jardin, la carrure athlétique d’Ânasthase, son cousin, le couvreur de la Neuville, qui venait chez ses parents,
dans les grandes circonstances, donner un coup de main, et cueillait un ivrogne sur sa chaise aussi facilement qu’une pomme sur une branche.
Pourtois, saucissonné dans un habit noir, avait établi son quartier général dans la salle de danse et, lui


sant d’émotion et de chaleur, allait de la porte d’entrée


aux groupes déjà installés sur les banquettes, plaçant les dame;, souriant aux « demoiselles », et poussant les pères du côté du cabaret. Sa voix aiguë dominait le tumulte et, surexcité, le gros homme s’épongeait le front avec la serviette que, par habitude, il avait gardée à la main.
Au pied de la tribune officielle, il rangeait les gros bonnets de l’arrondissement, les riches fermiers de la plaine, et les forts meuniers de la vallée. De bons rires pesants et satisfaits s’élevaient à chaque arrivée, les hommes se donnant des poignées de main à se dé
mancher l’épaule, et les femmes minaudant avec une affectation de grande distinction. Les jeunes filles se jetaient au cou les unes des autres, pâlissant de dépit si leur toilette était écrasée par l’élégance supérieure d’une rivale. Elles s’étaient réunies en un petit cercle et, là, caquetaient à qui mieux mieux sur le compte
des nouveaux arrivants. Des méchancetés noires étaient échangées par ces innocentes.
— Ah ! ma chère, que je suis contente de vous rencontrer!... Regardez Mlle Delarue. Est-elle fago
tée ce soir! Et sa mère qui est habillée avec un vieux rideau!...
— Ne m’en parlez pas... On dit que le fils Levasseur, qui devait l’épouser, a repris sa parole... Du reste, les Delarue sont très bas en ce moment : ils ont vendu la moitié de leur troupeau...
— Ah! voici Véronique Auclairl... Voyez donc ses pieds !... On ne se chausse pas avec des souliers blancs quand on a des pieds comme ceux-là!


— Quel beau pendant de cou vous avez là!... Estce qu’il est ancien ?


— Oui, c’est mon père qui l’a découvert à Rouen, près du Gros-Horloge, chez un marchand de curiosités.
— Vous savez que Pourpied, le notaire de Saint- Frambert, va « manquer »... Voilà un malheur pour cette pauvre Clémence!...
— Ah ! elle faisait trop sa chipie depuis qu’elle avait épousé un notaire... Elle ne nous reconnaissait plus quand elle était en voiture!...


— Est-ce que M. et Mme la comtesse d’Edennemare paraîtront au bal?


— Oh! non. Ils ne sortent pas cette année... à cause de la maladie de la grand’mère... Mais le jeune vicomte Paul m’a dit hier qu’il viendrait... à cause de moi... Quel bon danseur, ma chère!...
— Ce qu’il a fait le mieux danser jusqu’ici, ce sont les écus de sorfpapa!
— Les Leglorieux viennent d’arriver... Ils sont assis là-bas, à gauche... La grande Félicie va se donner le torticolis à agiter sa tête de jument...
— Vous savez qu’il est question pour elle du « jeune homme » à M. Carvajan?...


— Laissez donc!... Elle n’est pas assez riche... Le maire de la Neuville a des mille et des cents... Il vou


dra une demoiselle de Paris!... Eh justement, le voici avec son fils.
Pourtois s’était élancé au-devant de son patron, bousculant tout le monde sur son passage, et lui fai
sant les honneurs, avec un empressement courtisanesque. Il avait voulu le conduire à la tribune des auto
rités. Mais le banquier, plus sombre que de coutume, avait écarté le gros homme avec impatience et, pre
nant le bras de Pascal, qui marchait derrière lui, il avait affecté de se confondre dans la masse des assistants.
— Tout à l’heure, Pourtois. C’est bon, mon ami, ne vous occupez pas de moi... Je désire faire un tour avec mon fils... II sera toujours temps d’être en représentation officielle...
Et il avait laissé le poussah tout décontenancé. Il se proposait de bien affirmer, sous les yeux de Pascal,
l’importance qu’il possédait maintenant. II prétendait lui faire compter les courbettes et les génuflexions auxquelles condescendaient les gens les plus considé
rables du pays. Il voulait enfin se manifester à lui dans toute la redoutable grandeur de son omnipotence.
— Il faut, mon cher enfant, que tu refasses connaissance avec tous ceux que tu as perdus de vue depuis
dix ans. II ne convient pas que tu te tiennes à l écart avec l’air d’un sauvage. Montre, je t’en prie, un gracieux visage à tous ces anciens amis, qui se souviennent de ta mère et qui te parleront d’elle. .
Le cœur de Pascal se serra à ces mots, et le pâle visage de sa mère passa devant ses yeux. Elle, la pauvre femme reléguée au fond de cette sombre maison, où elle avait langui dans la tristesse, elle morte, étiolée et mélancolique, comme une fleur sans jour et sans air, elle, des amis qui avaient gardé son souvenir? Dérision amère, ou plutôt audace incroyable!
Carvajan avait-il donc si bien oublié le passé, qu’il pût, sans crainte, évoquer dans l’esprit de son fils des pensées dangereuses, parler de cette martyre ? Des amis? ces hommes et ces femmes qui s’agitaient autour de lui, endimanchés, prétentieux, lourds, grotes
ques, choquant toutes les délicatesses de son esprit cultivé ? Quel lien pourrait jamais exister entre lui et ces gens-là?
En passant, son père les lui présentait et avec complaisance énumérait les qualités et les titres de cha
cun, soupesant les fortunes et évaluant les influences. Toutes les mains se tendaient vers le Maire et si, dans les yeux de quelques uns, Pascal devinait une secrète contrainte, l’empressement apparent de l’accueil tra
hissait plus complètement la dépendance dans laquelle le tyran de la Neuville tenait tous ses sujets.
Accentuant sa rudesse et sa froideur, Carvajan le prenait de plus haut avec les riches et les importants.
Il prenait un plaisir raffiné à faire, sous les yeux de son fils, peser sa lourde main sur les chefs des plus considérables familles terriennes de la contrée. Et,
malgré lui, le jeune homme ne pouvait se défendre d’admirer l’orgueil de ce parvenu qui, parti de si bas,
dominait maintenant tous ceux qui le dédaignaient autrefois. On l entourait, on le flattait, on le patelinait.
— Cher monsieur Carvajan!... Quel aimable jeune homme que monsieur votre fils!... Est-ce que nous n’aurons pas le bonheur de vous posséder un de ces jours?... Vous savez que chez nous, vous êtes chez vous...
Et le banquier répondait sobrement, jetant des regards de supériorité sur tous ceux qui se pressaient à ses côtés, écoutant les protestations avec l’air d’un homme qui sait bien que, par la toute-puissance de son argent, il est effectivement chez lui partout.
Il ne s’arrêtait dans aucun groupe, continuant gravement sa marche triomphale, avec l’air d’un souve
rain qui passe en revue les dignitaires de sa cour et s’offre à l’adoration universelle. Cependant, arrivé devant les Dumontier et les Leglorieux, il fit une pause
et manifesta quelque amabilité. Son cortège l’avait entouré et, dans ce coin de la salle de danse, on se bousculait, tandis que partout ailleurs on circulait à l’aise. Carvajan, ayant jeté sur ses courtisans un regard hautain, se tourna vers Pascal.
— Il me semble que nous sommes un peu serrés, dit-il. Pour la première fois de la soirée, sa lèvre eut un pli qui pouvait passer pour un sourire.
— N’est-ce pas ainsi partout où vous êtes, mon cher Carvajan? s’écria avec adulation le père Leglorieux.
— Parbleu ! si tous ses luturs électeurs étaient ici, ce serait bien autre chose, ajouta le beau -frère Dumontier.
— Il faudrait alors, pour les contenir, la place de la Mairie... Et encore!... insinua Fleury qui arrivait. Mesdames, messieurs, votre serviteur bien humble... Pourtois... une chaise pour M. le maire... Vous êtes là comme un extatique à le considérer, et vous ne pensez seulement pas à le faire asseoir...
Le poussah s’élança avec une vélocité extraordinaire et revint portant un siège.
Fleury, rasé de frais, ses cheveux bourrus enduits d’une pommade qui les faisait briller comme des fils de fer, sa chemise déjà fripée et sa cravate blanche rou
lée en corde, parut plus repoussant encore dans sa toilette de cérémonie. Il souriait de ce sourire affreux qui découvrait ses dents noires, et s’efforçait d’attirer l’attention de Pascal, immobile et silencieux.
— Eh ! eh ! il va falloir, en fait d’électeurs, penser aux élections qui approchent, reprit Dumontier aîné...
Le renouvellement du Conseil général tombe cette année, et je suppose que nous allons nous entendre pour ne pas nous laisser rouler comme nous l’avons encore été il y a sept ans...
— Sauf votre respect, monsieur Dumontier, dit Pourtois, qui se hasarda à prendre la parole... si M. le maire veut se porter... cette lois je réponds de l’af
faire... J’ai Clairefont, Couvrechamps, la Saucelle et Pierreval dans la main... sans parler des faubourgs de la Neuville... Tondeur apportera les voix des gens
de la forêt... Quant à la vallée, c’est votre affaire à vous et à M. Leglorieux... Tenons-nous bien, et nous aurons une belle majorité... C’est moi qui vous le dis... Et on sait que je m’y connais... Le vieux hibou de là-haut n’a plus qu’à dénicher !
La voix de crécelle du poussah monta de deux tons, et passa à l’aigu sur cette affirmation insolente...
— Et la députation viendra après, ajouta .Fleury- Toute chose en son temps...
La figure basanée de Carvajan devint d’un rouge sombre. Ses yeux brillèrent sous ses sourcils grison
nants. Il eut une courte palpitation. Mais il était trop maître de lui pour laisser percer sa joie. Il fit un geste insouciant, et d’une voix sèche :
— Nous verrons bien. Le moment est mal choisi pour former de tels projets... D’ailleurs, il faut s’attendre à de l’opposition.


Du regard, il montra le coin opposé de la salle dans lequel, comme d’instinct, s’étaient isolés les représen


tants de l’aristocratie provinciale. Mme de Saint- André venait d’arriver avec son fils et ses trois filles, le vieux marquis de Couvrechamps, qui avait com
mandé les mobiles pendant la guerre et s’était montré si énergique au combat de Büchy, était entouré de plusieurs de ses anciens soldats, devenus des pères de famille, mais qui, rentrés dans le calme et la sécurité, avaient plaisir à se souvenir des jours de misère et de danger. Le petit vicomte d’Edennemare s’empressait auprès de la jeune Mme Tourette, dont le mari, agent de change à Paris, avait récemment acheté la magnifique terre de la Barellerie, à deux lieues de la Neu
ville. La baronne douairière de Sainte-Croix était le centre d’un petit cercle qu’elle tenait sous le charme de sa conversation.
Entre ces deux groupes, celui où triomphait Carvajan et celui que formaient les grands propriétaires de l’arrondissement, éclatait un violent contras e. D’un côté, on avait fait toilette comme pour une noce. De l’autre, on avait affecté de s’habiller avec simplicité. Les uns montraient que l’assemblée étant l’unique oc
casion de s’amuser qui se présentât à eux, ils avaient voulu y paraître dans leurs plus brillants atours. Les autres prouvaient qu’ils n’étaient venus que pour jeter un coup d’œil, et, comme disait Mme de Saint André, honorer la fête de leur présence.
Cependant, l’espace vide qui s’étendait entre ces deux camps était fréquemment traversé par quelque gros fermier qui allait offrir ses hommages à son pro
priétaire. Le vieux marquis de Couvrechamps tendait à ses tenanciers, qu’il tutoyait tous, les ayant vus naître, une main fluette qu’ils prenaient avec précau
tion du bout de leurs gros doigts. Et les dos énormes se courbaient devant le gentilhomme universellement aimé et respecté.
Pascal, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui, sourd aux flatteries des partisans de son père,
aveugle à leurs sourires, s’était adossé à un des mâts qui soutenaient la tente, et, dirigeant son regard sur la faction rivale, y avait inutilement cherché celle qui était son unique préoccupation.
II ne s’était décidé à accompagner son père que dans l’espérance de rencontrer Antoinette et de pou


voir, de loin, la regarder, l’admirer, et: graver d’une façon ineffaçable les traits de la jeune fille dans son


souvenir. Debout, les bras croisés, dans une attitude trahissant un morne ennui, aii milieu des amis de son
père, il paraissait un étranger. Il attira promptement l’attention de la douairière de Sainte-Croix qui, se penchant vers le jeune et élégant M. Tourette :
— Qui est donc ce beau garçon que je vois là-bas dans la cohue des caudataires du sieur Carvajan ?...
— Mais, baronne, c’est son fils...
— Tiens ! Il n’en a pas trop l’air... Il est vraiment, bien !


— Et, de plus, c’est un homme d’un réel mérite...