— Grand Dieu!... Mais elle est morte! gémit le cabaretier...
— Oh ! hurla Chassevent... Ma fille!__ ma petite Rose... Mais qui a fait le coup ?


Il se frappa le Iront, puis, avec une expression de haine indicible :




—- Ça ne peut être que ce gredin de Clairefont! Il était là... c’est lui... Ah! canaille!


— Qu’est-ce que vous dites? Vous devenez fou! s’écria Pourtois. Vous savez bien que nous alons vu rentrer M. Robert avant d’entendre crier...
— C’est lui ! c’est lui ! reprit Chassevent, avec une fureur croissante... Oh! mais ma fille... Il me la paiera ! Il saura ce que coûte une enlant bonne et douce comme elle était!


— Eh ! avant tout, voyons donc s’il n’y a pas moyen de la ranimer. Ma maison est à deux pas... Allons-y...


Ils soulevèrent la pauvre fille, dont les mains devenaient froides, et, dans la demi-clarté du jour naissant, ils descendirent vers le cabaret.
VII
Il était sept heures du matin, et Carvajan, fidèle à ses habitudes matineuses, marchait déjà depuis long
temps dans son cabinet comme un ours en cage. Le silence s’étendait encore sur la ville, engourdie par le sommeil d’un lendemain de fête. Le soleil montait éclatant dans le ciel. Enfilant obliquement la rue étroite et haute, un de ses rayons dorait la fenêtre du vieux logis et traçait sur le plancher une raie lumi
neuse. Dans la traînée blonde qui perçait le rideau,
des atômes poudreux dansaient comme des sylphes ailés. Et malgré cette clarté joyeuse et chaude, Car


vajan, sombre, le front lourd, tournait et retournait dans son esprit des pensées amères.


Ainsi, au moment où il croyait toucher au but et n’avoir plus qu’à étendre la main pour recevoir le prix de trente ans de luttes, il se produisait des à- coups violents qui le ramenaient en arrière. Tenir dans sa main ses adversaires, n’avoir qu’à serrer pour les écraser, et sentir cependant encore la pointe de leurs dents enfoncées dans une morsure suprême.
Au moment où il rêvait de s’attacher victorieusement Pascal, en lui montrant le pays courbé comme un seul courtisan aux pieds de son dominateur, le triomphe se changeait en humiliation, et celui-là même qu’il voulait gagner par l’enivrement de l’orgueil avait à subir le plus cruel des affronts.
On l’avait bafoué, lui, le tyran de la Neuville. Cette même fête de la Saint-Firmin, pour la seconde fois, à trente ans d’intervalle, mettait aux prises Claire
font et Carvajan. Et comme si une tradition fatale lançait les enfants l’un contre l’autre, après le père, c’était maintenant Robert qui insultait Pascal. Il fal
lait donc une bonne fois en finir avec cette engeance, et porter les coups décisifs.
Entre Honoré et le commis de Gâtelier jadis, la partie n’av^it pas été égale. Aujourd’hui, la situation était retournée au profit de Carvajan, et entre le mar
quis et le maire la lutte ne devait pas être longue. Il ne fallait plus s’attarder à chercher des satisfactions d’amour-propre, mais aller tout droit à la solution pratique. Et celle-là, Carvajan en était maître. Il avait dans sa caisse un dossier bien en règle, conte
nant billets protestés, jugements, ordonnance de saisie,
le tout exécutoire, faute de paiement immédiat d’une somme de 160,000 francs, représentant capital et in
térêts. Il fallait que le marquis payât ou se résignât à sortir de chez lui. Ah! ah! on verrait donc enfin ce Clairefont sur la route, avec ses paquets, comme un mendiant !
Dans la solitude de son cabinet, Carvajan se mit à rire. Il alla à une petite armoire, l’ouvrit, et au fond,
apparut le coffre-fort qui avait tant de fois fait rêver de richesses fabuleuses les habitants de la Neuville.
Le banquier prit une toute petite clef dans son gousset, débrouilla les combinaisons de la serrure, et la porte de fer tourna lourdement sur ses gonds hui
lés. L’intérieur de la caisse ne contenait point les
sommes considérables dont l’imagination populaire se plaisait à la garnir. Quelques rouleaux d’or seule
ment, un carnet de chèques et des liasses de papiers de différentes couleurs. Carvajan en choisit une sur


laquelle était écrit en grosses lettres le nom de Clairefont, et se mit à la feuilleter lentement.


Son visage, à mesure qu’il avançait dans sa revue, s’éclairait d’une joie terrible. Ses doigts maniaient le papier avec un bruit sec, ils le froissaient, le tour
mentaient, le griffaient, comme si c’eût été la chair même du marquis. Et, tournant les pages de son gri
moire judiciaire, le banquier semblait un bourreau qui polit ses instruments de torture et cherche à les rendre plus aigus, pour augmenter les douleurs de la victime.
Un coup léger frappé à la porte, l’interrompit dans cette voluptueuse occupation. Il jeta un coup d’œil inquiet du côté de l’entrée, pour voir s’il était bien seul, et, fermant vivement son coffre, il s’approcha de son bureau et dit : — Entrez!
— C’est moi, patron, excusez si je vous dérange, fit la voix de Fleury, dont la tête monstrueuse se montra dans l’entre-baillement de la porte. Le greffier entra, et du premier coup d’œil Carvajan le vit si extraordinaire, que, sans lui laisser le loisir de placer une parole, il s’écria :


— Que se passe-t-il?


— Des choses très graves... J’ai été, il y a une demi-heure, réveillé par Chassevent et Pourtois... qui m’ont appris... Je ne me suis donné que le temps de passer mes habits, et de courir chez vous... car il m’a semblé que vous deviez être, comme toujours, le premier informé...
— De quoi? interrompit brusquement le banquier, auquel les réticences de Fleury causèrent une émotion affreuse. Il craignit que son fils et Robert de Claire
font ne se fussent battus secrètement dès le matin... Parlerez-vous, à la fin, tête de mulet?
— Eh bien ! la petite Rose Chassevent a été tuée cette nuit dans la Grande Marnière!...


— Tuée! Comment? fit le maire en redevenant subitement très calme. Quelque accident?


— Un crime! dit Fleury d’une voix étouffée. Son père et Pourtois l’ont trouvée étranglée au fond d’un petit ravin, après avoir poursuivi pendant quelques instants le meurtrier...
— Poursuivi! II l’emportait donc?
— Il courait à travers les genêts de la colline, la tenant sur son épaule, autant que Chassevent et le gros ont pu voir, car il faisait encore nuit...
— Et il leur a échappé? C’est donc un gaillard d’une force prodigieuse!...
Les regards de Fleury et de Carvajan se rencontrèrent, et dans les yeux du maire, le greffier découvrit des pensées si terribles qu’il pâlit un peu et plia les épaules en frissonnant...
— Ah ! ah ! fit Carvajan avec une voix effrayante, il faut tirer cette affaire-là au clair, et rondement... Le commissaire central est-il prévenu ? Non ? Il faut cou
rir chez lui... Il doit y avoir des constatations légales à faire... Fleury, mon garçon, voilà une singulière
aventure!. . Elle était gentille, cette Rose... C’est quelque galant qui a fait le coup...
— C’est ce que dit Chassevent...
— Ah ! il le dit! le vieux drôle... Où est-il? Je veux lui parler...
— Je l’ai laissé dans la rue... Je voulais vous voir avant de le faire entrer...
Carvajan était déjà dans le vestibule. De l’autre côté de la porte, un murmure se faisait entendre, do
miné, de temps en temps, par de violents éclats de voix. Vivement, le maire ouvrit. Au milieu d’un cercle de voisins échangeant avec agitation des commen
taires, Chassevent, assis sur une borne, plus ivre encore que pendant la nuit, se lamentait et menaçait tour à tour...
—Ma pauvre fille ! hurlait-il en clignant ses yeux sans larmes, une si jolie petite... qui faisait tant pour son père! Ils me l’ont tuée, les brigands!... Et si gaie... et si aimable! .. Ah! les canailles... Ils m’en voulaient, allez ! On sait comment ils m’ont traité !
Tout ça, rapport à mon amitié... pour notre cher bon monsieur le maire, que Dieu conserve!... Ah ! il y a de la politique dans l’affaire... Oui! Ah! les gre
dins !... Mais ça ne se passera pas comme ça... On n’a pas le droit d’enlever à un pauvre homme la consolation de ses vieux ans !


Vainement, Pourtois, troublé au milieu de tous ces


curieux, pressé de questions auxquelles il n’osait pas répondre, essayait de faire taire l’ivrogne. Celui-ci braillait comme un porc qu’on égorge, et se roulait sur sa borne avec des contorsions d’épileptique. En voyant paraître Carvajan, il devint subitement beau


coup plus calme et, se courbant comme s’il allait se prosterner sur le pavé :


— Ah ! voilà notre défenseur... Ah !... monsieur le maire, prenez pitié d’un pauvre vieux qui n’espère qu’en vous pour obtenir justice... Ah! saint nom du bon Dieu ! Qué malheur ! Une enfant qui était si bien portante hier soir ! Qu’elle dansait comme une reine !
Et il recommença à crier en se tordant les bras.
— Allons, Chassevent, taisez-vous... Il est inutile d’ameuter le quartier, dit Carvajan avec sévérité...
Pourtois, conduisez-le dans mon bureau. Quant à vous, bonnes gens... rentrez chez vous... Et ne prenez pas au mot ce malheureux que le chagrin rend fou...
Gardons-nous des jugements téméraires... Les juges sauront découvrir la vérité...
Et, laissant ses administrés sous l’influence de ces paroles pleines d’une modération calculée, il rejoignit vivement Chassevent et Pourtois.
Dans son cabinet, adossé à la cheminée, le regard froid et le ton tranchant, il dit au braconnier :
— Qui accuses-tu?... Car, si je te comprends bien, tu accuses quelqu’un...
Et comme le vieux vaurien ouvrait la bouche pour parler :
— Fais attention à ce que tu vas répondre!... Tu te trouves devant un magistrat...
— Ah! je me trouverais devant Notre-Seigneur lui-même, que ça serait tout de même... Le jeune homme du château a passé près de nous une minute seulement avant l’affaire...
— Chassevent, tu sais bien qu’il n’allait pas de ce côté-là! interrompit Pourtois avec désolation.
— Qui prouve qu’il n’a pas fait un détour l’instant d’après?... s’écria avec violence le braconnier...
D’ailleurs, tu ne l’as pas vu, tu étais couché sur le dos... Tu es si gros qu’on aurait pu t’apercevoir de la route...
— Vous craigniez donc d’être découverts ? demanda Carvajan. Qu’est-ce que vous faisiez donc ?
— Rien du tout, dit le vagabond d’un air menaçant. Mais chacun sa manière... Moi, la nuit, j’aime pas les rencontres... Y a tant de mauvaises gens.
— Ainsi, tu donnes à entendre que ce pourrait bien être M. Robert...
Carvajan n’osa pas aller plus loin. Ses joues pâles se marbrèrent de rouge. Et, faisant peser sur le bra
connier un regard fauve, comme s’il craignait qu’il ne se rétractât :


— Fais bien attention à l’importance d’une pareille déclaration...


— Eh ! croyez-vous que je vas mettre tant de mitaines ! D’ailleurs, il n’a pas été vu que par nous... Les Tubœuf de Couvrechamps lui ont parlé, au coin du raidillon delà Grande Marnière, en quittant la fête...
Il était alors avec l’enfant... Ah! bon sang! quelle infamie!... Une pauvre gentille créature comme elle... Ah!... Qui n’avait jamais fait de mal à personne, bien au contraire... Ah! ah !
— Ne crie plus, dit froidement Carvajan ; il n y a pas d’étrangers pour t’entendre, et à nous, tu nous fends inutilement la tête...
Le braconnier se tut et regarda avec humilité celui qui lisait si clairement dans sa conscience...
— Sais-tu, reprit le maire, que si c’est le fils de Clairefont qui a fait le coup, dans un de ces mouve
ments de violence dont il n’est que trop coutumier, tu pourrais bien, en te portant partie civile, attraper une vingtaine de mille francs de dommages-intérêts...
A ces mots, les yeux de Chassevent parurent près de lui sortir de la tête. Toute son ivresse se dissipa, comme si on lui avait administré un philtre souverain. Il devint aussi froid que la pierre.
— Vous croyez, monsieur le maire, demanda-t-il doucement, qu’avec un bon procès... on pourrait leur tirer une grosse somme?
— Mais j’en suis convaincu...
— Vingt mille francs ! Ah ! si vous vouliez me conseiller dans cette affaire-là, je serais joliment sùr de m’en tirer avec le pain de mes vieux jours assuré... mon bon cher monsieur le maire...