t’entête pas dans ton orgueil, sois raisonnable et bonne. Et ton malheur, en un instant, va se réparer.
Mais elle, implacable, détournait la tête, refusait de faire entendre la prière si doucement implorée. Et, dans le chaos mouvant des flots exaspérés, le navire s’éloignait, abandonnant à son sort le pauvre Robert qui appelait à grands cris. La nuit se faisait plus si
nistre, la clameur du vent plus effroyable, et les vagues
énormes, devenues couleur de sang, roulaient dans leurs plis des cadavres.
Antoinette, terrifiée, voulut s’arracher à cet horrible cauchemar. Elle se raisonna, se dit : Mais non, je suis dans ma chambre, près de mon père, je rêve tout éveillée. Elle tâta les draps de son lit pour se convaincre. Mais toujours l’hallucination revenait. Elle dut
interrompit le marquis avec ennui... Ne peut-il arranger ces affaires, sans nous en rompre la tête?... J’ai de bien autres et plus graves préoccupations... Le temps qu’il me fait perdre est précieux...
— Le temps, mon père, vous n’en pouvez plus disposer, dit Mlle de Clairefont... Vous êtes arrivé à l’extrême limite... et l’impatience de vos créanciers ne peut plus être calmée...
Le marquis prit un air à la fois étonné et mécontent.
— Ne leur a-t-on pas fait entendre que j’étais à la veille de réaliser des bénéfices importants avec mon invention nouvelle? Si je ne m’étais pas ingénié à y apporter un dernier perfectionnement, mes brevets seraient pris,et la grande industrie serait ma tributaire...
allumer un flambeau, et, brisée de fatigue, les cheveux collés au front par une sueur glacée, elle retrouva un peu de calme. Enfin le jour parut, pâle, et la délivra de cette angoisse.
Le premier regard qu’elle jeta au dehors lui montra les ravages que l’ouragan avait faits dans les massifs
du parc et sur les toits du château. La terrasse était semée de débris d’ardoises et de fragments de briques, les allées couvertes de branches brisées.
Le marquis, chez lequel la jeune fille entra, dès le matin, était frais comme une rose, ayant dormi d’un sommeil d’enfant, sans trouble et sans rêve. Comme il montait dans son cabinet, vers dix heures, une lettre apportée par un clerc de Malézeau fut remise à Antoi
nette qui courut s’enfermer pour la lire. Elle contenait un billet envoyé de Rouen par la tante de Saint-Mau
rice, le ma in même et apporté par un exprès, ainsi
qu’une suppliante recommandation du notaire d’avoir à ne pas oublier l’échéance du lendemain.
La tante Isabelle faisait savoir à sa nièce, qu’arrivée à sept heures, elle s’était fait conduire, sans retard, par un ami influent, chez le procureur général, à qui elle avait demandé la mise en liberté de son neveu. Mais, malgré une bonne volonté évidente, le magistrat n’avait pu faire droit à sa requête. L’affaire, ra
contée par les gazettes du département, avec force détails inexacts, suivant l’usage de ces « canailles de
journalistes », faisait déjà un tapage effrayant dans la ville. Il était impossible de voir Robert qui se trouvait, lui avait-on dit, « au secret ».
Elle s’était logée dans le quartier Saint-Sever, chez un carrossier qui lui louait une chambre meublée, et elle ne savait plus à quel saint se vouer. La vieille fille, au travers de ses tourments, n’oubliait pas les affaires et prévenait sa nièce que tous les papiers rela
tifs à l’échéance étaient serrés dans la commode de sa chambre, sous ses mouchoirs.
En lisant ce billet griffonné à cinq heures du matin, d’une grosse écriture, sur du papier commun, et avec autant de fautes d’orthographe que de mots, Antoi
nette pleura. Cet aveu d’impuissance fait par la pauvre tante dissipa les suprêmes hésitations, détruisit les
dernières espérances de la jeune fille. Elle découvrit la réalité navrante, et eut la certitude que tout était perdu. Elle prit la résolution de faire ce que la situation lui commandait, et, sans prendre la peine d’es
suyer ses yeux humides de larmes, elle monta chez son père.
Assis devant son bureau, l’inventeur écrivait des notes en marge d’un plan. Il s’arrêta en voyant entrer sa fille, et, repoussant en arrière le chaperon de velours qui lui couvrait la tête et le faisait ressembler à un vieil alchimiste :
— Ah ! ah ! tu prends intérêt à ce que je t’ai montré hier, dit-il gaiement, puisque te voilà ici de si bon matin... Sois la bienvenue,mon enfant. Tiens, assiedstoi là, près de moi...
Et comme Antoinette lui obéissait silencieusement, frémissante à l’idée d’aborder la question d’intérêt et de troubler la quiétude jusqu à ce jour respectée de son père :
— Mais qu’est-ce que vois? s’écria le marquis, tes yeux sont rouges comme si tu avais du chagrin... Ah ! çà, qu’y a-t-il? j’exige que tu me parles franchement...
— Hélas! mon père... je n ai plus le loisir de me taire... Sans quoi je vous aurais, peut-être plus tendre
ment que prudemment, épargné encore de cruelles inquiétudes.
— C e t encore Malézeau qui aura fait des siennes...
Car tu as vu, fillette, hier soir. Tu ne peux pas nier. C’est certain, évident, palpable !... Et dans quelques jours...
— Vous n’avez plus devant vous que des heures.... — Eh! Ces drôles se fâchent réellement.Il me sem
ble qu’ils ont gagné a sez d’argent avec moi, depuis trente ans qu’ils me grugent... Ils pourraient se montrer une dernière fois plus accommodants...
— Mais, mon père, vous oubliez donc que c’est avec M. Carvajan que vous avez à compter, mainte
nant, avec lui seul? Ou bien M. Malézeau ne vous a- t-il rien dit, la dernière fois qu’il est venu?
L’inventeur se frappa le front, comme une personne qui retrouve au fond de sa pensée un souvenir très effacé.
— Si, ma fille, je me rappelle quelque chose comme ça... Mais je m’étais un peu animé, en lui parlant de mon fourneau qui me satisfaisait beaucoup, quoiqu’il n’eût pas encore subi le perfectionnement décisif... Et, les talons tournés, je n’ai plus pensé à cette misérable affaire... Ah ! c’est Carvajan !... oui, oui... Et qu’estce qu’il veut ?
— L’argent que vous lui devez, mon père.
— C’est fort juste. A-t-il présenté son compte?
— Présenté, protesté, signifié, toutes les formalités qui précèdent la saisie... — La saisie?
— Et l’expropriation, oui, mon père; c’est là seulement ce qu’il reste à faire.
—Mais, mon enfant, il me semble qu’on lui a laissé, avec bien de la négligence, accumuler des fra s inutiles... Que n’a-on payé tout de suite ?
Mlle de Clairefont regarda le vieillard avec une compatissante tendresse.
— Ah ! si on avait pu !
Le savant frotta fortement sa tête blanche avec son bonnet de velours, et, très inquiet subitement :
—Il n’y a donc point de fonds disponibles?
— Non, mon père; depuis un an, nous vivons avec une simplicité plus grande que celle des petits bour
geois de la ville. Vous ne vous en êtes pas aperçu, car vous êtes indifférent aux recherches du luxe. C’est grâce à cette économie que nous avons pu subvenir aux dépenses que vous avez faites pour vos travaux... Vous retourneriez toutes nos poches que vous ne réu
niriez pas mille Irancs, et nous n’avons rien à recevoir.
Le fermier de Couvrechamps a payé son loyer, celui de la Saucelle est en avance... Les bois de Clairefont sont coupés à blanc. Il reste les futaies du parc, qui valent, dit-on, une soixantaine de mille francs, mais ce serait déshonorer la propriété...
Le marquis ne parut pas avoir entendu ces derniers mots; il suivait sa pensée : .
—Ces’soixante mille francs,je comptais les appliquer à la prise de mes brevets.
Cet aveugle et implacable égoïsme arracha à Antoinette un cri de douleur. Son père, elle le comprit, se souciait fort peu de la ruine de la maison. Au mi
lieu du désastre commun, il ne songeait qu’à son invention et se montrait prêt à sacrifier à sa manie jus
qu’à l’honneur de son nom. Il s’était levé et errait à pas lents dans son laboratoire, jetant des regards in
quiets et caressants à son brûleur. Un combat semblait se livrer en lui. Il gesticulait en marchant et parlait tout haut sans s’en apercevoir.
— Au moment où je touche au résultat certain... pour quelques misérables milliers de francs... C’est impossible!.. Quel coup pour moi!... Non! On doit pouvoir emprunter encore sur le domaine... ce qui sera nécessaire pour assurer la propriété de mon in
vention... S’il le faut, j’abandonnerai la moitié des brevets... Oui... je sacrifierai l’Asie, l’Afrique et l’O­
céanie. Ce sont des millions que je perds... Mais, au moins, l’Europe et l’Amérique m’appartiendront... Oui, pour quelques milliers de bancs...
Antoinette, pâle et froide, suivait la lutte inutile engagée par le savant contre lui-même. Vainement, il amputait son œuvre. Vainement, comme le marin peur
alléger .son navire, il jetait une partie de la garnison à la mer. Il était trop tard, et la tourmente au milieu de laquelle il se trouvait engagé devait tout engloutir.
— Hélas! mon père, dit-elle avec fermeté, renoncez à vos rêves... Vous ne pourrez pas les réaliser...
Tout est fini, bien fini... Les dernières ressources sont
taries... Croyez qu’il me faut un grand courage pour vous parler ainsi... Si j’avais pu m’y décider plus tôt,
peut-être ne serions-nous pas arrivés à une ruine si complète.
— Ma fille ! interrompit le marquis d’un ton de reproche...
— Oh ! ne doutez pas de mon respect et de mon affection, interrompit Mlle de Clairefont... Je vous les prouve mieux en vous tenant aujourd’hui ce lan
gage, qu’autrefois en gardant le silence... Vous aviez le droit de disposer d’une fortune qui vous appartenait, et personne dans la famille ne se permettra de discuter l’emploi qu’il vous a plu d’en faire...
— Eh ! aveugle que tu es ! s’écria avec force l’inventeur, je voulais, je veux encore vous enrichir! Tu ne comprends donc rien, tu n’as donc plus confiance en moi ?
— Si, mon père... Mais le résultat a trahi vos efforts... Et non seulement vous Il’avez plus d’argent pour continuer, mais vous n’en avez même pas pour payer ves dettes...
— Qu’importent mes dettes? J’en doublerais la somme, sans crainte et sans scrupule: je suis sûr de réussir...
— Vous l’avez dit déjà bien souvent, mon père... — Voyons, la situation n’est pas si désespérée que tu le dis? Je comprends vos inquiétudes... Vous ne savez pas, vous autres, ce que je puis attendre de mon affaire nouvelle... Vous n’avez pas, comme moi, la réalisation devant les yeux !... Oh ! tu ne connais
pas les sacrifices dont un créateur est capable pour sauver son œuvre. Tiens ! Cellini, voyant que le bronze en fusion allait manquer dans le moule de son Jupiter, jeta à la fournaise de la vaisselle d’or et (Langent ciselée de sa main... Moi, vois-tu, mon enfant,
pour assurer le succès de ma découverte... je ferais tout! J’y crois tant, que je me vendrais moi-même.
Enflammé par l’enthousiasme, le vieillard montra un visage transfiguré. Il serra sa fille dans ses bras et lui prodigua les noms les plus tendres. Tout ce qu’un en
fant capricieux et câlin peut, pour obtenir une faveur, adresser de supplications et faire de cajoleries à sa mère, le vieillard le tenta pour désarmer Antoinette.
Il la trouva de glace. Cette fière Clairefont, b; une et généreuse jusqu’à la démence, une fois butée à une résolution devint implacable..
— La tante Isabelle possède Saint-Maurice, intact, dit le marquis... Ne peut-elle emprunter dessus de quoi nous dégager cette fois?
— Elle s’y-refusera. Elle l’a dit bien souvent, Saint- Maurice doit être, dans sa pensée, le dernier asile de la lamille...
— L’ingrate! s’écria l’inventeur avec amertume... Depuis trente ans qu’elle est chez moi, ai-je jamais,
avec elle, distingué entre le mien et le sien? Tout a été commun pendant la prospérité. Tout se sépare au moment du désastre!
— Non! mon père, vous êtes injuste. La tante Isabelle a déjà payé plus qu’elle ne pouvait, et son désintéressement, sachez-le, a été à la hauteur de son affection...
— Mais toi, ma fille, ma chérie, ma bonne petite Toinon... Tu ne laisseras pas ton père dans un embar
ras mortel... Car j’en mourrai, vois-tu, si je ne réussis pas!... Tu as de l’argent... Ton frère t’a abandonné sa part... La fortune de ta mère est dans tes mains. . Sauve l’avenir de notre maison, relève Clairelont de la ruine... Tiens! sois mon associée? Je te fais mil
lionnaire... M’entends-tu? Réponds-moi donc? Est-ce que tu ne comprends pas? Millionnaire! Oui! En un an! Ah! ah! ah! C’est beau! Cela vaut la peine de