Tout le monde a été plus ou moins ministre depuis notre derniere causerie. Les lis
tes d’excellences (je ne veux pas dire les listes excellentes) s’élaborent, d’heure en heure, dans les journaux, et la politique des combinaisons combinait, combinait, combinait, comme l’abbé Trubles compilait.
Maintenant, nous avons un cabinet. Il compte des gens de talent et des gens d’esprit. M. Henri Brisson, qui a du caractère, va tenter de gouverner avec une Chambre qui n’en a pas. Et si Paris apprenait, tout à coup, que nos soldats ont remporté une victoire, si un bon vent ou un coup de télégraphe nous apportait la
nouvelle que l’échec de Lang-Son est, sinon réparé totalement, du moins effacé, Paris sauterait de joie.
Il sautera, de toute manière. J’ai vu, étalés chez un marchand de jouets, les accessoires pour le grandissime cotillon du bal de l’Hôtel de Ville, et l’on conti
nue à se préoccuper infiniment du bal de la place Malesherbes. Louis Ulbach a publié le Calendrier d: Victor Hugo ! comme on a imprimé, en Italie, le Caté
chisme de Garibcddi. On pourrait éditer le calendrier des bals de Paris, une fois le Carême fini. Interrogez Violette, Etincelle ou Papillonne. Elles ouvriront leur carnet et vous diront que la duchesse de Maillé a donné lundi dernier un bal blanc, le jour même où
la comtesse de la Roche-Aymon devait donner un bal rose.
Mardi, soirée de contrat chez M. Sedelmeyer, dans la vaste galerie de la rue La Rochefoucauld. La char
mante Mlle Sedelmeyer épouse un de ses compatriotes, M. Feistoff, un Viennois. Puis, dans quelques jours,
cette galerie où nous avons, tour à tour, vu le Christ au prétoire, de Munkacsy, et la Psyché de Paul Baudry, sera réservée à une exposition des plus intéres
santes, tout à fait particulière, très curieuse et très parisienne, la réunion de quinze toiles de James Tissot, formant une réunion de types, sous ce titre général : La Femme à Paris. Ce sera un grand succès, certainement. J’ai vu ces toiles. Jamais Tissot n’a fait mieux.
Nous aurons aussi des thés dansants. Ce sont des diminutifs de bals. C’est plus intime et c’est aussi aimable. Enfin, Mme Munkacsy promet une fête ar
tistique dans l’admirable atelier de son mari, avenue de Villiers. Qui nV pas vu cet atelier n’a pas vu ce que le luxe et le goût réunis peuvent donner de gran
diose. La nate est sévère, les tapisseries, les boiseries font ressembler l’atelier lui-même à quelque œuvre magistrale du peintre hongrois. Sur la cheminée haute à y brûler un arbre entier, -un chevalier tout bardé de fer se dresse, la lance en arrêt, comme à l’heure du tournoi. Là, Munkacsy conserve avec émotion la couronne d’argent — des lauriers finement ciselés — que lui ont apportée set compatriotes, lors de son der
nier voyage en Hongrie, et, à côté, une petite étude
peinte, un coin de village, le petit village où le maître est né. C’est très touchant, cette fidélité de souvenirs du grand artiste à sa patrie.
— Vous êtes un Parisien, lui disions-nous un jour, croyant le flatter par cette épithète.
— J’aime beaucoup Paris, nous répondit-il, mais je suis Hongrois !
Et il y avait toute la.juste fierté du Madgyar dans ce « Je suis Hongrois ! »
Donc, on dansera chez Munkacsy comme on dansera chez M. Gaillard. On pourrait écrire sur les armes de Paris, comme jadis sur lès décombres de la Bastille :
Ici l’on danse! Et à propos de devises, on en avait trouvé une assez drôle pour un des ministres momentanés d’une des combinaisons défuntes.
X... a été un instant ministre de la justi.e.
— Savez-vous son programme, s’il est garde des sceaux? disait un de ses bons amis dans les couloirs du Corps législatif? — Non.
— « Garde-toi, je me garde! »
En dehors de ces fêtes futures, je ne vois rien qui stimule la curiosité parisienne, si ce n’est l’éternel Vernissage.
Il n’y aura pas de Vernissage, cette année. Ou plutôt il y aura un Vernissage payant, un Vernissage à dix francs par tête et dont le produit sera versé aux blessés du Tonkin.
Ces pauvres blessés ! Les collégiens eux-mêmes s’en préoccupent et l’on a pu lire, dans les journaux,
la lettre de ces jeunes élèves du lycée Condorcet qui demandent qu’au lieu de leur donner des prix à la fin de l’année, on applique la valeur des volumes qu on leur donnerait au soulagement des mutilés de la guerre.
Le mouvement est noble et le sentiment excellent, mais je suis tout à fait de l’avis de ce jeune lycéen qui a protesté en disant :
— Au moins que les élèves qui, seuls, espèrent des prix déclarent d’avance y renoncer!
Il est évident que si les cancres seuls renoncent à leurs récompenses de fin d’année, le sacrifice qu’ils font sur lautel de la patrie n’est vraiment pas énorme.
Leur proposition patriotique pourrait vraiment se libeller ainsi :
« Nous, soussignés, certains de n’être pas couronnés au mois d’août, nous demandons qu’on transforme en secours les couronnes scolaires. »
Chouilloux, Papon, Patochard et Galurin.
C’est à la fois généreux et ingénieux. Mais les bons élèves qui ont travaillé toute une année pour obtenir les prix qui s’en iraient ainsi en fumée, entendront-ils de cette oreille-là?
Les sommes allouées aux distributions de prix de fin d’année ne sont point, je pense, assez considérables pour que le Trésor ne trouve pas à les payer et, tout en félicitant les braves petits collégiens de leur idée vraiment touchante il laut demander — au nom des lau
réats — que la France soit assez riche pour payer des remèdes à ses soldats du Tonkin et des livres de prix aux lauréats de ses collèges.
Eh! ces malheureux collégiens ! Ils paieront donc une partie des frais de cette guerre qui a fait la fortune de tant de boursiers ! J’avoue que ce serait injuste.
On se marie beaucoup, à Paris, si l’on y danse infiniment. Lundi dernier, M. Romain, le jeune pre
mier du Gymnase,le beau Romain, comme on l’appelle, épousait la trè» aimable fille de M. Larochelle, l’ancien et sympathique directeur de la Porte-St-Martin et de la Gaîté. Mariage d’inclination et qui assure une existence heureuse à ces jeunes époux. C’est le plus charmant des hommes, ce M. Romain que la bizarre Marsa fait pourtant à demi dévorer par ses chiens lorsqu’il joue Menko II est excellent musicien et Fahrbacha orchestré et fait jouer à Vienne plus d’une valse de Romain.
Il faut bien se figurer d’ailleurs qu’ils ne ressemblent plus aux comédiens d’autrefois, ces gens de théâtre, et qu’on trouverait en eux aujourd’hui plus de vertus intimes que partout ailleurs. Un jour,— il y a de cela longtemps— un comédien de la Porte-St-Martin, M. Moëssard, obtint de l’Académie Française un prix de vertu. Tout le monde cria au miracle.
On fit mieux. On railla ce pauvre Moëssard avec autant d’âpreté — plus d’âpreté — que s’il eût reçu une gifle sur le boulevard.
On ne l’appela plus que le vertueux Moëssard. Ce mot vertueux devint un texte à toutes les plaisanteries saugrenues. Voyez-vous ce cabotin qui se mêlait d’être le meilleur homme de la terre et de mériter le prix Montyon ! De quoi se mêlait-il ?
C’est comme Alphonse Karr qu’on a raillé pendant de longues années.—Pourquoi?... Je vous le donne en cent. Parce qu’il avait sauvé un cuirascier qui se noyait dans la Marne. Alphonse Karr sauveteur ! On le blagua hardiment comme on dit.
Ainsi du vertueux Moëssard. C’est peut-être pour cela que, depuis Moëssard, pas un comédien n’a reçu de prix de vertu de l’Academie-Française.
Mais, à propos de ces prix Montyon, M. Joseph Reinach vient d avoir une idée excellente. Il a demandé qu’on décernât une de ces récompenses à un sergent de ville. L’Académie n’a pas trouvé, jusqu’ici, paraîtil, de sergent de ville vertueux comme Moëssard. Il en est pourtant. Ces pauvres gens,calomniés en temps de calme, égorgillés en temps d’émeute, font vail
lamment leur devoir, au risque de s’entendre reprocher de l’dvoirfait avec trop de zèle.
— Mais faire son devoir, ce n’est pas assez pour mériter un prix de vertu, répondra-t-on à M. Reinach.
A quoi il répliquera :
— Eh! bien, cherchez! Il y a certainement, parmi les sergents de ville, quelque brave homme qui a fait plus que son devoir. Celui-là, découvrez-le, com
mencez une enquête pour le bien, et quand vous aurez trouvé le sergent de ville vertueux, couronnez-le, il est temps qu’on réhabilite un peu la police, qui nous protège à toute heure et qu’on insulte à tout propos. Et M. Reinach a raison. Je sais que plus d’un acadé
micien a adopté son projet en principe, M. Emile Augier entr’autres, qui est très chaud partisan de cet acte de justice.
Mais à propos de l’Académie, que deviennent
les élections pour la succession d’Edmond About? On n’en parle guère.
M. Gustave Droz, M. Léon Sr.y, M. Eugène Manuel et M. Henri deBornier sont toujours sur les rangs et quelques académiciens prétendent que l’élection ne pourra être décisive faute d’. ne majorité suffisante ac
quise à l’un des candidats. J’espère que c’est là une erreur et qu’un immortel nous sera donné dans peu. Je n’ai point à dire ici pour qui je forme des vœux, mais j’avoue que c’est pour un homme de lettres.
L’Académie aurait grand tort de se laisser aller à mettre dorénavant, c.omme quelques uns le voudraient, les hommes de lettres à l’index.
On prétend même, je ne garantis rien et je suppose bien que ce ballon d’essai n’est qu’une grosse vessie qu’on voudrait nous faire prendre pour un luminaire, — on prétend que quelques personnes voudraient que décidément l’Institut réservât quelques sièges aux gloires féminines.
— Pourquoi Rosa Bonheur ne ferait-elle point partie de l’Académie des Beaux-Arts et George Sand eûtelle déshonoré l’Académie française?
Voilà la question que veut poser un publiciste de haute valeur dont je tairai encore le nom.
Mme Sand avait, du reste, répondu elle-même en disant qu’elle ne se rendait pas bien compte de l’uti
lité de l’entrée des lemmes à l’Académie. Mais ce qui est curieux, piquant, imprévu, c’est que le premier homme qui ait demandé que les femmes prissent place à l’Académie était un académicien, et non des moindres. Qui ? La Bruyère, l’illustre auteur des Caractères.
Le fait est original et j’en trouve la preuve dans un article du vieil ami du maître critique, M. de Pontmartin (dont les Mémoires viennent de reparaître), oui, dans un article de J. d’Ortigue.
D’Ortigue raconte la trouvaille faite par lui, dans un exemplaire des Caractères et de la main d’un con
temporain de La Bruyère, et d’une note tout à fait intéressante et qui dit, en propres termes, ceci :
« La première place qui vaqua à l’Académie françoise après que M. de la Bruière (sic) y lut reçu étant à remplir, MM. leï abbés de Caumartin et Boileau furent proposés et partagèrent également entr’eux les suffrages de l’assemblée jusqu’à la voix de M. de la Bruière. Il semblait donc, étant le dernier à opiner, devoir lever le partage et décider entre les concurrents. Chacun tâchait par ses regards de l’attirer dans son parti, lorsque prenant la parole il dit :
« Je n’ai pas oublié, Messieurs, qu’un des principaux statuts de cet illustre corps est de n’y admettre que ceux qu’on en estime les plus dignes. Vous ne trouverez donc pas étrange, Messieurs, si je donne mon suffrage à M. Dacier, à qui meme je préférerais madame sa femme si vous admettiez parmi vous des personnes de son sexe.
« Ce nouvel avis, quoiqu inespéré, fut trouvé sage tant par le fonds cpi’à couse de la conjoncture présente.
L’Académie se sépara sans conclure. M. Boileau céda la place à M. de Caumartin, après lequel il entra aussi dans la Compagnie, et ensuite M. Dacier y fut admis. »
Il y avait peut-être de la malice dans cette parole de la Bruyère : « Je vote pour M. Dacier et j’aimerais même mieux voter pour Mme Dacier ! » mais il y avait certainement de la vérité.
C’est une opinion qu’un esprit militant et va de l’avant prétend reprendre et essayer de faire triompher. J’en doute fort. Mais il y a toujours plaisir — et quelquefois profit — à batailler pour les dames.
/v\a L’excellent et charmant Eugène Labiche (puisque j’ai parlé des académiciens) est tout à fait guéri de la maladie qui l’avait frappé. Il n’est pas fait pour souffrir, l’aimable homme qui nous a tant fait rire,
mais il sait supporter les épreuves en franc gaulois qu’il est.
Aujourd’hui, il doit être dans le Midi, ragaillardi et bien portant, et tous ses amis l’attendent pour le fêter au retour.
Il disait naguère, à quelqu’un qui nous l’a conté : — Je me suis vu bien mal, un moment. Mais savez-vous ce que j’ai fait pour savoir si tout était toujours en bon état ? Je me suis raconté à moi même,
scène par scèae, le Chapeau de paille d’Italie et comme je me rappelais même les couplets, je me suis dit : « Bah ! ça va mieux et ça ira bien ! »
Le vaillant homme, souriant toujours, cordial toujours, adoré des siens et du public ! Je ne sais rien de plus joliment français que ce trait de l’auteur comique qui a le plus diverti son temps et qui trouve, aux heu
res lourdes, du rire encore emmagasiné dans son œuvre pour se divertir lui-même.
Perdican.


COURRIER DE PARIS