visages furieux et aux bras levés. Devant le cabaret, quelques femmes rassemblées poussaient des cris perçants, et, déjà par la rue du Marché, du renfort arri
vait aux assaillants. Chassevent revenu à la charge, bavant de colère et d’ivresse, essayait d’escalader le siège. Le comte ne perdit pas son sang-froid; il tira sur les guides et fit cabrer son cheval; puis, prenant son fouet, il asséna avec le manche un tel coup au vagabond, que, malgré son épaisse casquette et le foulard qui lui entourait la tête, il roula à moitié as
sommé dans la poussière du chemin. Au même moment, Fleury, comme un diable sortant d’une boîte à surprises, parut près de la voiture.
— Qu’est-ce que vous faites-là, cria-t-il aux ouvriers d’une voix forte... Ramassez cet homme, et attendez-moi...
Puis, s’élançant vers Robert à qui il serra le bras avec énergie :
— Imprudent! Ne bravez pas l’indignation populaire... Partez... sans un instant de retard. Je viens de Clairefont. Je voulais vous prévenir... Mais votre tante et votre sœur maintenant savent tout... elles vous convaincront...
— Mais de quoi s’agit-il? demanda le comte, commençant à perdre son calme... Ai-je affaire à des fous?
Le greffier jeta au jeune homme un coup d’œil sévère, et, avec une gravité triste :
— La petite Rose a été tuée cette nuit... On vous accuse... Ne discutez pas... Mettez-vous d’abord à l’abri. Partez, c’est le plus sûr... — Mais c’est une infamie!
— Rentrez chez vous, au nom du ciel ! dit Fleury en montrant du doigt le flot des arrivants qui grossissait de seconde en seconde.
Et, donnant une forte claque sur le flanc du cheval qui partit comme un trait, il força le comte à s’éloigner.
Sans plus se soucier de l agitation qui grandissait dans le faubourg, le greffier gagna rapidement la mai
son de la rue du Marché. Il était onze heures. Depuis le matin, le temps avait été mis à profit par les émis
saires de Carvajan. Le réseau qui enlaçait Robert de Clairefont dans ses mailles perfides devenait plus fort d’instants en instants. Et plus le malheureux qui y
était captif allait se débattre, plus les fils devaient se resserrer.
Pascal, après une nuit de trouble et d’insomnie employée à repasser amèrement les incidents douloureux qui avaient accompagné son retour à la Neuville,
s’était décidé à régler définitivement avec son père la question de son départ. Il ne pouvait plus supporter l’idée de vivre dans ce pays où tout serait pour lui sujet de froissement et de chagrin. Il voulait s’éloi
gner, regagner des pays où l’écho même des discordes qu’il fuyait n’arriverait pas jusqu’à lui et où il aurait le droit de garder dans sa mémoire, comme dans un sanctuaire consacré à un culte mystérieux, l’image souriante et adoucie de celle qu’il adorait.
Il sortit de sa chambre à l’heure du déjeuner, et s’apprêtait à descendre, lorsque sur le palier, croisant la servante qui venait de l’étage supérieur, celle-ci lui dit avec un geste désolé.
— Ah! monsieur Pascal, vous ne savez pas la nouvelle? Le jeune homme du château qui a tué la Rose au père Chassevent!...
Et comme il restait immobile, se demandant si cette fille ne devenait pas folle...
— Oui, mon bon cher monsieur. Le greffier du juge de paix est à c’t’heure dans le cabinet de Mon
sieur à qui il rapporte les bruits de la ville, car on en parle, dà! Et tout est sens dessus dessous!
Il sembla à Pascal que la cage de l’escalier était un gouffre noir, au fond duquel Carvajan ricanait, triom
phant et diabolique. Il eut un vertige, et se retint à la muraille pour ne pas tomber. Dans cette riposte terrible, suivant à si courte distance l’affront subi, il reconnut la main de son père. Oui, si Robert était accusé, l’accusation avait dû venir de Carvajan. Il eut froid au cœur. Une rapide vision lui montra Antoi
nette auprès de son père mourant de désespoir. Il se souvint des funèbres pressentiments qu’il avait eus le premier jour, à la porte du cabaret de Pourtois, au pied de la terrasse de Clairefont. Le présage de mal
heur se réalisait. Mais n’avait-il pas rêvé aussi que c’était lui qui défendait la jeune fille abandonnée et qui l’arrachait à son mauvais destin ?
Sur le seuil de cette chambre qui avait été celle de sa mère, il crût entendre encore la voix de la mou
rante murmurant ces suprêmes paroles: Sois bon dans la vie. Il faut être bon... Il se retourna avec un effroi superstitieux, comme s’il se fût attendu à voir apparaître derrière lui la chère ombre. Il se vit seul) et, inclinant son front, comme devant un ordre souve
rain, il murmura : Sois tranquille, douce regrettée, tu seras obéie.
Il avait retrouvé toute sa présence d’esprit, tout son courage. Il se sentait prêt à accomplir des tâches héroïques pour vaincre des répugnances insurmontables.
Il oublia en un instant les résolutions qu’il venait de prendre. Ses idées suivaient un autre cours. Il n’é­
tait plus réduit à l’écœurante inaction qui le faisait paraître complice de tout ce qui s’exécutait de mal contre la famille de Clairefont. Il n’était plus con
damné à l’impuissance. Il allait pouvoir se mêler à la lutte, et intervenir. Toute la nuit il s’était promis de partir, et, en une seconde, il décidait de rester. Il ne vit là rien que de naturel. L’incohérence n’est-elle pas la règle même de l’amour ? Il se composa pour entrer chez son père un visage souriant. A sa vue, Fleury,
qui parlait avec animation, s’arrêta court, prit un air embarrassé et loucha furieusement de ses yeux troubles...
— Eh bien! dit avec éclat Carvajan, en allant à son fils, les voilà dans une belle passe, ces gens si fiers, qui ne veulent pas s’exposer à se trouver en face de nous !
— On vient de tout m’apprendre, interrompit Pascal.
— Eh bien! qu’en dis-tu ?
— Qu’en dit le parquet ? riposta le jeune homme.
- Le parquet est extraordinairement mou ! II est pris entre la certitude qui résulte des preuves matérielles du crime et le doute moral qui est la consé
quence d’un passé honorable... Tous ces magistrats,
au fond, sont des réactionnaires, et ils font des façons pour arrêter le fils d’un marquis, voilà tout. Ils ont télégraphié à Rouen, au procureur général qui télé
graphiera sans doute à son tour au garde des sceaux... Et pendant ce temps-là, ici, la population fermente et sans Fleury qui s’est trouvé là fort à point, tout à l’heure, le prévenu était écharpé par les ouvriers... On parle pour demain d’une manifestation... Moi, je viens de le dire au commissaire et au capitaine de gendarmerie : si on n’arrête pas dès ce soir ce gaillard-là, je ne réponds pas de l’ordre à la Neuville !...
— Le mieux qu’il y aurait à faire pour M. Robert, ce serait de partir pendant qu’il en est temps encore,
dit doucereusement Fleury... Une fois à l’abri, tout le monde serait tranquille. . C’est ce que j’ai essayé de faire comprendre aux dames de Clairefont... Mais, aux premiers mots, Mlle Antoinette s’est dressée toute pâle, et avec des regards meurtriers comme des coups de pistolet, elle a crié : Jamais ! Partir, ce se
rait avou.er qu’il est coupable... Nous savons d’où part cette calomnie... Nous la réduirons à néant ! Elle désignait clairement M. le maire, et peut-être aussi un peu moi-même... Mais je ne me suis pas laissé dé
monter. J’ai insisté, j’ai donné à entendre que les mauvais gars de la Neuville, très surexcités pourraient se porter sur Clairefont... Alors la vieille Saint- Maurice a bondi, et, rouge comme une braise, en jurant comme un troupier : Qu’ils y viennent! Il ne
manque pas de fusils au râtelier... Et ils verront que les femmes delà maison valent des hommes... Il y a là-haut, dans les greniers, le pierrier qui servait autre
fois pour les feux d’artifice... Je le descendrai dans le vestibule, et si on touche seulement à la serrure de notre porte... je mitraille toute cette canaille ! Et elle sacrait, la vieille, que c’en était fabuleux ! Allez donc faire entendre raison à des esprits détraqués ! Quant au marquis, il était enfermé dans sa tour, comme un
hibou, à tourner les pages de quelque grimoire, ou à empester l’air de la contrée avec des drogues chi
miques .. Impossible de le voir!... Celui-là, tout hébété qu’il est, aurait peut-être mieux compris la situation que cette vieille échappée de la chouanerie...
— Mais elle paraît la comprendre parfaitement, dit
Pascal avec tranquillité, et elle soutient envers et contre tous l’innocence de son neveu... Comme l’a fort bien dit Mlle de Clairefont, fuir c’est avouer, et le comte Robert est sans doute décidé à se défendre... Il a peut-être des preuves à fournir... Un bon alibi serait décisif... Qui sait s’il ne le produira pas !
— Je l’en défie! cria Carvajan, à qui l’opposition de son fils fit perdre tout son calme.
— Mon père, vous n’en savez rien... — Vas-tu le défendre ?
-- Et vous, allez-vous l’accuser?
Ils se trouvaient face à face, parlant aussi ferme l’un que l’autre : Pascal, absolument maître de lui, et vou
lant savoir exactement quelle était la part de son père dans le travail d’investissement qui s’étendait autour de Robert; Carvajan, le cerveau enflammé par une colère subite, et prêt à étaler sa haine au grand jour.
— Non! certes! intervint Fleury d’un ton conciliant, votre père n’accuse pas. D’ailleurs, à quoi bon? M. le maire, comme toujours, n’a souci que de la chose pu
blique... Devant vous, nous parlons en toute liberté, pesant le pour et le contre... Croyez que si M. Car
vajan pouvait étouffer cette affaire-là, il le ferait, et promptement... Il est l’ennemi de M. de Clairefont... Il le combat sur le terrain politique et financier... Mais profiter d’un malheur pareil!... Devrais-je avoir besoin de vous dire qu’il n’y a même pas pensé?.. Et pour
tant, ne serait-ce pas légitime ? Ses adversaires ont-ils jamais reculé devant les pires mauœuvres? Vous en
avez eu la preuve hier soir... Si nous pouvions établir l’innocence de ce malheureux jeune homme nous le fe
rions... Mais, malheureusement, il n’y a pas de doute à conserver... C’est la dernière étape, voyez-vous, de cette famille qui depuis trente ans va sans cesse en descendant... Quand j’ai eu l’honneur de vous ren
contrer ici pour la première fois vous veniez d’être témoin justement d’un des actes de violence habituels à ce malheureux.. Je vous ai dit alors, ne croyant pas être si bon prophète, que vous arriviez pour assister aux suprêmes phases de la lutte engagée entre M. de Clairefont et votre père... Eh bien! la lutte est finie... Elle se termine dans la boue et dans le sang...
— Et nous n’en sommes pas cause! reprit rudement Carvajan, à qui la mieilleuse dissertation de Fleury avait irrité les nerfs... Au diable! Qu’ils se débrouil
lent!... Je ne suis pas tenu de les aimer, et si j’étais dans leur cas, vous verriez s’ils me ménageraient !
Il prit son chapeau et jetant un regard significatif au greffier :
— Je vais jusqu’à la mairie ; vous viendrez m’y retrouver tout à l’heure...
— Je vous accompagnerai, mon père, dit Pascal, si je ne vous dérange pas... Je suis curieux de voir la physionomie de la ville...
— Ah ! ah ! mon gaillard, tu mords à la chose ! Viens, si ça t’amuse... Et puis, qui sait ? tu es du métier, tu pourras peut-être donner un bon conseil...
— Si j’en trouve l’occasion, répondit froidement Pascal, soyez sûr que je n’y manquerai pas.
Et, derrière son père et le greffier, il sortit.
A Clairefont, après le premier affolement, la réflexion était venue. Réunis dans le petit salon, la tante de Saint-Maurice, Robert et Antoinette, avaient tenu con
seil. Les affirmations de Fleury et les manifestations de la rue, certes, étaient significatives. Le vieux Bernard envoyé à la ferme avait rapporté la confirmation de l’attentat. Rose était morte, et on accusait Robert ce l’avoir tuée. Entre les imprécations de la tante Isabelle et le calme effrayant d’Antoinette, Robert passa par les sentiments les plus opposés. Tantôt, il se disait que l’accusation portée contre lui tomberait d’elle-même et qu’elle n’aurait pas de conséquence. Il riait alors ner
veusement et se promettait de tirer de ceux qui avaient dirigé contre lui l’action de la justice une vengeance exemplaire.
Tantôt, cherchant à rassembler les preuves qu’il pourrait fournir de son innocence, il constatait avec
stupeur qne tout concourait à lui donner l’apparence de la culpabilité. Il était rentré au matin, par la pe
tite porte du parc, sans être vu de qui que ce fut. Il avait passé tout le temps, qui s’était écoulé entre son départ de chez Pourtois et son arrivée à Clairefont, dans le sentier de la Grande-Marnière. On l’avait ren
contré, on lui avait parlé, cela était certain, indéniable.
Et, au souvenir de ces moments doucement écoulés,