dans cette nuit tiède et resplendissante, auprès de cette charmante fille au gai sourire, un cruel déchirement se faisait en lui.
N’avait-il pas été involontairement la cause du malheur, en gardant si tard Rose qui voulait s’éloi
gner? Il ne l’avait retenue qu’à force d’instances. Il se le rappelait bien : elle disait : Laissez-moi m’en
aller... Votre sœur m’attend demain matin, vous me ferez gronder... Si vous avez encore tant de choses à me conter, vous viendrez au bas de la fenêtre de la repasserie, et, pendant que je travaillerai, nous causerons...
Les routes étaient alors pleines de monde; elle serait rentrée à Couvrechamps, en compagnie, et, au lieu de dormir froide et muette, el e chanterait encore alerte et joyeuse.
Des larmes lui vinrent aux yeux, et ce garçon si énergique et si robuste se mit à sangloter comme un enfant.
Epouvantées, les deux lemmes le regardaient. Pour qu’il se laissât aller à une telle faiblesse, il fallait qu’il fût tenaillé par de terribles inquiétudes. Une pudeur secrète arrêtait les questions sur les lèvres d’Antoinette. Qu’y avait-il entre son frère et Rose? Quelque intrigue ébauchée à la fête et interrompue par le coup de folie d’un jaloux ? Il eût fallu, pour préciser les faits et arriver peut-être à découvrir la vérité, interroger Robert, l’amener à s’expliquer. Il ne donnait que des détails vagues, quand la minutie eût été indispensable. Mais la tante Isabelle n’étaitelle point là pour tirer tout au clair ? Avec elle, qui n’hésiterait pas à demander, le jeune homme ne se gênerait pas pour répondre, et on saurait alors quels arguments il fallait faire valoir, quels moyens de défense on devait employer.
Il était impossible que l’erreur ne fût pas promptement reconnue. La justice voyait clair et n’aurait pas
de parti pris. L’opinion publique, que Fleury disait si furieusement déchaînée contre Robert, avait été égarée. Il n’était pas difficile de deviner par qui.
La main de Carvajan se reconnaissait dans cette œuvre de haine. Provoqué, il avait riposté. Et on était
payé pour savoir avec quelle dangereuse ténacité il poursuivait ses entreprises.
A l’indignation des premiers moments, lorsque la tante de Saint-Maurice s’écriait superbement : « Mais il est impossible qu’on soupçonne un Clairefont! » avait succédé une terreur vague faite d’ignorance : celle des enfants qui s’éloignent de l’ombre peuplée par leur imagination de fantômes effrayants. En somme, on ne savait rien de ce qui se passait ni de ce qu’on pouvait craindre; mais ce mystère-là était plus formidable que ne l’eût été la connaissance de ce qu’il fallait redouter. Sur les faits s’étendait une obs
curité dans laquelle les malheureux se débattaient impuissants.
Leur préoccupation principale était de faire le silence autour du marquis. Ils ne pouvaient supporter la pensée que le père fût instruit de l’accusation por
tée contre son fils. A tout prix, ils étaient résolus à l’empêcher de la connaître. La tranquillité du vieillard devait avant tout être sauvegardée. Depuis trente ans, il était, par son entourage, traité en enfant gâté. La famille avait subi son despotisme et s’était pliée à
ses caprices même les plus déraisonnables. Tout faire pour ne point tourmenter le marquis avait été le mot d’ordre à Clairefont. Les enfants et la tante de Saint- Maurice s’étaient conformés à cette règle, Antoinette et Robert avec un tendre respect, la vieille fille avec des accès de mauvaise humeur réprimés à grand’peine.
On avait tout accepté, même les menaces de ruine. Il fallait mourir plutôt que de révéler la menace du déshonneur. Le premier mot de la tante Isabelle avait été :
— Emmenons le marquis à Saint-Maurice !...
Mais Antoinette, toujours sage, au milieu même du désespoir, avait répondu aussitôt :
— Il ne saurait nulle part être mieux qu’à Clairefont. Dans son appartement séparé, il est à mille lieues
du monde. Ce sera à nous de veiller à ce qu’on ne pénètre pas jusqu’à lui... Il ne lit aucun journal, il ne sort jamais... Il rest ra, quoi qu’il arrive, dans une quiétude complète. S’il faut absolument lui dire quelque chose, ch bien, nous choisirons au moins le moment, et nous serons juges de l’étendue de l’aveu...
Et tous trois réunis, dans le petit salon du rez-dechaussée, les fenêtres ouvertes sur la terrasse, ils at
tendaient, dans une anxiété plus intolérable que le mal lui-même, l’oreille ouverte aux mille bruits du dehors, les yeux fixés sur la route de Clairefont qui cheminait poudreuse et nue dans la verdure de la col
line. C’était par cette route qu’ils interrogeaient que pouvait leur venir le danger. Et dans les yeux de la tante de Saint-Maurice éclatait le désir mal contenu de la résistance.
Les heures passaient raffermissant leur courage. Le temps gagné n’était-il pas une preuve de l’inanité de
leurs appréhensions ? Si la justice avait une action à exercer, attendrait-elle si longtemps pour se mettre en mouvement ? Ils ignoraient tout de la législation
moderne. Ils ne soupçonnaient pas les hésitations du ministère public, les manœuvres de Carvajan, et la surveillance encore discrète de la police. Ainsi que la bête prise au piège et qui ne trouve pas d’issue, ils res
taient immobiles, repliés sur eux-mêmes, dans d’affreuses alternatives de crainte et d’espérance.
Vers quatre heures, tous les jours, quand la chaleur était tombée, le marquis avait l’habitude de des
cendre et de faire un tour dans le parc avec sa fille.
Antoinette, pour rien au monde, n’eût manqué cette promenade. Elle se préparait à l’avance, et quand le savant quittait son cabinet, il trouvait sa gentille com
pagne qui l’attendait. Dans la fièvre où ils étaient tous, ils oublièrent le vieillard. Il put arriver jusqu’au mi
lieu du salon sans être entendu, et, posant sa main sur l’épaule d’Antoinette :
— Eh bien ! il faut donc que je vienne aujourd’hui chercher mon Antigone ? dit-il en souriant.
Ils s’étaient levés et restaient immobiles et tremblants. L’apparition du père de famille avait accentué l’horreur de la situation. Ce fut Robert qui retrouva le premier sa présence d’esprit :
— Ah ! mon père, vous êtes en avance, aujourd’hui. Mais cela se trouve à merveille : nous sortirons tous ensemble. Je veux vous donner le bras à la place de ma sœur... Elle vous cédera bien à moi pour cette fois seulement.
Il y eut dans l’accent du jeune homme une tristesse si pénétrante que des larmes emplirent les yeux d’An
toinette. Elle se figura son frère faisant dans ce beau parc, où avait grandi leur enfance, sa dernière promenade, aux côtés du père qui ne se doutait de rien. Elle eut peur de ne pouvoir se contenir, et, sans parler,
acquiesça d’un signe de tête. Le vieillard, appuyé sur le bras de Robert avec indolence, descendait déjà les degrés du perron, parlant, comme toujours, des tra
vaux qui avaient occupé sa journée. La tante Isabelle, restée en arrière, poussa un mugissement, et se tamponnant les yeux avec son mouchoir :
— Antoinette, je ne peux pas vivre avec un poids pareil sur le cœur, cria-t-elle. Non ! C’est plus fort que moi : je sens que je ne survivrai pas à un si rude coup ! Robert ! mon neveu, le dernier des Clairefont et des Saint-Maurice arrêté comme un simple vo
leur de fagots !... Et quand il aurait serré un peu trop fort cette donzelle... Le beau malheur !
Antoinette pâlit, et jetant à la vieille Saint-Maurice un regard brûlant :
— Tante! Vous pouvez donc admettre?...
— Eh ! que sais-je? Le marquis, son père, en a fait bien d’autres ; seulement, dans ce temps-là, les filles se défendaient moins... ou n’en mouraient pas!
— Mais il nous a donné sa parole qu’il n’était pour rien dans ce malheur !
— C’est vrai ! Ah ! je deviens folle! Tu sais combien je l’aime, ce cher enfant! C’est très mal ! mais j’aurais donné tout le reste de la famille pour lui !... J’en suis bien punie, car je souffre horriblement!...
Vois-tu, pour qu’une vieille endurcie comme moi se laisse aller... il faut qu’elle ait bien du chagrin... Mon pauvre Robert !... mon cher petit! ah !
Et prise d’un violent accès de désespoir, la tante Isabelle éclata en sanglots. Antoinette s’était agenouillée devant elle, la pressait dans ses bras, s’efforcait de la consoler.
— Non! criait la vieille fille, non! Si on l’emmène, je l’accompagnerai, j’irai avec lui en prison...
— Mais, tante, c’est impossible!
— Comment cela? dit Mlle de Saint-Maurice avec un calme soudain... Sous la Terreur mes grands
parents, on me l’a bien souvent raconjté, étaient tous ensemble à la Force...
— Mais nous ne sommes plus sous la Terreur, répondit Antoinette, qui ne put s’empêcher de sourire.
— Vraiment! Et comment appelles-tu un temps où des abominations comme celle qui nous arrive peuvent se produire ? Ah ! c’est la fin de tout!
— Allons, tante, il faut aller rejoindre mon père... Tâchez qu’il ne s’aperçoive pas que vous avez pleuré. — Sois tranquille, j’aurai de la fermeté.
Elles se dirigeaient vers la terrasse, quand la porte du salon, en s’ouvrant, les arrêta. Sur le seuil, le vieux Rernard se montrait, effaré.
— Qu’y a-t-il? dit Antoinette éperdue.
— C’est M. Jousselin, mademoiselle, balbutia le brave serviteur, le commissaire de la ville... M. Jousselin.
Ainsi, cette heure tant redoutée, mais qu’on espérait en secret ne devoir jamais venir, était irrémédiablement arrivée.
— Faites-le entrer... Mais non, on pourrait le voir du jardin...
Les deux femmes échangèrent un regard chargé d’épouvante et, marchant comme dans un rêve, gagnè
rent le vestibule. Un gros homme vêtu de noir y piétinait nerveusement. En les voyant, il ôta son cha
peau, et, avec une grande déférence, s’adressant à Antoinette :
— Mademoiselle, je désirerais parler à monsieur votre frère...
— Il se promène en ce moment dans le parc avec mon père, monsieur. Faut-il que je l’appelle ?
— Je vous en serais reconnaissant...
Un lourd silence se fit. Le fonctionnaire, devant cette jeune fille si belle et si troublée, hésitait à parler.
Les deux femmes avaient sur les lèvres une question qu’elles n’osaient point faire.
La tante de Saint-Maurice ne put supporter l’incertitude.
— Venez-vous pour nous le prendre, monsieur ? demanda-t-elle d’un air terrible.
— Madame... mes fonctions m’imposent un devoir pénible...
La vieille fille toléra le : « Madame », qu’en toute autre circonstance, elle eût vertement relevé.
— Mon cher monsieur, reprit-elle avec agitation, vous êtes, si je ne me trompe, le fils de Jousselin, qui
fut autrefois le régisseur de mon père à Saint-Maurice... Oui? Vous avez donc avec nous des liens de famille... Vous ne voudriez pas réduire de braves gens au déses
poir... Mon neveu n’est pas coupable. Ai-je besoin de vous le dire?... Que faut-il faire pour qu’il reste en liberté? Si c’est une question d’argent... on s’arrangera...
Le commissaire fit un geste de dénégation étonnée. — Il faut que M. de Clairefont me suive... dit-il doucement, car il eut vraiment pitié de ces femmes... Je mettrai à exécuter mes ordres tous les ménagements possibles...
— Ah ! monsieur, c’est pour mon père que je vous supplie! s’écria Antoinette... Jusqu’à la constatation de l’innocence de mon frère, qu’il puisse ne se douter de rien...
— Mademoiselle, vous voyez que je suis entré seul... les agents de la force publique sont restés au dehors... Que monsieur votre frère me donne sa pa
role de me suivre sans résistance, et nous sortirons tous les deux sans bruit et sans scandale... Je crois,
en agissant ainsi, vous prouver que je n’ai pas oublié ce que ma famille a pu devoir à la vôtre...
Mlle de Clairefont inclina la tête.
— Je vous remercie, monsieur, et je m’engage pour mon frère... Je vais le prévenir... Restez, tante...
vous pourrez ici lui parler sans danger avant qu’il s’éloigne....
Se promenant sur la terrasse, le vieillard et son fils passèrent au pied de la fenêtre. Ils causaient : le marquis tout à la joie enfantine d’expliquer l’expé
rience qui lui occupait l’esprit, Robert s’efforçant d’arrêter les larmes qui de son cœur montaient brû
lantes à ses yeux. Il lui semblait qu’il allait quitter pour toujours tout ce qui l’entourait, et, avec un attendrissement inconnu, il regardait la maison, les arbres, les fleurs, le ciel, qui ne lui avaient jamais paru si beaux. Des sentiments, qu’il n’avait pas encore