendons, car celui qui nous poursuit se montrera inflexible... Cet effondrement, mon père ne le soup
çonne pas encore. Il eût été inutile de lui montrer le résultat de ses fautes, puisqu’il était incapable d’y re
médier... C’est un vieil enfant que nous avons gâté, exagérément peut-être, mais qui mourrait si nous
n’étions pas là pour le faire vivre dans une atmosphère de bonheur factice— Vous le voyez, j’ai charge d’âme... Pouvais-je consentir à vous faire partager ma servitude?
— C’est pourtantce que j’aurais voulu, et ce que je veux encore. Vous êtes pauvre, eh bien, je suis riche pour deux... J’aimerai votre père autant que vous l’ai
mez vous-même... Il aura un fils de plus pour le
choyer et le servir... Avec ce que je possède, nous rétablirons ses affaires, et nous relèverons votre fortune ébranlée ..
— Jamais ! s’écria Mlle de Clairefont. Ah ! voilà ce que je craindrais par-dessus tout! Vous ne connaissez pas l’égoïsme inconscient de l’-inventeur!.. Convaincu de l’excellence de sa découverte, il n’hésite pas à sa
crifier tout à un avenir chimérique... Voilà vingt ans que ce drame se joue sous nos yeux... Mon père a jeté de l’or dans ses creusets, et qu’a-t-on retrouvé? Des cendres ! Vous entraîner avec nous ! Je me le re
procherais comme un crime. Nous avons le droit de nous faire tout le tort possible à nous-mêmes; mais permettre qu’un étranger devienne victime de nos erreurs, cela, je n’y consentirai pas !
— En me repoussant, vous me faites bien plus de mal, vous le savez... Mais si vous ne songez pas à moi, au moins songez un peu à vous... Qu’allezvous devenir ?
Antoinette demeura un instant pensive. Elle parut réfléchir une fois encore à la grave détermination qu’elle devait prendre. Libre de se décider, elle avait