LA GRANDE MARNIÈRE
(Suite.)
Pendant cette veille, il revécut tout le passé. Il s’enivra de sa haine et se fortifia dans sa rancuue. Il se sentait maître de la situation, et se préparait à en abuser. Il eut une jouissance exquise à la pensée que le marquis était enfin à sa discrétion et qu’il allait pouvoir l’abreuver d’humiliations. Aux tortures mo
rales que son ennemi devait éprouver du malheur de son fils, il voulait ajouter la rude épreuve des difficultés matérielles. A ce fier gentilhomme imposer l’hor
reur d’une saisie, le mettre aux prises avec l’huissier et ses clercs, le forcer à assister aux boueuses promenades de ces drôles à travers les salons aristocra
tiques ; livrer les précieux souvenirs de famille, les portraits des aïeux, les objets venant d’un père ou d une mère, à la prisée infâme qui souille les reliques sacrées; faire entrer dans le château, au nom de la loi, des étrangers ayant le droit de faire main basse sur tout, d’ouvrir les portes, de fouiller les tiroirs; faire subir avec raffinement au marquis le supplice dégradant de l’inventaire : c’était là sa revanche.
Que n’avait-il le droit d’assister lui-même à ce spectacle, de guider ses argousins à l’assaut, de les exciter à la curée, et lui, le chapeau sur la tête, de braver Honoré de Claiiefont, tremblant d’impuissance et pâle de douleur? Mais la loi, plus clémente que Carvajan, s’opposait à ce monstrueux triomphe. Elle soustrayait la victime au contact direct de son bourreau. Et le banquier devait s’arrêter au seuil de la maison. II trouva cette disposition absurde, se recoucha en grommelant, et rêva que, devenu député, il la faisait modifier pour son usage personnel.
Le matin il se leva à son heure accoutumée, ouvrit son courrier, reçut quelques personnes, et, comme neuf heures sonnaient, se dit : « Papillon et Fleury
partent pour Clairefont. » Au même moment, on heurta à la porte d’entrée, et la grosse voix de Tondeur se fit entendre.
— Le patron est-il là? Il faut que je lui parle, et vivement!
Carvajan ouvrit lui-même : il pressentit un incident nouveau et éprouva un terrible bouillonnement intérieur. Il regarda le marchand de bois avec des yeux dévorants et dit rudement : — Qu’v a-t-il ?
— Il y a que le marquis m’a fait, dès la «piquettedu jour, appeler pour me proposer une drôle d’affaire... Je n’aurais jamais pensé ça de lui... par exemple !
- Allez donc, sacré bavard! cria le maire,exaspéré parles développements de Tondeur, au fait?.. Quoi? Qu’est-ce qu’il voulait?
Me vendre toutes les lutaies du parc, ce matin même, pour soixante mille francs... Il y a pour cent mille Irancs de bois, vous savez, ou que le diable me brûle... J’ai dit : non. Il a baissé à cinquante. J’ai dit non. Il est devenu tout blanc et m’a déclaré : II me faut quarante mille francs ou je ne vends pas.
— Comme vous voudrez, monsieur le marquis, aije dit... Mais moi je ne dois rien faire sans la per
mission de M. Carvajan. Lui seul peut consentir à l’opération... Fichtre, si j’allais de l’avant,je me mettrais dans de jolis draps... Quand tout va être saisi !
Alors le vieux a marché pendant quelques minutes... Il a marmotté entre ses dents : quarante mille
francs, et deux mois de répit... c’est le salut! Puis il est venu à moi et a ajouté : Croyez-vous que M. Carv.ijan consentirait à venir me parler ?
— Ça, je n’en sais rien, ai-je répondu, faudrait le lui demander.
— Eh bien ! voulez-vous vous en charger?
- Mais tout de même, monsieur le marquis, pour vous être agréable...
J’ai pris mes jambes et, en quinze minutes, j’ai attrapé le bouton de votre porte.. . Sans vous com
mander, je boirais bien quelque chose... J’étrangle de soif...
Le maire ouvrit la porte.
— Claudine, un verre et du vin cria-t-il, puis reve
nant à Tondeur : — Allons-y.
— Oh! oh! fit le marchand de bois... Vous allez vous voir face à face, le vieux sauvage et vous...
— Il faut bien savoir ce qu’il veut... Papillon et Fleury doivent être en route.
— Je lésai rencontrés à la barrière.
— Nous les rattraperons sur le plateau.
— Bouffre! s’écria Tondeur. Aujourd’hui je vais maigrir de dix livres...
Il se mit à rire, s’étrangla, et tut pris d’une quinte de toux qui le rendit violet.
Carvajan s’en allait déjà à grands pas dans la rue du Marché. Ainsi, c’était le marquis lui-même, qui le faisait demander. Un orgueil immense dilata son cœur. Il l’avait donc amené à demander grâce. Il montait de nouveau à Clairelont, comme trente ans auparavant. Mais quelle différence ! Autrefois c’était en pleine nuit, il courait, trébuchant à tous les détours du chemin, le cœur serré par l’angoisse, et voyait tout obscur devant lui. Maintenant, sous le soleil resplendissant, il mar
chait d’un pas assuré sur une route aplanie, conscient de sa lorce,et distinguant nettement le but vers lequel il tendait. II était prêt à crier aux arbres, aux pierres, aux fossés de la route : Me reconnaissez vous? Je suis le misérable que vous avez vu passer un soir pleurant et désespéré, poursuivant la femme qu’il aimait, le triste hère que l’on pouvait bafouer, insulter et frapper impunément. C’est moi qui reviens en vainqueur, et aujourd’hui je rendrai, s’il me plaît, insulte pour in
sulte et coup pour coup. En trente années la roue a tourné, n est-il pas vrai ? J’étais en bas et me voilà en haut. C’est bien moi !
Il jeta sur le parc de Clairefont et sur la terrasse qui s’étendait blanche à travers les arbres un regard dominateur.
— Non, pensa-t-il, on n’abattra pas ces ombrages qui demain m’appartiendront. Je ne laisserai pas abîmer mon domaine. C’est là que je m’installerai bien
tôt, jouissant de la joie de vivre où vécut mon ennemi et d’être heureux à sa place.
Ils arrivaient à la grande allée et longeaient les taius blancs de la Grande Marnière. Cet aride et crayeux monticule déplut à Carvajan. Il se dit : Je ferai plan
ter trois rangées d’arbres verts pour masquer la vue des travaux.
Il était déjà propriétaire, il disposait du terrain, il le modifiait à son gré. Avant d’arriver à la grille, Tondeur et lui rejoignirent Fleury, Papillon et son acolyte.
— Qu’est-ce qui se passe donc? demanda le greffier avec inquiétude. Est-ce qu’il y a des modifications au programme ?
— Elles seront avantageuses ou il n’y en aura pas ! déclara Carvajan. Le marquis de Clairefont a désiré me voir... et, par condescendance, je suis venu... car j’aurais pu lui faire répondre de passer à mon bureau... Mais quand on est le plus fort, il faut se montrer accommodant... Entrons !
Il ouvrit lui-même la porte de fer et loula le premier les pavés de la cour d’honneur. Il s’avançait tête basse, cherchant la place où il était tombé sous les pieds des chevaux du marquis, la figure coupée d’un sillon sanglant. Il la reconnut : c’était là, près d’un petit massif de rosier à bordure de réséda ; il s’y ar
rêta, la piétina, comme s’il eut retrouvé une trace à effacer, et bouleversé par ce souvenir dévorant, il se disposait à entrer dans le vestibule, quand, sur le pas de la porte, il se rencontra face à face avec Mlle de Clairefont.
Ils n’échangèrent pas une parole. La jeune fille, impassible, interrogea du regard Fleury et Papillon dont elle attendait la venue. Carvajan ne daigna pas s’expliquer. Son front basané s’était chargé de nuages.
Il se sentit en présence du seul adversaire qui lui restât à combattre dans cette maison que sa haine faisait déserte. Il eut un frémissement, sa joie triom
phante tomba : il lui sembla que tout n’était pas encore fini entre ces Clairefont et lui. D’un geste, il ordonna à Tondeur de parler.
— M. le marquis, Mademoiselle, m’a demandé ce matin de prier M. Carvajan de venir causer une minute avec lui... M. le maire a bien voulu m’accompagner...
Carvajan chez le marquis! Tout le danger d’un pareil rapprochement apparut instantanément à Antoi
nette. Qui avait pu souffler une pareille résolution à j
son père? Quel accord prétendait-il conclure avec le banquier? Quelles révélations celui-ci oserait-il faire? Toute l’œuvre de sublime dissimulation entreprise par l entourage du vieillard pouvait être détruite d’un mot.
— Je vais donc conduire M. Carvajan chez mon père, dit-elle lentement... Quant à vous, Messieurs, faites ce que vous avez à faire... Bernard, accompagnez ces messieurs, et tenez-vous à leurs ordres...
Elle monta, suivie de Carvajan et de Tondeur. Pendant qu’elle gravissait les vingt marches de l’escalier, la jeune fille endura des souffrances plus vives que toutes celles qu’elle avait déjà supportées. Elle se vit tenue en suspicion par son père, n’ayant plus d’auto
rité sur lui, et ne pouvant plus le défendre contre les coups que ses pires ennemis s’apprêtaient à lui porter en plein cœur Elle fut au supplice. Elle pensa à se tourner vers Carvajan, et à lui dire :
— Voyons, qu’est-ce que vous voulez? Dictez vos conditions... Mais n’entrez pas chez mon père!
La porte du laboratoire en s’ouvrant coupa court à ses irrésolutions. Le marquis avait vu arriver son en
nemi et venait au-devant de lui. II fronça le sourcil en apercevant sa fille. Antoinette, intrépidement, s’avança pour entrer. Mais le vieillard lui touchant le bras, dit doucement :
— Va, mon enfant... J’ai à causer avec ces messieurs... Si j’ai besoin de toi, je te ferai prévenir...
— Mais, mon père... s’écria la jeune fille, avec un trouble horrible...
Carvajan leva la tête, et, la bouche narquoise, scs yeux jaunes fixés sur M. de Clairefont, avec une insolente pitié :
— Si monsieur le marquis est en tutelle, je me demande ce que je fais ici...
Et, craignant de blesser son père en paraissant lui résister, terrifiée à la pensée de ce qui allait se passer, Antoinette se retira.
L’inventeuret lebanquierrestèrent en présence. Tondeur s’était retiré discrètement dans un coin, semblant se désintéresser de ce qui se ferait et se dirait. Habile émissaire, il avait su introduire Carvajan dans la place. Au maître de profiter de la situation. Une fois l’af
faire dans le sac, il serait temps pour le serviteur de demander sa part.
— J’ai prié Tondeur de vous amener ici, Monsieur, dit le marquis, afin que nous puissions régler directe
ment des questions d’intérêt qui nous divisent. Vous avez réuni une grande partie des créances qui existent contre moi. Je ne discuterai pas les raisons que vous avez eues de centraliser ces effets... Je vais tout droit au fait... Je crois avoir trouvé un moyen de me libérer envers vous... Il me faut, pour atteindre ce résultat, un délai de deux mois et une somme de quarante mille francs... Dans quelles conditions voulez-vous m’accorder l’un et me prêter l’autre?
Le maire regarda avec stupéfaction le marquis. Il se demandait si c’était bien à lui que pareille requête était adressée. Tant de naïveté le trouva méfiant.
Il soupçonna un piège. Il ne put croire à un tel aveuglement de son ennemi. On lui demandait un service,
on paraissait oublier toutes ses exactions, toutes ses calomnies, tous ses affronts, et enfin ce coup terrible si récent, l’arrestation de Robert, que le pays entier attribuait à son véritable auteur. Il y avait sous cette mansuétude inexplicable quelque embûche dans la
quelle, une fois pris, Carvajan devait succomber. Il se replia sur lui-même, et réfléchit. Le marquis, voyant le banquier interdit, le supposa hésitant et, pour le décider :
— Ne craignez pas d’exiger beaucoup, dit-il : je vous ferai les avantages que vous voudrez... Je suis tellement sûr de réussir...
Réussir! Ce seul mot illumina les ténèbres où s’égarait le tyran de la Neuville. Réussir! Le mot typique de l’inventeur. H se rappela le fourneau dont on lui avait tant parlé. C’était sur l’avenir de sa découverte que le marquis basait un espoir de libération. C’était avec ce fameux brûleur qu’il se proposait de rendre
l’activité aux travaux de la Grande Marnière, de payer ses dettes et de refaire sa fortune. La situation devenait claire. Le marquis subordonnait tout à son in
vention. Pour elle, il oubliait les luttes du passé, les chagrins du présent, il commandait à ses rancunes, et sacrifiait enfin à Leniant de sa pensée l’enfant de sa chair.