Il faut avouer que la grave question du bal Gaillard, qui intéressait tout Paris, a perdu de son intérêt depuis la nouvelle des événements du Tonkin. Quel réveil! Et, en vérité, on peut le redire, Paris s’apprêtait à danser sur un volcan. Ne craignez rien, il re
dansera. Il faut bien donner de l’argent aux pauvres avec le bal de l’Hôtel de Ville, et du plaisir au highlife avec le bal de M. Gaillard.
M. Gaillard est ce riche — mettons richissime, comme pour un Américain— ce richissime industriel, raffineur, je crois, qui a fait très artistiquement bâtir, place Malesherbes, un château de Blois nouveau mo
dèle, en face de l’atelier de Meissonier. M. Meissonier est d’avis qu’un tel palais devrait appartenir à un pein
tre célèbre plutôt qu’à un raflineur, mais il doit se consoler, car son espèce d abbaye et son cloître artis
tique sont vraiment fort beaux. Tout ce coin de Paris est, du reste, admirable, et la statue de Dumas est très bien et somptueusement encadrée.
Donc, on ne s’occupait guère que du bal Gaillard et du costume qu’on y mettrait — les costumes renais
sance sont recommandés, à cause du décor — lorsque la dépêche expédiée d’Hanoi, par le général Brière de l’Isle, est venue tomber sur Paris comme un coup de foudre.
Un dimanche, précisément un dimanche, absolument comme les nouvelles féroces de 1870-71, qui nous arrivaient presque toutes le dimanche, comme par une fatalité. Et Paris, si gai le matin, était navrant à voir le soir. Il a repris bien vite son animation, son sangfroid, sa vie, et ce n’est pas en se drapant dans le deuil qu’on réagira. Aux armes, et en avant! Il faut venger ceux qui sont morts — ceux qui vont mou ir — comme les braves gens, avant de tomber, ont déjà vengé Ri
vière ! Mais voilà une expédition qui nous coûte cher et qui peut nous mener loin. Le diable soit dès esprits superficiels ! On ne pourrait donc pas, avant de confier un portefeuille à un ministre, lui faire passer un examen de géographie ?
J’en sais, ignorants comme des carpes, qui ne se doutent point que la Chine est (ils n’avaient qu’à ou
vrir un dictionnaire) le plus vaste empire de l’Asie... et du monde !
Et du monde, entendez-vous?
Et ils vont, contre cette foule, cette masse, cette multitude qui a progressé depuis Palikao, appris à manier les fusils, les revolvers et les mitrailleuses — ils vont, de propos délibéré, lancer une poignée de soldats! Une poignée comparativement. Les deux mille hommes que demandait Rivière eussent conquis le Delta. Il en a fallu vingt-cinq mille pour prendre le Tonkin... et pour le perdre.
Plus de quatre cent millions d’habitants! La Chine a plus de quatre cent millions de sujets! Le savait-on
bien, dans les conseils du gouvernement et est-il de mode d’étudier un peu la statistique du pays auquel on veut faire la guerre, au moins aussi longtemps qu on étudierait le dossier d’un procès au civil? Ah!
politiciens et avocats! Que de mal vous aurez fait au pays d’un cœur alerte et d’une langue légère!
L’un d’eux demandait à un voyageur, retour du Tonkin :
— Est-il vrai, monsieur, que les toits des maisons sont parfois en or, là-bas? Ne pourrait-on pas, en ce cas, les monnayer?
Vraiment, je n’ai plus goût à parler de ce qu’on appelle « la semaine mondaine ». Mme la com
tesse de Grandval a donné un mercredi musical où les mélodies de la maîtresse de la maison alternaient avec les valses de Lalo et les duos de Gounod. Il y a eu réception chez Mme la baronne de Hirsch, puis la se
maine sainte a commencé. Plus de réceptions. Pas de dîners, fût ce des dîners maigres.
Il faut s’entendre sur ce qu’on appelle, dans le monde, des dîners maigres. Ce sont des dîners succu
lents. Le chaud-froid d’anguilles y remplace le chaudfroid de cailles et le palais n’y perd rien, ni l’estomac.
Les annalistes mondains vous diront, du reste, qu’on a trouvé l’art de rendre le dîner maigre moins maigre. Le menu ne porte que des plats d’une maigreur déli
cieuse mais on fait passer, comme en cachette, sans les annoncer, quelques tranches de bœuf ou des ades de poulet — et en prend qui veut. L’amphytrionne ferme les yeux. Le Carême est observé. Officiellement, le dî cr était maigre!
D’ailleurs il est des dispenses avec le jeûne comme des accommodements avec le ciel.
La semaine sainte est donc maigre et archi-maigre. Le bal des artistes dramatiques n’a pas produit, à l’Opéra, la recette qu’on espérait. Le public serre les cordons de sa bourse. Et pourtant les plus jolies ac
trices avaient dansé, les Ricus s avaient ri. Tout était brillant, sémillant, d’un joli coup d’œil. Mais on ne saurait être partout et la grande attraction parisienne, c’est le concours hippique ou, pour mieux dire, l Hip
pique où l’on inaugure les modes nouvelles, comme autrefois dans la promenade légendaire de Longchamps. L’Hippique est fort suivi, comme de raison, et les gentlemen et les horsewomen s’y parent coquette
ment de la carte ronde, rose ou bleue, en manière de bouquet printanier. Mais c’est là surtout que le contrecoup des événements de Lang Son se fait sentir.
Ils ont presque tous quelque camarade au Tonkin, ces élégants officiers de chasseurs qui suivent les courses et se disposent à sauter les obstacles. Ils vont peut-être partir demain pour le Delta.
On entend alors des voix anxieuses demander, non pas comme l’an dernier: Quelle est donc cette jolie petite blonde, là bas ? » mais : « A-t-on des nouvelles de Négrier? »
Il est très populaire, Négrier, et dans l’armée et dans le pays. On le voit toujours à cheval devant la porte
de la mosquée de Kairouan où nul infidèle n’avait avant lui pénétré. Il est élégant, joli homme, bien Fran
çais. Il porte un nom trois fois célèbre : son père est général et les habitués de la maison Dentu voient souvent le brave soldat entrer là pour acheter des livres. Il est justement fier de son fils. Il en parle avec confiance. Le pauvre homme ! Quelles doivent être ses angoisses !
Le général de Négrier, le héros du Tonkin, est le neveu du général de Négrier, tué en juin, dans ces journées de guerre civile qui coûtèrent tant de sang à la France. Négrier mort a sa statue de bronze à Lille et son fils, colonel de valeur, commandait encore un régiment, à Vincennes, je crois, il y a un an. Bon sol
dat, lui aussi, simple et terme, une nature droite et un caractère solide. Tant de sympathie et de renommée entourent ainsi, à la fois, ce nom militaire de Négrier!
Dans la douleur éprouvée par Paris à la lecture de la dépêche venue d’Hanoi, il y en avait une bonne part pour le général François-Oscar de Négrier.
M. H. Roger de Beauvoir en a, dans son livre si vivant, si alerte, entraînant et consolant comme une marche au clairon, Nos Généraux, tracé un portrait pimpant du jeune général. Très jeune, en effet : il est né le 2 octobre 1839. Il a cinquante-cinq ans. C’est un blessé de Saint-Privat, un prisonnier échappé de Metz. Il s’en échappa, dit H. Roger de Beauvoir, le 3 novembre, à ses risques et périls, traversant à che
val et en tenue les lignes allemandes. Deux uhlans l’arrêtèrent, lui demandant s’il était porteur d’une autorisation régulière pour s’éloigner ainsi de la place. Il présenta à l’un deux son billet d’hôpital, mais pendant que celui-ci en prenait lecture, le capitaine de Né
grier saisit un pistolet et cassa la tête du soldat allemand. Son camarade se sauva au galop. » Alors, Négrier combattit avec Faidherbe. Il est accoutumé aux blessures: coup de feu dans le bras gauche, à la bataille de Villers-Bretonneux, éclat d’obus au combat de Vermand, la veille de la bataille de Saint-Quen
tin. Blessure à la jambe devant Lang-Kep. Le d’Artagnan de Dumas dirait : « Bah! la peau de l’homme ça se recoud toujours ! Il n’y a que les déchirures des pourpoints qui soient à craindre ! »
Les Annamites avaient — et ont, Dieu merci! — surnommé Négrier le général Maou len, ce qui signifie : le général Va-Vite!
Et ce général Va-Vite est le plus jeune de l’armée française !
On conçoit que Paris — ce Paris qu’on dit si frivole — se soit si profondément senti ému en apprenant la blessure du héros de Lang-Kep.
Mais me sera-t-il permis d’attirer l’attention des caricaturistes, gens d’esprit, sur les lourdes sottises au crayon qu’ils étalent sur nos murailles?
Lorsque Gordon était encore vivant, un dessinateur nous le montre enfoncé par le Mahdi dans un tonneau de mélasse. Gordon dans la mélasse! C’était fin,
c’était exquis, c’était à se tordre de rire. On se tordit.
Gordon mort (un héros encore, ce Gordon !) au bal des Incohérents un autre homme d’esprit n’eut rien de plus pressé que de se travestir à l’aide d’une veste Gordon. La veste Gordon ! « Gordon remportant sa veste! » C’était aussi délicat peut-être que Gordon dans la mélasse! Il y avait, dans ces inventions ingénieuses, autant d’à-propos que de générosité!
Eh ! bien, quedirons-nous lorsque les journaux sati
riques de Berlin et de Londres publieront des caricatures sur nos soldats, sur nos héros, égorgés par des Chinois?
La caricature qui a de la crânerie lorsqu’elle s’attaque aux puissants devient sinistre lorsqu’elle donne au vaincu le coup de crayon, le coup de pied de la niaiserie.
Je suis bien sérieux, je suis bien morose aujourd’hui mais les lecteurs de Y Illustration me le pardonneront peut-être. Ils doivent éprouver les mêmes sentiments que moi, et ce n’est pas la faute du chroniqueur si la semaine est lugubre.
Je ne commettrai pas la faute de vous reparler de Mlle Van Zandt. C’est si loin, si loin maintenant, ce scandale de l’Opéra-Comique! Y pense-t-on encore? La démission de M. Carvalho n’est pas celle qu’on a réclamée, cette fois, avec beaucoup d’énergie et les préoccupations n’allaient plus vers Lakmé. Il n’en est
pas moins vrai que nous perdons une chanteuse agréable et que les cantatrices de talent sont rares en
tous temps et surtout en ce temps-ci. Exactement comme les ministres de haute valeur.
Le prince Orloff, qui vient de mourir, était, lui, un diplomate remarquable. A notre point de vue per
sonnel, c’était un ami de ce pays-ci, un véritable ami de la France. Il nous a tiré, plus d’une fois, quelque épine du pied. Charmant homme, spirituel sans cher
cher l’esprit, très solide dans ses relations, il s’était fait des dévouements profonds chez nous, autour de
lui. Son parti était Y ancien parti russe, et ce parti nous était acquis. A Fontainebleau, le prince Orloff avait épousé une princesse Troubetskoï.
Il était l’ennemi du knout, ce très bon prince. Il avait adressé au tzar, jadis, un Mémoire pour demander l’abolition des châtiments corporels pour tous les Russes,
militaires ou civils. Le soir du plus grand tumulte des représentations du Cotillon, au Vaudeville, pendant que la police rudoyait le duc de Gramont-Caderousse qu’elle traînait au poste, l’habit déchiré, j’ai entendu le prince Orloff dire tout haut dans les couloirs du Vaudeville :
— Mais, vraiment, en Russie on ne traiterait pas un mbujick sifflant au théâtre, comme on traite ici un gentilhomme!
Les Orloff ont toujours joué un grand rôle en leur pays depuis le dernier siècle. Ivan Orloff, Orloff Arel, Orloff l’Aigle était un strélitz. Le tzar Pierre l avait condamné mais le voyant marcher au supplice héroï
quement, il lui fit grâce et lui donna rang dans la garde impériale. Le fils d’Ivan, Grégoire Orloff, fut gouverneur de Novgorod, et eut pour fille une sainte : il fit, en son honneur, bâtir une église. Son fils, au contraire, devint l’Orloff de la tzarine, le favori de Catherine IL
C’est, avec bien des souvenirs, de l’histoire vivante aussi qui disparaît avec le prince Orloff et il faut sa
luer profondément cet étranger qui ne nous a jamais détestés, jamais, même lorsqu’il nous a combattus !
Il y a, en attendant l’exposition des Pastellistes modernes, une exhibition de pastels anciens chez Georges Petit. Comme aujourd’hui tout se résout en
commissions, sous-commissions, présidence et viceprésidences de Sociétés, il était bien évident que la Société des aquarellistes appelait la création de la Société des pastellistes. Va donc donc pour les pastellistes ! Nous aurons après la Société des naturcmortisles eUcelle des Fusainistes et celle des Paysagistes, subdivisés en Dessousdeforêtistes et Borderivièristes! Nous aurons les Plénairistes et les Clairobscuristes, nous aurons, quelque jour, les Fumistes et chaque société aura son bureau, président, secrétaire, questeur, archiviste.
C’est stupéfiant cette manie de groupements factices, ce besoin de parlementarisme artistique, ce débordement de sociétés particularistes. Faites donc des ta
bleaux, vous qui êtes peintres, des pastels, si vous voulez, ou des fusains ou des eaux-fortes et laissez le sein des commissions aux politiciens de pacotillel!
Les pastellistes du xvme siècle qu’on nous montre, Latour et les autres, n’étaient pas d’une Société et et ils ont laissé des chefs-d’œuvre. Ceux de Nittis, à côté, rayonnent d’une grâce juvénile. Mais ce n’est pas une sous-commission qui les lui a fait faire !
Le beau spectacle que la parlotte appliquée aux matières d’art! On voit par le Tonkin ce qu’elle produit, appliquée à la guerre.
Les députés en ont trémi. J’ai entendu ce mot tomber des lèvres de l’un d’eux :
— Diable! Négrier blessé! Mon élection est compromise !
Et ceux qui ne l’ont pas dit l’ont pensé. Quel bon et généreux pays que la France! Il va encore payer
de son sang, et bravement, les bê ises faites... par d’autres.
Perdican
COURRIER DE PARIS
dansera. Il faut bien donner de l’argent aux pauvres avec le bal de l’Hôtel de Ville, et du plaisir au highlife avec le bal de M. Gaillard.
M. Gaillard est ce riche — mettons richissime, comme pour un Américain— ce richissime industriel, raffineur, je crois, qui a fait très artistiquement bâtir, place Malesherbes, un château de Blois nouveau mo
dèle, en face de l’atelier de Meissonier. M. Meissonier est d’avis qu’un tel palais devrait appartenir à un pein
tre célèbre plutôt qu’à un raflineur, mais il doit se consoler, car son espèce d abbaye et son cloître artis
tique sont vraiment fort beaux. Tout ce coin de Paris est, du reste, admirable, et la statue de Dumas est très bien et somptueusement encadrée.
Donc, on ne s’occupait guère que du bal Gaillard et du costume qu’on y mettrait — les costumes renais
sance sont recommandés, à cause du décor — lorsque la dépêche expédiée d’Hanoi, par le général Brière de l’Isle, est venue tomber sur Paris comme un coup de foudre.
Un dimanche, précisément un dimanche, absolument comme les nouvelles féroces de 1870-71, qui nous arrivaient presque toutes le dimanche, comme par une fatalité. Et Paris, si gai le matin, était navrant à voir le soir. Il a repris bien vite son animation, son sangfroid, sa vie, et ce n’est pas en se drapant dans le deuil qu’on réagira. Aux armes, et en avant! Il faut venger ceux qui sont morts — ceux qui vont mou ir — comme les braves gens, avant de tomber, ont déjà vengé Ri
vière ! Mais voilà une expédition qui nous coûte cher et qui peut nous mener loin. Le diable soit dès esprits superficiels ! On ne pourrait donc pas, avant de confier un portefeuille à un ministre, lui faire passer un examen de géographie ?
J’en sais, ignorants comme des carpes, qui ne se doutent point que la Chine est (ils n’avaient qu’à ou
vrir un dictionnaire) le plus vaste empire de l’Asie... et du monde !
Et du monde, entendez-vous?
Et ils vont, contre cette foule, cette masse, cette multitude qui a progressé depuis Palikao, appris à manier les fusils, les revolvers et les mitrailleuses — ils vont, de propos délibéré, lancer une poignée de soldats! Une poignée comparativement. Les deux mille hommes que demandait Rivière eussent conquis le Delta. Il en a fallu vingt-cinq mille pour prendre le Tonkin... et pour le perdre.
Plus de quatre cent millions d’habitants! La Chine a plus de quatre cent millions de sujets! Le savait-on
bien, dans les conseils du gouvernement et est-il de mode d’étudier un peu la statistique du pays auquel on veut faire la guerre, au moins aussi longtemps qu on étudierait le dossier d’un procès au civil? Ah!
politiciens et avocats! Que de mal vous aurez fait au pays d’un cœur alerte et d’une langue légère!
L’un d’eux demandait à un voyageur, retour du Tonkin :
— Est-il vrai, monsieur, que les toits des maisons sont parfois en or, là-bas? Ne pourrait-on pas, en ce cas, les monnayer?
Vraiment, je n’ai plus goût à parler de ce qu’on appelle « la semaine mondaine ». Mme la com
tesse de Grandval a donné un mercredi musical où les mélodies de la maîtresse de la maison alternaient avec les valses de Lalo et les duos de Gounod. Il y a eu réception chez Mme la baronne de Hirsch, puis la se
maine sainte a commencé. Plus de réceptions. Pas de dîners, fût ce des dîners maigres.
Il faut s’entendre sur ce qu’on appelle, dans le monde, des dîners maigres. Ce sont des dîners succu
lents. Le chaud-froid d’anguilles y remplace le chaudfroid de cailles et le palais n’y perd rien, ni l’estomac.
Les annalistes mondains vous diront, du reste, qu’on a trouvé l’art de rendre le dîner maigre moins maigre. Le menu ne porte que des plats d’une maigreur déli
cieuse mais on fait passer, comme en cachette, sans les annoncer, quelques tranches de bœuf ou des ades de poulet — et en prend qui veut. L’amphytrionne ferme les yeux. Le Carême est observé. Officiellement, le dî cr était maigre!
D’ailleurs il est des dispenses avec le jeûne comme des accommodements avec le ciel.
La semaine sainte est donc maigre et archi-maigre. Le bal des artistes dramatiques n’a pas produit, à l’Opéra, la recette qu’on espérait. Le public serre les cordons de sa bourse. Et pourtant les plus jolies ac
trices avaient dansé, les Ricus s avaient ri. Tout était brillant, sémillant, d’un joli coup d’œil. Mais on ne saurait être partout et la grande attraction parisienne, c’est le concours hippique ou, pour mieux dire, l Hip
pique où l’on inaugure les modes nouvelles, comme autrefois dans la promenade légendaire de Longchamps. L’Hippique est fort suivi, comme de raison, et les gentlemen et les horsewomen s’y parent coquette
ment de la carte ronde, rose ou bleue, en manière de bouquet printanier. Mais c’est là surtout que le contrecoup des événements de Lang Son se fait sentir.
Ils ont presque tous quelque camarade au Tonkin, ces élégants officiers de chasseurs qui suivent les courses et se disposent à sauter les obstacles. Ils vont peut-être partir demain pour le Delta.
On entend alors des voix anxieuses demander, non pas comme l’an dernier: Quelle est donc cette jolie petite blonde, là bas ? » mais : « A-t-on des nouvelles de Négrier? »
Il est très populaire, Négrier, et dans l’armée et dans le pays. On le voit toujours à cheval devant la porte
de la mosquée de Kairouan où nul infidèle n’avait avant lui pénétré. Il est élégant, joli homme, bien Fran
çais. Il porte un nom trois fois célèbre : son père est général et les habitués de la maison Dentu voient souvent le brave soldat entrer là pour acheter des livres. Il est justement fier de son fils. Il en parle avec confiance. Le pauvre homme ! Quelles doivent être ses angoisses !
Le général de Négrier, le héros du Tonkin, est le neveu du général de Négrier, tué en juin, dans ces journées de guerre civile qui coûtèrent tant de sang à la France. Négrier mort a sa statue de bronze à Lille et son fils, colonel de valeur, commandait encore un régiment, à Vincennes, je crois, il y a un an. Bon sol
dat, lui aussi, simple et terme, une nature droite et un caractère solide. Tant de sympathie et de renommée entourent ainsi, à la fois, ce nom militaire de Négrier!
Dans la douleur éprouvée par Paris à la lecture de la dépêche venue d’Hanoi, il y en avait une bonne part pour le général François-Oscar de Négrier.
M. H. Roger de Beauvoir en a, dans son livre si vivant, si alerte, entraînant et consolant comme une marche au clairon, Nos Généraux, tracé un portrait pimpant du jeune général. Très jeune, en effet : il est né le 2 octobre 1839. Il a cinquante-cinq ans. C’est un blessé de Saint-Privat, un prisonnier échappé de Metz. Il s’en échappa, dit H. Roger de Beauvoir, le 3 novembre, à ses risques et périls, traversant à che
val et en tenue les lignes allemandes. Deux uhlans l’arrêtèrent, lui demandant s’il était porteur d’une autorisation régulière pour s’éloigner ainsi de la place. Il présenta à l’un deux son billet d’hôpital, mais pendant que celui-ci en prenait lecture, le capitaine de Né
grier saisit un pistolet et cassa la tête du soldat allemand. Son camarade se sauva au galop. » Alors, Négrier combattit avec Faidherbe. Il est accoutumé aux blessures: coup de feu dans le bras gauche, à la bataille de Villers-Bretonneux, éclat d’obus au combat de Vermand, la veille de la bataille de Saint-Quen
tin. Blessure à la jambe devant Lang-Kep. Le d’Artagnan de Dumas dirait : « Bah! la peau de l’homme ça se recoud toujours ! Il n’y a que les déchirures des pourpoints qui soient à craindre ! »
Les Annamites avaient — et ont, Dieu merci! — surnommé Négrier le général Maou len, ce qui signifie : le général Va-Vite!
Et ce général Va-Vite est le plus jeune de l’armée française !
On conçoit que Paris — ce Paris qu’on dit si frivole — se soit si profondément senti ému en apprenant la blessure du héros de Lang-Kep.
Mais me sera-t-il permis d’attirer l’attention des caricaturistes, gens d’esprit, sur les lourdes sottises au crayon qu’ils étalent sur nos murailles?
Lorsque Gordon était encore vivant, un dessinateur nous le montre enfoncé par le Mahdi dans un tonneau de mélasse. Gordon dans la mélasse! C’était fin,
c’était exquis, c’était à se tordre de rire. On se tordit.
Gordon mort (un héros encore, ce Gordon !) au bal des Incohérents un autre homme d’esprit n’eut rien de plus pressé que de se travestir à l’aide d’une veste Gordon. La veste Gordon ! « Gordon remportant sa veste! » C’était aussi délicat peut-être que Gordon dans la mélasse! Il y avait, dans ces inventions ingénieuses, autant d’à-propos que de générosité!
Eh ! bien, quedirons-nous lorsque les journaux sati
riques de Berlin et de Londres publieront des caricatures sur nos soldats, sur nos héros, égorgés par des Chinois?
La caricature qui a de la crânerie lorsqu’elle s’attaque aux puissants devient sinistre lorsqu’elle donne au vaincu le coup de crayon, le coup de pied de la niaiserie.
Je suis bien sérieux, je suis bien morose aujourd’hui mais les lecteurs de Y Illustration me le pardonneront peut-être. Ils doivent éprouver les mêmes sentiments que moi, et ce n’est pas la faute du chroniqueur si la semaine est lugubre.
Je ne commettrai pas la faute de vous reparler de Mlle Van Zandt. C’est si loin, si loin maintenant, ce scandale de l’Opéra-Comique! Y pense-t-on encore? La démission de M. Carvalho n’est pas celle qu’on a réclamée, cette fois, avec beaucoup d’énergie et les préoccupations n’allaient plus vers Lakmé. Il n’en est
pas moins vrai que nous perdons une chanteuse agréable et que les cantatrices de talent sont rares en
tous temps et surtout en ce temps-ci. Exactement comme les ministres de haute valeur.
Le prince Orloff, qui vient de mourir, était, lui, un diplomate remarquable. A notre point de vue per
sonnel, c’était un ami de ce pays-ci, un véritable ami de la France. Il nous a tiré, plus d’une fois, quelque épine du pied. Charmant homme, spirituel sans cher
cher l’esprit, très solide dans ses relations, il s’était fait des dévouements profonds chez nous, autour de
lui. Son parti était Y ancien parti russe, et ce parti nous était acquis. A Fontainebleau, le prince Orloff avait épousé une princesse Troubetskoï.
Il était l’ennemi du knout, ce très bon prince. Il avait adressé au tzar, jadis, un Mémoire pour demander l’abolition des châtiments corporels pour tous les Russes,
militaires ou civils. Le soir du plus grand tumulte des représentations du Cotillon, au Vaudeville, pendant que la police rudoyait le duc de Gramont-Caderousse qu’elle traînait au poste, l’habit déchiré, j’ai entendu le prince Orloff dire tout haut dans les couloirs du Vaudeville :
— Mais, vraiment, en Russie on ne traiterait pas un mbujick sifflant au théâtre, comme on traite ici un gentilhomme!
Les Orloff ont toujours joué un grand rôle en leur pays depuis le dernier siècle. Ivan Orloff, Orloff Arel, Orloff l’Aigle était un strélitz. Le tzar Pierre l avait condamné mais le voyant marcher au supplice héroï
quement, il lui fit grâce et lui donna rang dans la garde impériale. Le fils d’Ivan, Grégoire Orloff, fut gouverneur de Novgorod, et eut pour fille une sainte : il fit, en son honneur, bâtir une église. Son fils, au contraire, devint l’Orloff de la tzarine, le favori de Catherine IL
C’est, avec bien des souvenirs, de l’histoire vivante aussi qui disparaît avec le prince Orloff et il faut sa
luer profondément cet étranger qui ne nous a jamais détestés, jamais, même lorsqu’il nous a combattus !
Il y a, en attendant l’exposition des Pastellistes modernes, une exhibition de pastels anciens chez Georges Petit. Comme aujourd’hui tout se résout en
commissions, sous-commissions, présidence et viceprésidences de Sociétés, il était bien évident que la Société des aquarellistes appelait la création de la Société des pastellistes. Va donc donc pour les pastellistes ! Nous aurons après la Société des naturcmortisles eUcelle des Fusainistes et celle des Paysagistes, subdivisés en Dessousdeforêtistes et Borderivièristes! Nous aurons les Plénairistes et les Clairobscuristes, nous aurons, quelque jour, les Fumistes et chaque société aura son bureau, président, secrétaire, questeur, archiviste.
C’est stupéfiant cette manie de groupements factices, ce besoin de parlementarisme artistique, ce débordement de sociétés particularistes. Faites donc des ta
bleaux, vous qui êtes peintres, des pastels, si vous voulez, ou des fusains ou des eaux-fortes et laissez le sein des commissions aux politiciens de pacotillel!
Les pastellistes du xvme siècle qu’on nous montre, Latour et les autres, n’étaient pas d’une Société et et ils ont laissé des chefs-d’œuvre. Ceux de Nittis, à côté, rayonnent d’une grâce juvénile. Mais ce n’est pas une sous-commission qui les lui a fait faire !
Le beau spectacle que la parlotte appliquée aux matières d’art! On voit par le Tonkin ce qu’elle produit, appliquée à la guerre.
Les députés en ont trémi. J’ai entendu ce mot tomber des lèvres de l’un d’eux :
— Diable! Négrier blessé! Mon élection est compromise !
Et ceux qui ne l’ont pas dit l’ont pensé. Quel bon et généreux pays que la France! Il va encore payer
de son sang, et bravement, les bê ises faites... par d’autres.
Perdican
COURRIER DE PARIS