reprit l’agent de change. Il s’est employé récemment à aplanir les difficultés qui s’élevaient entre le Nicaragua et la Compagnie du canal de Panama... Il paraît qu’il s’en est tiré avec beaucoup d’habileté... Il avait auparavant mené à bien des négociations financières et industrielles au Chili et au Pérou... débrouillé des affaires très compliquées... On a été enchanté de ses services et, quoiqu’on les ait payés très cher, je sais qu’on lui a, en plus, gardé de la reconnaissance...
— Il parait s’assommer supérieurement... — Il fait tout avec supériorité...
Un mouvement se produisit dans l’assistance, et les têtes se tournèrent du côté de l’entrée. Escorté de son secrétaire général, le sous-préfet arrivait. Pourtois, bousculant tout le monde, s’était élancé au-devant de lui. Il le conduisit, avec des révérences, jusqu’à Carvajan, dont le prestige s’augmenta, aux yeux de tous ceux qui le soutenaient, de la déférence que lui marquait le fonctionnaire.
Le maire parut en ce moment le véritable roi de la fête. C’était lui qui dominait tout et qui pouvait imposer sa volonté à tous. Il eut une minute d’enivre
ment et, jouissant de son triomphe, il recommença sa promenade autour de la salle, pour faire les honneurs au sous-préfet. La musique, sur l’ordre de Pourtois, s’était mise à jouer et, par toutes les ouvertures donnant sur les jardins, des curieux apparaissaient regardant, sans quitter leur verre, ce tableau animé.
Carvajan était à la moitié de son parcours, lorsque la portière de toile rayée bleu et blanc qui donnait accès dans la salle se souleva et, donnant le bras à sa sœur, Robert de Clairefont parut. Derrière les jeunes gens, à vingt pas en arrière, venaient la tante de Saint-Maurice ef M. de Croix-Mesnil.
Comme si le hasard eût voulu accuser bien nettement l’antagonisme, en face de Carvajan entouré de tous ceux qui, par passion ou par intérêt, étaient dis
posés à le soutenir, les enfants du marquis s’avançaient seuls.
Pascal, avec une horrible anxiété, les vit, lancés les uns contre les autres, ainsi que des combattants prêts à en venir aux mains. Son cœur cessa de battre dans sa poitrine, et toute sa vie fut, pendant quelques se
condes, .concentrée dans ses regards. Il souhaita que la salle entière s’abîmât, il rêva un cataclysme soudain qui pût empêcher ce;te horrible situation d’aller jus
qu’au dénouement. Il pensa à s’élancer sur son père,
qu’il apercevait, ricanant avec un air de bravade, à le saisir, à l’entraîner bien loin. Tout lui parut préférable à ce qui se préparait.
Après un léger temps d’arrêt, les antagonistes avaient repris leur mouvement. Robert, le front haut,
ne déviait pas d’une ligne dans sa marche. Il allait droit à Carvajan et, sur son visage énergique, il était facile de lire la résolution de ne point reculer d’un pas.
Antoinette, devenue soudainement pâle, pressait le bras de son frère, essayant de le détourner de la di
rection du groupe officiel. Mais l’athlétique Robert, sans même faire un effort, entraînait la jeune fille. Car
vajan, baissant son front, noir de haine, pareil à un taureau qui fonce sur son adversaire, avançait toujours.
— Robert, je t’en prie ! murmura Antoinette.
— Laisse, dit le jeune comte les dents serrées. Il nous cédera la place ou je lui passe sur le corps.
Et, fixant sur leur ennemi des yeux étincelants, il marcha droit sur lui.
Déjà, au milieu d’un silence effrayant, ce choc, dont on ne pouvait prévoir les conséquences, allait se produire, quand, bien innocemment, le sous-préfet sauva la situation. Apercevant Mlle de Clairefont qui était arrivée tout près de lui, il fit un geste d’admira
tion. et, s’écartant du maire, il s’inclina avec politesse.
Antoinette,étouffée par unehorrible angoisse,respira en voyant l’espace libre. Elle ne put se défendre d’adresser un reconnaissant sourire au fonctionnaire. Et, pas
sant à côté du Carvajan, tremblant de colère contenue, elle gagna à pas pressés le coin où tous les amis de son père étaient réunis. Carvajan s’était retourné, les sui
vant encore du regard. Il entendit un profond soupir auprès de lui et, levant les yeux, il découvrit Pascal, blême de l’horrible émotion qu’il venait d’éprouver.
— Qui est donc cette charmante personne ? demanda alors le sous-préfet à son guide, en ajustant son lorgnon pour mieux voir.
— C’est Mlle de Clairefont, dit Carvajan avec une sombre ironie... Et vous venez, monsieur le préfet, de
lui faire un accueil flatteur auquel elle ne s’attendait guère.
— Bah! reprit gaiement le fonctionnaire... c’est une jolie femme... Je combattrai le père sur le terrain politique... mais, en attendant, je réclame le droit d’admirer la fille...
— Pas de trop près, cependant, si vous ne voulez pas avoir maille à partir avec le jeune sanglier qui l’accompagne... Tenez, voyez ce qu’il fait...
Arrivé au milieu du petit cercle aristocratique, Robert s’était inquiété de faire asseoir sa tante et sa sœur. Sur les banquettes, déjà, on se trouvait à l’étroit.
Dans un angle avoisinant la tribune officielle, la douairière de Sainte-Croix s’était installée et, avec de grandes protestations d’amitié, s’efforçait de rete
nir auprès d’elle Mlle de Clairefont et la tante de Saint- Maurice. M. de Croix-Mesnil parlait d’aller chercher deux chaises dans le jardin, lorsque Robert, avisant les sièges d’apparat destinés aux notabilités de la Neuville, dit à voix haute :
— Mais voilà bien notre affaire... Des femmes assises sur de la paille... pendant que le Conseil municipal se carrerait sur du velours...? Ce serait invraisemblable !
Et, allongeant le bras par-dessus la balustrade, il prit les deux chaises qui entouraient le fauteuil d’hon
neur. Un rire étouffé courut dans le groupe à cet acte audacieux. Pourtois, stupéfait, regardait alternative
ment le maire et le jeune comte, hésitant entre le désir de complaire à Carvajan et la crainte de mécontenter Robert. Les confédérés, silencieux, attendaient, se
demandant si leur chef allait se laisser ainsi braver ouvertement. D’un coup d’œil impérieux, le maire commanda à ses partisans l’immobilité et le silence. Et, se tournant vers le fonctionnaire, il dit assez haut pour être entendu :
— Il convient, je crois, de donner l’exemple de la modération et de la patience... Car, si nous répon
dions aux provocations de M. de Clairefont, il pour
rait se produire des conflits qui attristeraient cette fête... Tenons donc les actes de ce jeune homme pour non avenus...
II ajouta, d’une voix plus basse :
— Du reste, de fâcheuses habitudes d’intempérance l’ont rendu un peu fou, et il n’est pas toujours maître de lui-même...
— Cette tribune vide, quand on se presse partout, est d’un mauvais effet, ajouta le sous-préfet... Faites-la donc occuper par des dames. — Vous avez raison...
Fleury et Pourtois s’étaient déjà élancés, et, triomphantes, les dames Dumontier et Leglorieux s’avançaient vers la tribune.
— Voilà qui va bien, fit ironiquement la douairière de Sainte-Croix, et les choses sont dans leur ordre...
— Si nous allions faire notre cour à Mme Dumontier? proposa le beau d’Edennemare...
— Le grand-père Dumontier a assez fait la nôtre quand il était domestique chez ma mère... répliqua aigrement Mme de Saint-André.
— Comme disait la maréchale Lefebvre, sous le premier Empire : « Maintenant, c’est nous qui sont les princesses !... »
— Ces bourgeoises de la Neuville sont horribles! s’écria Robert... Et s’adressant aux jeunes gens qui
l’entouraient : Si vous voulez, tout à l’heure, pour leur faire pièce, nous irons inviter les petites paysannes et nous mènerons le bal avec elles.
— Il y en a d’assez gentilles pour que ce ne soit pas un sacrifice, dit le jeune Tourette, en lorgnan Rose Chassevent qui entrait, suivie du Roussot.
Dans ses habits du dimanche, l’ouvrière s’avançait avec une grâce libre et souriante. Elle était vêtue d’une robe de cretonne à petits bouquets, ouverte devant et garnie d’un petit fichu de mousseline noué au corsage avec des rubans bleus. Ses manches courtes laissaient voir son avant-bras potelé, recouvert d’une haute mitaine. Elle était coiffée avec ses beaux che
veux blonds, sans un bijou et sans une fleur. Elle portait à la main une écharpe dont elle s’était enveloppé la tête pour venir.
Le berger, ébloui par l’éclat de la lumière, comme un hibou parle jour, marchait derrière elle, ne la
quittant pas. II était tout battant neuf, comme il l’avait annoncé à la jeune fille, et sa blouse d’alpaga grisâtre était atfachée par une agrafe en argent. Il avait essayé de se peigner, et ses cheveux rouges, habituellement incultes, séparés sur le front, don
naient à son visage, criblé de taches de rousseur, une expression à la fois grotesque et effrayante.
— Quel est ce monstre qui emboîte le pas à cette charmante enfant? demanda le vicomte d’Édennemare.
— Le berger de Clairefont, un innocent qui a été élevé à la ferme, répondit Robert.
— Singulier page qu’elle s’est donné là!
Rose, apercevant Antoinette, s’était approchée d’elle et, l’air riant, elle écoutait les compliments que la jeune fille lui adressait sur sa mise.
— Mais, mademoiselle, c’est une robe à vous que j’ai sur le corps...ne la reconnaissez-vous point? Vous me l’avez donnée au printemps... J’ai changé la façon, comme de juste, car une fille de ma condition ne porte pas des effets tournés comme ceux de ses maî
tres... Elle me fait honneur, vous voyez... et elle a encore bon air!
— C’est toi qui l’embellis, ma petite, dit Mlle de Clairefont avec un sourire indulgent. Allons, va, et amuse-toi bien, mais ne danse pas trop tard... car tu sais que j’ai besoin de toi demain matin...
— Oh! soyez tranquille, mademoiselle, je ne me ferai pas plus espérer que d’habitude...
— Et tâche de ne pas garder toute la soirée ton chien de berger cousu à ta jupe, s’écria la tante de Saint-Maurice... C’est un épouvantail à danseurs, que ce garçon-là !...
— Oh! Mademoiselle, je vais le confier au père Chassevent.
— Qui va le faire boire... Alors, dans une heure, il ne saura plus reconnaître sa main droite de sa main gauche.
— Bah! dit la fille avec un sourire... Et puis, pourvu qu’il me laisse tranquille!... Je lui ai cependant promis de danser une fois avec lui... Chose promise, chose due...
Elle s’éloigna en balançant sa jupe, suivie du regard par tous les hommes que le charme puissant de sa jeu
nesse épanouie captivait irrésistiblement, et passa à travers les groupes qui stationnaient au milieu de la salle, attendant l’ouverture du bal.
Il était huit heures, et la tribune officielle s’était complétée par l’arrivée du Receveur de l’enregistre
ment, du Juge de paix et de sa femme, présidente de l’Œuvre des crèches laïques. Le capitaine de gendar
merie, en grand uniforme, venait de faire un tour dans le cabaret d’où les cris alarmants d’une effroyable alter
cation s’étaient subitement élevés. L’air devenait plus lourd, de fortes odeurs de vin chaud passaient, apportées du jardin par le vent du soir, et le bruit des con
versations plus animées montait, dominant par instants les flonflons de l’orchestre.
Au milieu de ce mouvement, de cette chaleur et de ce tumulte, Antoinette restait silencieuse etpréoccupée. A deux reprises déjà, M. de Croix-Mesnil, lui ayant adressé la parole, avait à peine reçu une réponse dis
traite. La jeune fille paraissait indifférente à ce qui l’entourait et, les yeux baissés, elle songeait.
Dès son entrée, le premier visage qui lui était apparu avait été celui de Pascal. Au moment où Carvajan et Robert, décidés l’un et l’autre à nepas se céder lepas, avaient failli si gravement s’aborder, elle avait vu pâlir le jeune homme. Elle comprit qu’il partageait son hor
rible anxiété. Ce te communauté de souffrance l’avait vivement impressionnée. Avait-elle en lui un compa
gnon de malheur? Et l’horreur qu’elle éprouvait pour tout ce qui portait le nom de Carvajan, devait-elle l’en affranchir sous peine d’être injuste?
Elle avait levé les yeux timidement de son côté. Elle l’avait vu debout, les bras croisés, sombre, au milieu de cette fête, lui, le fils du vainqueur, autant qu’elle,
la fille du vaincu. Que se passait-il donc dans cette âme ? Et que devait-on attendre de ce jeune homme qui paraissait si différent de ceux au milieu desquels il était appelé à vivre ?
Comme s’il eût senti peser sur lui les regards de Mlle de Clairefont, Pascal releva la tête, et leursyeux se rencontrèrent. Ce fut lui qui se détourna.aussitôt, après une inclinaison si respectueuse qu’elle ressem
— Il parait s’assommer supérieurement... — Il fait tout avec supériorité...
Un mouvement se produisit dans l’assistance, et les têtes se tournèrent du côté de l’entrée. Escorté de son secrétaire général, le sous-préfet arrivait. Pourtois, bousculant tout le monde, s’était élancé au-devant de lui. Il le conduisit, avec des révérences, jusqu’à Carvajan, dont le prestige s’augmenta, aux yeux de tous ceux qui le soutenaient, de la déférence que lui marquait le fonctionnaire.
Le maire parut en ce moment le véritable roi de la fête. C’était lui qui dominait tout et qui pouvait imposer sa volonté à tous. Il eut une minute d’enivre
ment et, jouissant de son triomphe, il recommença sa promenade autour de la salle, pour faire les honneurs au sous-préfet. La musique, sur l’ordre de Pourtois, s’était mise à jouer et, par toutes les ouvertures donnant sur les jardins, des curieux apparaissaient regardant, sans quitter leur verre, ce tableau animé.
Carvajan était à la moitié de son parcours, lorsque la portière de toile rayée bleu et blanc qui donnait accès dans la salle se souleva et, donnant le bras à sa sœur, Robert de Clairefont parut. Derrière les jeunes gens, à vingt pas en arrière, venaient la tante de Saint-Maurice ef M. de Croix-Mesnil.
Comme si le hasard eût voulu accuser bien nettement l’antagonisme, en face de Carvajan entouré de tous ceux qui, par passion ou par intérêt, étaient dis
posés à le soutenir, les enfants du marquis s’avançaient seuls.
Pascal, avec une horrible anxiété, les vit, lancés les uns contre les autres, ainsi que des combattants prêts à en venir aux mains. Son cœur cessa de battre dans sa poitrine, et toute sa vie fut, pendant quelques se
condes, .concentrée dans ses regards. Il souhaita que la salle entière s’abîmât, il rêva un cataclysme soudain qui pût empêcher ce;te horrible situation d’aller jus
qu’au dénouement. Il pensa à s’élancer sur son père,
qu’il apercevait, ricanant avec un air de bravade, à le saisir, à l’entraîner bien loin. Tout lui parut préférable à ce qui se préparait.
Après un léger temps d’arrêt, les antagonistes avaient repris leur mouvement. Robert, le front haut,
ne déviait pas d’une ligne dans sa marche. Il allait droit à Carvajan et, sur son visage énergique, il était facile de lire la résolution de ne point reculer d’un pas.
Antoinette, devenue soudainement pâle, pressait le bras de son frère, essayant de le détourner de la di
rection du groupe officiel. Mais l’athlétique Robert, sans même faire un effort, entraînait la jeune fille. Car
vajan, baissant son front, noir de haine, pareil à un taureau qui fonce sur son adversaire, avançait toujours.
— Robert, je t’en prie ! murmura Antoinette.
— Laisse, dit le jeune comte les dents serrées. Il nous cédera la place ou je lui passe sur le corps.
Et, fixant sur leur ennemi des yeux étincelants, il marcha droit sur lui.
Déjà, au milieu d’un silence effrayant, ce choc, dont on ne pouvait prévoir les conséquences, allait se produire, quand, bien innocemment, le sous-préfet sauva la situation. Apercevant Mlle de Clairefont qui était arrivée tout près de lui, il fit un geste d’admira
tion. et, s’écartant du maire, il s’inclina avec politesse.
Antoinette,étouffée par unehorrible angoisse,respira en voyant l’espace libre. Elle ne put se défendre d’adresser un reconnaissant sourire au fonctionnaire. Et, pas
sant à côté du Carvajan, tremblant de colère contenue, elle gagna à pas pressés le coin où tous les amis de son père étaient réunis. Carvajan s’était retourné, les sui
vant encore du regard. Il entendit un profond soupir auprès de lui et, levant les yeux, il découvrit Pascal, blême de l’horrible émotion qu’il venait d’éprouver.
— Qui est donc cette charmante personne ? demanda alors le sous-préfet à son guide, en ajustant son lorgnon pour mieux voir.
— C’est Mlle de Clairefont, dit Carvajan avec une sombre ironie... Et vous venez, monsieur le préfet, de
lui faire un accueil flatteur auquel elle ne s’attendait guère.
— Bah! reprit gaiement le fonctionnaire... c’est une jolie femme... Je combattrai le père sur le terrain politique... mais, en attendant, je réclame le droit d’admirer la fille...
— Pas de trop près, cependant, si vous ne voulez pas avoir maille à partir avec le jeune sanglier qui l’accompagne... Tenez, voyez ce qu’il fait...
Arrivé au milieu du petit cercle aristocratique, Robert s’était inquiété de faire asseoir sa tante et sa sœur. Sur les banquettes, déjà, on se trouvait à l’étroit.
Dans un angle avoisinant la tribune officielle, la douairière de Sainte-Croix s’était installée et, avec de grandes protestations d’amitié, s’efforçait de rete
nir auprès d’elle Mlle de Clairefont et la tante de Saint- Maurice. M. de Croix-Mesnil parlait d’aller chercher deux chaises dans le jardin, lorsque Robert, avisant les sièges d’apparat destinés aux notabilités de la Neuville, dit à voix haute :
— Mais voilà bien notre affaire... Des femmes assises sur de la paille... pendant que le Conseil municipal se carrerait sur du velours...? Ce serait invraisemblable !
Et, allongeant le bras par-dessus la balustrade, il prit les deux chaises qui entouraient le fauteuil d’hon
neur. Un rire étouffé courut dans le groupe à cet acte audacieux. Pourtois, stupéfait, regardait alternative
ment le maire et le jeune comte, hésitant entre le désir de complaire à Carvajan et la crainte de mécontenter Robert. Les confédérés, silencieux, attendaient, se
demandant si leur chef allait se laisser ainsi braver ouvertement. D’un coup d’œil impérieux, le maire commanda à ses partisans l’immobilité et le silence. Et, se tournant vers le fonctionnaire, il dit assez haut pour être entendu :
— Il convient, je crois, de donner l’exemple de la modération et de la patience... Car, si nous répon
dions aux provocations de M. de Clairefont, il pour
rait se produire des conflits qui attristeraient cette fête... Tenons donc les actes de ce jeune homme pour non avenus...
II ajouta, d’une voix plus basse :
— Du reste, de fâcheuses habitudes d’intempérance l’ont rendu un peu fou, et il n’est pas toujours maître de lui-même...
— Cette tribune vide, quand on se presse partout, est d’un mauvais effet, ajouta le sous-préfet... Faites-la donc occuper par des dames. — Vous avez raison...
Fleury et Pourtois s’étaient déjà élancés, et, triomphantes, les dames Dumontier et Leglorieux s’avançaient vers la tribune.
— Voilà qui va bien, fit ironiquement la douairière de Sainte-Croix, et les choses sont dans leur ordre...
— Si nous allions faire notre cour à Mme Dumontier? proposa le beau d’Edennemare...
— Le grand-père Dumontier a assez fait la nôtre quand il était domestique chez ma mère... répliqua aigrement Mme de Saint-André.
— Comme disait la maréchale Lefebvre, sous le premier Empire : « Maintenant, c’est nous qui sont les princesses !... »
— Ces bourgeoises de la Neuville sont horribles! s’écria Robert... Et s’adressant aux jeunes gens qui
l’entouraient : Si vous voulez, tout à l’heure, pour leur faire pièce, nous irons inviter les petites paysannes et nous mènerons le bal avec elles.
— Il y en a d’assez gentilles pour que ce ne soit pas un sacrifice, dit le jeune Tourette, en lorgnan Rose Chassevent qui entrait, suivie du Roussot.
Dans ses habits du dimanche, l’ouvrière s’avançait avec une grâce libre et souriante. Elle était vêtue d’une robe de cretonne à petits bouquets, ouverte devant et garnie d’un petit fichu de mousseline noué au corsage avec des rubans bleus. Ses manches courtes laissaient voir son avant-bras potelé, recouvert d’une haute mitaine. Elle était coiffée avec ses beaux che
veux blonds, sans un bijou et sans une fleur. Elle portait à la main une écharpe dont elle s’était enveloppé la tête pour venir.
Le berger, ébloui par l’éclat de la lumière, comme un hibou parle jour, marchait derrière elle, ne la
quittant pas. II était tout battant neuf, comme il l’avait annoncé à la jeune fille, et sa blouse d’alpaga grisâtre était atfachée par une agrafe en argent. Il avait essayé de se peigner, et ses cheveux rouges, habituellement incultes, séparés sur le front, don
naient à son visage, criblé de taches de rousseur, une expression à la fois grotesque et effrayante.
— Quel est ce monstre qui emboîte le pas à cette charmante enfant? demanda le vicomte d’Édennemare.
— Le berger de Clairefont, un innocent qui a été élevé à la ferme, répondit Robert.
— Singulier page qu’elle s’est donné là!
Rose, apercevant Antoinette, s’était approchée d’elle et, l’air riant, elle écoutait les compliments que la jeune fille lui adressait sur sa mise.
— Mais, mademoiselle, c’est une robe à vous que j’ai sur le corps...ne la reconnaissez-vous point? Vous me l’avez donnée au printemps... J’ai changé la façon, comme de juste, car une fille de ma condition ne porte pas des effets tournés comme ceux de ses maî
tres... Elle me fait honneur, vous voyez... et elle a encore bon air!
— C’est toi qui l’embellis, ma petite, dit Mlle de Clairefont avec un sourire indulgent. Allons, va, et amuse-toi bien, mais ne danse pas trop tard... car tu sais que j’ai besoin de toi demain matin...
— Oh! soyez tranquille, mademoiselle, je ne me ferai pas plus espérer que d’habitude...
— Et tâche de ne pas garder toute la soirée ton chien de berger cousu à ta jupe, s’écria la tante de Saint-Maurice... C’est un épouvantail à danseurs, que ce garçon-là !...
— Oh! Mademoiselle, je vais le confier au père Chassevent.
— Qui va le faire boire... Alors, dans une heure, il ne saura plus reconnaître sa main droite de sa main gauche.
— Bah! dit la fille avec un sourire... Et puis, pourvu qu’il me laisse tranquille!... Je lui ai cependant promis de danser une fois avec lui... Chose promise, chose due...
Elle s’éloigna en balançant sa jupe, suivie du regard par tous les hommes que le charme puissant de sa jeu
nesse épanouie captivait irrésistiblement, et passa à travers les groupes qui stationnaient au milieu de la salle, attendant l’ouverture du bal.
Il était huit heures, et la tribune officielle s’était complétée par l’arrivée du Receveur de l’enregistre
ment, du Juge de paix et de sa femme, présidente de l’Œuvre des crèches laïques. Le capitaine de gendar
merie, en grand uniforme, venait de faire un tour dans le cabaret d’où les cris alarmants d’une effroyable alter
cation s’étaient subitement élevés. L’air devenait plus lourd, de fortes odeurs de vin chaud passaient, apportées du jardin par le vent du soir, et le bruit des con
versations plus animées montait, dominant par instants les flonflons de l’orchestre.
Au milieu de ce mouvement, de cette chaleur et de ce tumulte, Antoinette restait silencieuse etpréoccupée. A deux reprises déjà, M. de Croix-Mesnil, lui ayant adressé la parole, avait à peine reçu une réponse dis
traite. La jeune fille paraissait indifférente à ce qui l’entourait et, les yeux baissés, elle songeait.
Dès son entrée, le premier visage qui lui était apparu avait été celui de Pascal. Au moment où Carvajan et Robert, décidés l’un et l’autre à nepas se céder lepas, avaient failli si gravement s’aborder, elle avait vu pâlir le jeune homme. Elle comprit qu’il partageait son hor
rible anxiété. Ce te communauté de souffrance l’avait vivement impressionnée. Avait-elle en lui un compa
gnon de malheur? Et l’horreur qu’elle éprouvait pour tout ce qui portait le nom de Carvajan, devait-elle l’en affranchir sous peine d’être injuste?
Elle avait levé les yeux timidement de son côté. Elle l’avait vu debout, les bras croisés, sombre, au milieu de cette fête, lui, le fils du vainqueur, autant qu’elle,
la fille du vaincu. Que se passait-il donc dans cette âme ? Et que devait-on attendre de ce jeune homme qui paraissait si différent de ceux au milieu desquels il était appelé à vivre ?
Comme s’il eût senti peser sur lui les regards de Mlle de Clairefont, Pascal releva la tête, et leursyeux se rencontrèrent. Ce fut lui qui se détourna.aussitôt, après une inclinaison si respectueuse qu’elle ressem