père, riant d’avance de la bonne plaisanterie qu’il faisait, en t’exposant à te trouver nez à nez avec son fils ?...
Antoinette hocha la tête avec tristesse.
— Ne nous attaquons pas à cet homme : nous ne serions pas les plus forts... Cédons le terrain, c’est ce que nous avons de mieux à faire... Monsieur de Croix- Mesnil, venez...
Elle s’appuya fortement sur le bras du jeune homme. Elle paraissait épuisée. La tante Isabelle suivit avec Robert. Arrivée à la voiture qui les atten
dait sous la garde du vieux Bernard, Mlle de Clairefont voulut faire monter son frère. Mais il refusa, déclarant qu’il ne se sentait pas en humeur de rentrer.
— Que vas-tu faire ? demanda Antoinette, pleine d’inquiétude.
— Ce que je fais tous les ans à la fête, m’amuser... en dépit de ce îabat-joie de Carvajan.
— Promets-moi que tu ne vas pas reprendre la querelle! Ah! viens avec nous... tu m’inquiètes; il me semble qu’il va t’arriver malheur...
Robert eut un geste d’impatience.
— Petite fille, je trouve que tu te mêles beaucoup trop de ce qui ne te regarde pas... Rentre te coucher, et aie un sommeil sans rêves... C’est ce qu’il y a de plus sain pour une enfant de ton âge... Quant à la fa
çon dont doit agir un garçon tel que moi, elle est toute tracée, et tes exhortations n’y changeront rien... Bonsoir...
Il prit la jeune fille par la taille, l’enleva comme une plume, l’embrassa, et la posa sur les coussins de la voiture.
— Robert, sois prudent ! s’écria la vieille Saint- Maurice, toujours en éveil quand il s’agissait de son Benjamin.
— Ne craignez rien, tante... dit-il avec un gros rire ; si on veut me manger, on ne m’avalera toujours pas d’une seule bouchée...
Il ferma la portière et cria au cocher : — Allez !
Et, sifflant entre ses dents, il se dirigea vers la salle de danse en traversant le jardin du cabaret. Là, les gens du pays s’en donnaient fans contrainte et sans vergogne. Dans la nuit tiède, traversée par le vol rapide des chauves-souris qui effleuraient de l’aile les lanternes vénitiennes éclatantes au milieu de la ver
dure des tonnelles, au bruit amorti des instruments,
les buveurs criaient, tapaient, à plein gosier et à tour de bras.
Le vieux Chassevent, grimpé sur un tonneau, chantait d une voix enrouée une chanson grivoise. C’était la quatrième de la soirée, et, entre temps, il allait de table en table boire un petit verre d’eau-de-vie ou une chope de bière. Il ne paraissait pas ivre, mais sa gaieté devenait plus furieuse, ses gestes plus heurtés, et sa chanson plus ordurière.
Dans un coin, le gendarme préposé à la surveillance de l’ordre, car les paysans, quand ils étaient ivres, se battaient ^souvent à se tuer, assis sur un tabouret, écoutait le braconnier, et riait à se tordre.
t
Robert s’arrêta un instant et prêta l’oreille aux « zon zon, digue din gue daine » rapportés de quelque geôle par le vagabond. Tous les auditeurs, avec un entrain frénétique, l’accompagnaient en frappant sur les tables, et c’était, pendant quelques secondes, un
charivari à ne plus entendre Dieu tonner. Puis le silence se faisait, et la voix du sauvage amuseur de cette réunion d’ivrognes s’élevait de nouveau, rogommeuse, lançant avec une vibration satisfaite le mot grossier, qui éclatait plus ignoble dans cette nuit étoilée.
Tout ce que la Neuville et les environs comptaient de filles légères se trouvait là, et c’étaient autour du cou des hommes des enguirlandements de bras tendre
ment abandonnés. Pourtois ayant mis son bal en train, et fait les honneurs de la salle aux autorités, revenait avec une vivacité intéressée aux consommateurs qui
assuraient sa recette, et, lâchant la bride à la gaieté comme il lâchait la bonde à ses tonneaux, disait de sa voix perçante ;
— Donnez-vous en, les enfants, donnez-vous-en! Une fois la fête finie, en voilà pour jusqu’à l’année
prochaine ! Aujourd’hui c’est le jour où on ouvre la bouche et où je ferme les yeux !
Et le cousin Anastase, le couvreur de la Neuville,
prenant les paroles du cabaretier à la lettre, venait d’attraper derrière un bosquet la silencieuse et brune Mme Pourtois et de l’embrasser ferme, sans qu’elle fît la moidre résistance.
Robert continua sa route, et il arrivait à la porte de la salle de danse, quand, d’une tonnelle dont les lanternes vénitiennes avaient été éteintes, il s’entendit appeler. Eclairés seulement par la flamme d’un immense bol de punch, MM.d’Edennemare, de Saint-An
dré et quelques uns des habituels compagnons de chasse du jeune comte étaient assis autour d’une petite table.
— Toutes ces dames sont parties : n’allez pas dans la salle, on y étouffe...
— J’ai encore quelque chose à y faire...
— Si c’est le maire et Monsieur son fils que vous cherchez... ils viennent de sortir...
— N’importe ! je veux me montrer pour que toute la canaille qui marche avec Carvajan sache bien que je ne suis pas disposé à reculer d’une semelle...
— Eh ! mon cher, on le sait de reste !.. Venez donc vous asseoir !
Robert était déjà entré. L’aspect du bal avait changé depuis quelques instants. Le départ de la Société, comme on appelait les châtelains des environs, avait fait cesser toute contrainte. Les couples avaient aban
donné leur raideur gourmée, les bras empoignaient fortement les tailles, et l’orchestre lui même, gagné par l’entrain général, accélérait le rythme et jouait avec plus d’éclat, comme si un défi avait été porté à qui l’emporterait du souffle des musiciens ou du jarret des danseurs.
Le jeune comte chercha vainement Carvajan et Pascal. Ainsi que ses amis le lui avaient dit, le père et le fils avaient quitté la place. Le sous-préfet jugeant qu’il avait assez fait pour sa popularité, avait regagné également la Neuville, sous la conduite du commissaire central et du capitaine de gendarmerie. Robert fit un
tour dans la salle, circulant au milieu des groupes, et prenant plaisir à affronter les regards. L’ascendant que la famille de Clairefont exerçait encore, malgré sa décadence notoire, faisait courber les fronts sur le passage du jeune homme. Et pendant que Carvajan n’était pas là, on se dépêchait de sourire à son adversaire.
Pouvait-on, en somme, savoir ce qui arriverait? Le marquis s’était bien des fois, depuis quelques années, trouvé, prétendait-on, à la veille de la ruine définitive. Et, au demeurant, on le voyait toujours debout. Il fallait se ménager une porte de sortie, pour le cas où ce diable d’homme, qui avait la vie si dure, trouverait encore moyen de se tirer des griffes du banquier.
D’ailleurs, Fleury et Tondeur, les fidèles serviteurs de Carvajan, donnaient l’exemple de la platitude, et, auprès de Robert, se confondaient en politesses. Ce fut dans l’enivrement de ce triomphe menteur que les amis du jeune comte le retrouvèrent en rentrant pour donner suite à leur projet de faire sauter un peu leurs gentilles fermières.
Une ronde, sorte de bourrée locale, vive et courante comme une farandole, tirait à sa fin. Et parmi les plus
enragés danseurs, le Roussot se distinguait par l’ardeur farouche avec laquelle il bondissait. Il avait obtenu de Rose qu’elle dansât avec lui, comme elle l’avait pro
mis, et la main haute, la taille souple, ployant sur ses jarrets d’acier, le berger enlevait la belle fille avec une vigueur incomparable. Il tournait, sautait, sans règle, les joues pâles, les yeux brillants, les dents serrées,
avec une contraction de tous ses muscles qui le rendait presque effrayant dans l’enivrement de ce plaisir tout nouveau pour lui.
Rose, grisée par la rapidité des mouvements de son cavalier, étourdie par les sons enragés de la musique,
se laissait entraîner, à demi-pâmée, la tête renversée sur l’épaule du Roussot qui l’emportait, superbe et terrible. Tondeur, grimpé sur un tabouret, le visage rougi par de copieuses rasades, criait de toutes ses forces, en tapant sur son feutre avec le manche de la trique dont il ne se séparait jamais, stimulant par ses exclamations cette furie joyeuse.
— Hardi, les garçons! tenez bon, mes enfants!... ferme ! oh ! oh ! oh ! hardi !
Et la respiration sortait rauque des poitrines, les pieds retombaient plus lourds surlesplanchts, la rapidité de la ronde diminuait peu à peu.
Les instruments se turent et, poussant un soupir de soulagement, les couples s’arrêtèrent et se répandirent de tous côtés sur les banquettes, comme des naufragés qui abordent la terre ferme. Seul, le berger soutenant Rose à bout de bras, allait toujours, passionné et infatigable.
— Est-il enragé, le mâtin ! s’écria Tondeur en sautant à bas de son piédestal. Il ne veut pas s’arrêter... Il irait comme cela jusqu’à demain.
Mais au même moment Robert saisit Rose au passage, l’enleva des bras de son danseur, et la déposa presque défaillante sur une chaise. Le berger s’était arrêté et revenait vers Rose avec un grondement inarticulé...
— Il n’est pas content! s’écria Tondeur en riant jusqu’à s’étrangler... Vous allez voir qu’il va réclamer...
Le jeune comte fronça le sourcil, il dit au Roussot sourdement :
— En voilà assez ! Allons ! houste ! A tes moutons ! Le gars ne paraissait pas disposé à obéir, et restait
obstinément planté devant la belle fille. Robert, comme s’il faisait sauter d’une chiquenaude une chenille ram
pant sur le calice d’une fleur, d’un revers de la main envoya l’entêté pirouetter dans le jardin.
— Ah! soupira Rose, en ouvrant les yeux, j’ai cru que j’allais perdre le souffle...
— Voilà, ma petite, ce que c’est que de danser avec un butor, dit gaiement le jeune comte. Un peu de punch, et il n’y paraîtra plus...
— Je vous remercie bien, fit Rose, je n’aime pas les choses fortes... J’ai reçu trop de claques du père Chassevent quand il avait bu... Le grand air me remettra tout à fait...
— Ah! ah! tu veux aller retrouver au jardin ton cavalier aux cheveux rouges... ?
— Non! Il m’ennuie... D’ailleurs, il va falloir que je rentre...
— Est-ce que tu as assez de la danse... ? — Ma foi, il fait trop chaud...
L’orchestre entamait un quadrille, et déjà les couples se formaient. Robert, abandonnant ses amis, sortit avec Rose, et la conduisit sous la tonnelle obscure.
Au milieu de 1a ripaille générale, ils étaient bien seuls. Nul ne faisait attention à eux. Ces ivrognes n’avaient plus d’yeux que pour leur verre, et d’oreilles que pour Chassevent qui continuait à chanter, payant en une soirée à Pourtois, dont il retenait les consom
mateurs, tous les cafés que pendant l’année il avait bus gratis. Ils restèrent ainsi quelques minutes sans parler, écoutant les vociférations qui suivaient la ter
minaison de chaque couplet. Robert s’était approché très près de Rose, et, peu à peu, de son bras, lui avait entouré la taille. Elle ne se défendait pas. Elle sem
blait rêveuse, elle habituellement vive et gaie comme un oiseau. Elle frissonna, et nouant autour de sa tête l’écharpe qui lui avait servi de coiffure pour venir :
— Je me refroidis ici...
— Tu as le cou nu. Ce n’est pas prudent...
Il prit dans la poche de sa jaquette un joli foulard bleu à bordure rouge, et, le lui tendant :
— Tiens, voilà une cravate.
Elle fit un mouvement de joie en froissant la soie souple et douce.
— Vous êtes gentil, dit-elle. Mais ne restons pas dans cette odeur de boisson et dans ce tapage.
— Eh bien, marchons, dit Robert; et, se;levant, il la fit passer devant lui pour sortir du jardin. Der
rière eux, agile et silencieux, le Roussot s’était glissé.
A cent pas du cabaret, ils s’arrêtèrent au bord du sentier qui montait vers la Grande Marnière, au tra
vers des ajoncs et des genêts. La maison de Pourtois,
les bosquets et la salle de danse flambaient au travers des arbres, mais la clameur qui était la voix de cette foule
en liesse se perdait dans les airs, déjà affaiblie par la distance. Dans l’obscurité transparente de la nuit, des formes apparaissaient confuses, puis plus précises à mesure qu’elles approchaient. C’étaient des gens de la Saucelle ou de Couvrechamps qui, ayant à se lever de bonne heure, malgré la fête, à cause des travaux d’août, rentraient avant la fin de la danse. Une voix goguenarde dit :
— On ne te dévalisera pas en chemin, la Rose, puisque te voilà sous la garde d’un hardi cavalier.
— Notre monsieur veut bien me conduire jusqu’à