Le fils de Carvajan la vit s’incliner devant lui.
DESSIN D’ÉMILE BAYARD


LA GRANDE MARNIÈRE


PAR GEORGES OHNET
(Suite.)
VI
Il était huit heures, et dans la salle de danse construite par Pourtois, sur la prai
rie qui avoisinait son cabaret, une foule animée et bruyante se pressait. Sur une longueur de cinquante mètres, et sur une largeur égale, le gazon avait été couvert d’un plan
cher par les soins de Tondeur. Des poutres soutenant une immense toiture en toile goudronnée se dressaient, supportant des écussons en carton peint, décorés à leur centre du chiffre R. F. et ornés de dra
peaux. Cinq lustres en fer-blanc, garnis de lampes à réflecteurs, répandaient une violente clarté.
Des banquettes couvertes de housses en calicot
rouge entouraient ce vaste espace. A l’un des bouts, sur une étroite estrade, se tenaient les musiciens, prêts,
sur un geste de Pourtois, à donner le signal des danses. A l’autre, séparée du res e de la salle par une balustrade, une tribune faisant face à l’entrée avait été réservée pour les autorités. Trois fauteuils de velours entourés de chaises étaient rangés sous un buste en plâtre de la République, logé dans une niche faite de
branchages verts. Des portes ouvertes dans la partie gauche de la tente mettaient la salle en communication avec le jardin du cabaret, éclairé par des lan
ternes vénitiennes dont la chaleur faisait crépiter le bois des tonnelles.
La maison, les bosquets, tout était plein ; un cercle de buveurs entourait chacune des tables, la fumée des
cigares et des pipes montait dans la clarté des illuminations, et le vacarme, commencé dès le matin, conti
nuait, avec un peu plus d’enrouement des braillards, et un peu plus d’abrutissement des ivrognes.
Par moments, des disputes éclataient, avec des vociférations comme si on allait s’égorger; alors, la petite Mme Pourtois paraissait, sèche et raide dans sa robe de fête. En trois phrases, elle mettaitles mutins à la raison :
— Si vous voulez faire du tapage, il faut sortir... Nous manquons de tables... De la tenue, ou dehors ! Ici il n’y a que des gens comme il faut !...
Et les plus enragés obéissaient à cette parole tranchante et décidée. D’autant plus que, derrière Mme Pourtois, se profilait, dans la demi-obscurité du