L esprit français, qui ne perd jamais ses droits, a trouvé le moyen d’égayer les affaires du Tonkin. Comment? par un calembour.
Les journaux les plus graves ont répété cette aimable facétie de je ne sais quel homme d’esprit, qui a prudemment gardé l’anonyme :
— Savez-vous quel est le fromage qui marche le plus vite ?
— Non.
— Eh bien, c’est le Brie, parce que le Brie erre de l’Isle au Tonkin !
Je dois avouer, pour être un historien véridique des petites sottises de ce temps, oui, je suis bien forcé de reconnaître que ce trait, dont Chamfort n’eût pas été jaloux, a obtenu un certain succès auprès de certains esprits bons enfants.
Nous avons, de la sorte, l’art de donner quelque agrément aux événements les plus désagréables. C’est un don de nature. Alphonse Karr a écrit ce quatrain optimiste :
De leur meilleur côté tâchons de voir les choses : Vous vous plaignez de voir les rosiers épineux ; Moi je me réjouis et rends grâces aux dieux
Que les épines aient des roses !
Certains journalistes raisonnent un peu comme Alphonse Karr. Il en est un qui a écrit, à propos de l’Afghanistan : « Nous devons nous féliciter de ces premiers coups de canon qui font diversion avec les affaires de Chine. » Un autre a été plus alerte et plus parisien, comme on dit. Il s’est écrié : « L’incident anglo-russe fait oublier l’incident du Tonkin comme l’incident Ferry avait fait oublier l’incident Van Zandt. » Tout cela sur la même ligne. Voilà une jolie bouillabaisse !
Mais, à dire vrai, il y avait aussi une bouillabaisse assez particulière, dans les salons de l’Hôtel de Ville,
samedi dernier. On a signalé, à la fois, la présence dans les galeries des.plus illustres noms de France et des femmes galantes les plus notoirement distinguées.
Je dis distinguées pour ne pas dire tarifées. Après tout, le droit de faire figure dans la galerie des lêtes coûtait vingt francs et l’on ne pouvait guère demander les noms des acquéreurs de ces tickets. Ce qu’il faut louer, c’est l’empressement des grands seigneurs,comme le duc de la Rochefoucauld-Bisaccia, à apporter leur obole aux pauvres gens. Il faut, du reste, îeconnaître que notre démocratie, énergiquement égalitaire, s’in
cline avec beaucoup plus d’empressement devant un gentilhomme authentique et illustre que devant un petit bourgeois, fût-il célèbre. Le prestige du nom et du titre subsiste encore.
Et le prestige du costume, donc! L’autre soir, pour se rendre au bal Gaillard, le peintre Jacquet, qui re
grette, comme on sait, de n’avoir pas vécu du temps de la Ligue, a traversé la place Malesherbes à cheval et en grand costume du temps d’Henri III : pourpoint blanc rehaussé d’or, plume au chapeau, épée au côté. La foule a été si stupéfaite, et si subitement charmée, qu’elle a fait une sorte d’ovation au peintre. Le cavalier, chez Jacquet, a eu autant de succès que l’artiste.
Pâques-Dieu! Vertubleu! Ventre saint-gris! En voyant cavalcader ce gentilhomme, les badauds — qui aiment le pittoresque — allaient, pour un peu s’écrier :
— Vive le Roy !
Imaginez Gustave Jacquet proclamé souverain dans la Salle des Etats du banquier Gaillard ! Et, en vé
rité, le nouveau roi n’eût pas gouverné plus mal qu’un autre.
A l’Hôtel de Ville, on n’a pas porté M. le duc de la Rochefoucauld-Bisaccia sur le pavois, mais on l’a fort entouré et particulièrement salué. Plus d’un démocrate avéré se gargarisait à dire : « Monsieur le
duc » gros comme le bras. Peut-être, si M. Amouroux, dont le nom éclate en lettres d’or sur une plaque de marbre, dans cette salle des séances qu’il a aidé à re
construire — ayant préalablement collaboré, sans le vouloir peut-être, à sa destruction — peut-être que si M. Amouroux, nommé, l’autre jour, député de Saint- Etienne, eût été là, se fût-il donné la joie de dire : « Donnez-vous la peine d’entrer, citoyen duc! »
Quoi qu’il en soit, le bal était superbe. La recette mettra quelque chose comme trois cent mille francs dans la poche des pauvres. La P resse’a fait son devoir
et Paris y a gagné un beau souvenir. Pendant deux jours, les braves gens qui n’avaient pas vingt francs à donner pour aller voir danser, ont payé dix sous pour aller regarder où l’on avait dansé. C’était même très curieux, ce défilé d’ouvriers, d’ouvrières, de bourgeois du Marais ou du Faubourg St-Antoine et il y avait à faire des études sur ces visages qui, presque tous, expri
maient la satisfaction de passer une ou deux heures sous les lambris dorés d’un palais.
La plupart, assis en paix sur des chaises, semblaient dire par leur calme superbe et leur contentement visible :
— Nous voilà chez nous !
Il y avait même, dans l’empressement que quelques uns mettaient à gravir les escaliers en courant, une hâte qui sentait comme un vague appétit d’envahissement.
Et je me demandais, en voyant tout ce monde ruisseler, rouler, se pousser, dans les salons, les galeries, la salle du conseil, les escaliers et les cours :
— Si pourtant, tout à l’heure, ils ne voulaient pas s’en aller ? Si aux quelques sergents de ville qui sont là, la foule répondait tout simplement : J’y suis ! J’y reste! Et si, en manière de passe-temps, pour occuper son après-midi de dimanche, ou son lundi de flânerie, elle fondait un gouvernement ?
O peuple de Paris ! Le plus obéissant et le plus gouvernable des peuples, quoi qu’on en dise ! Il n’a pas même eu l’idée de rester une minute de plus dans la Maison Commune et il est rentré chez lui, paisible, et tout fier de se dire :
— Tout de même, ils sont diantrement bien logés, nos édiles !
Je ne reparlerai du bal Gaillard, qui a été magnifique au point de vue du coup d’œil, de l’aspect artistique, mais moins agréable au point de vue de la gaieté même, je n’en redirai un mot que pour souligner ce fait ironique d’un homme très généreux et très artiste qui dépense, en une soirée, une cinquantaine de mille francs — pourquoi ? — pour se faire dire dans les journaux : « On ne s’est pas fort amusé à votre bal ! J’avais envie de dire à vos invités : Mais trémoussez vous donc ! Divertissez-vous donc ! Ayez donc des mots drôles !»
On ne saurait avoir des mots drôles quand on représente un seigneur de la cour des Valois et on ne peut se divertir beaucoup avec un pourpoint. Il y a une fatalité de port de tête dans la nécessité de tel ou tel costume. Un bal Watteau sera toujours plus gai qu’un bal Renaissance. Le travestissement impose, pendant un certain nombre d’heures, un certain rôle et j ai tou
jours infiniment plaint les malheureux qui, durant une soirée entière, par exemple, se mettent à dodeliner de la tête, à faire aller leurs mains comme s’ils
avaient le poignet démanché, et à tirer la langue sous le prétexte qu’ils sont déguisés en magots chinois, en poussahs de porcelaine.
Donc, le bal Gaillard a été magnifique, somptueux — et un peu solennel. On a parlé, à ce propos, des magnificences du peintre Makart qui donnait, à Vienne, dans son atelier, des fêtes Moyen Age.
Un des bals de Makart fut particulièrement macabre. C’est celui où il contraignit sa femme, déjà presque mourante, à paraître en reine de beauté.
La malheureuse n’avait plus que quelques jours, presque quelques heures à vivre, et elle s’était levée de son lit pour s’asseoir, livide sous son fard, et immo
bile dans sa robe de velours sombre, sur un trône surmonté d’un dais majestueux.
Chacun défilait devant cette reine, la saluait.Parfois, en s’inclinant devant elle, on lui baisait la main, cette main maigre et brûlante de fièvre.
À la fin, la malheureuse n’avait même plus la force de saluer. Elle ne se retira pas du bal, on l’emporta.
Makart était enchanté. Il avait donné un dernier triomphe à celle qui portait son nom. Je ne crois pas me tromper en disant que déjà le pauvre grand artiste devait être atteint de la maladie qui l’a emporté.
Dieu merci, le bal de la place Malesherbes a été autrement aimable, quoi qu’en aient imprimé les comptes-rendus, et il faut remercier le banquier de Grenoble qui a donné une telle animation — et un tel éclat à tout un coin de Paris.
Mais, au fait, puisque j’ai parlé du bal macabre d’Hans Makart, je trouve que la mort deMlleDica- Petit, en wagon,— cette .mort sinistre, cette mort brutale — ne manque pas de tragique. C’est la mort nature dans tout son réalisme cruel : la mort en railway !
On prend son ticket pour Pétersbourg et, d’une station à une autre, on est arrivé... à l’éternité!
Mlle Dica-Petit était une grande jeune femme blonde et élégante, dont le profil hautain se détachait avec fierté sur une toile dé fond. Vraie beauté de
théâtre, je veux dire que ses traits,charmants à la ville, prenaient sur la scène plus de caractère encore et de beauté. Je la revois encore en costume grec, dans la pièce de Gondinet, Libres! Elle était superbe, plantant sur des murs écroulés le drapeau de l’indépendance hellénique.
On a fait cette remarque assez singulière : trois comédiennes portant toutes trois le nom de Petit et ayant toutes trois passé par le théâtre de l’Odéon viennent de mouir en peu d’années : Hélène Petit, qui créa l + Assommoir, Elise Petit et Dica-Petit. Les amateurs de rapprochements fatidiques auraient pu ajouter qu’elles étaient blondes toutes trois.
Dica-Petit avait débuté à l’Odéon dans une pièce de Théodore de Banville, Diane au bain, mais c’est dans les théâtres de drame qu’elle s’était fait sa répu
tation.Ellea longtemps joué àl’Ambigu,plus longtemps encore à la Porte Saint-Martin et naguère, à la Gaîté, elle réapparaissait sous les traits de la duchesse de Guise dans Henri III et sa cour. La Russie nous l’avait prise et allait nous la rendre, lorsque Dica-Petit est morte.
On a cherché à cette mort une infinité de causes mélodramatiques. Notre vie moderne est si compliquée et si pleine de dessous, qu’en vérité personne ne peut plus mourir sans qu’on se demande ce qu’il y a de caché sous cette agonie.
Un peintre de talent est emporté par une congestion cérébrale.
— Vous savez, disent les camarades, X__ s’est suicidé!
Pourquoi? On ne sait pas. On ne le dit pas. Mais le propos passe de bouche en bouche et voilà un mensonge accepté.
On avaitraconté, sur Mlle Dica-Petit,une infinité de légendes... russes. Un général, que personne n’a connu, aurait été envoyé aux mines, en Sibérie, pour elle. Que n’a-t-on pas dit? La vérité est que cette jeune femme était une artiste intelligente, supérieure, et une femme du monde, pour la bien caractériser. Froide, un peu sauvage, vivant à l’écart, elle s’enfer
mait à Maisons-Laffitte, jadis, lorsqu’elle venait passer en France les congés que lui donnait la Russie. Sa maison, reconnaissable à un revêtement de faïence, se mirait dans l’eau. Dica-Petit, en chapeau de paille, passait souvent à travers les allées, conduisant toute seule son breack qui filait rapidement sous les grands arbres.
Depuis quelques années, elle avait quitté Maisons et s’était établie à Versailles, dans un véritable château, un château historique, s’il vous plaît, Noisy-le-Roi.
Elle y planta même solennellement la crémaillère et Emile Blavet nous décrivit, s’il m’en souvient bien, les splendeurs de la fête dans un de ces pimpants articles qu’il signe Parisis.
La vie de châtelaine ne devait pas être longue à Noisy-le-Roi. Dica-Petit est emportée, jeune encore, en pleine puissance de talent, à l’heure où elle se dis
posait à reprendre à Paris une place que d’autres avaient prise depuis le départ pour la Russie.
— Je vais faire jouer Dalila à Dica Petit, l’année prochaine, nous annonçait M. Victor Koning, l’autre jour.
Et, le même jour, M. Legouvé nous disait :
— J’ai envie de donner le rôle de la duchesse de Bouillon, dans la reprisé d’Adrienne Découvreur, à Dica-Petit !
Or, le soir même — à deux heures de distance, — on nous apprenait que Dica-Petit était morte.
Voilà la duchesse de Bouillon disponible et Dalila, que pourra jouer une autre !... Changement à vue! Et au rideau !
J’ai parlé là de sujets qui seront déjà oubliés peut-être, lorsque paraîtra cette causerie. Tout va et s’en va si vite aujourd’hui ! La paix delà veille n’est plus la paix du lendemain. L’incident de l’Afghanistan,comme disent les optimistes, sera peut-être étouffé dans trois jours par un autre incident plus tragique. Nous vivons
comme caracole le cheval Blondin, qu’on nous montre à l’Hippodrome, sur un fil. Un mouvement, et il peut se rompre. Tout est un peu bouleversé, et le printemps luLmême.manque son entrée. Voilà qu’il gèlé!... J’al
lais même m’attendrir sur cette détestable gelée, mais il fera peut-être un orage dans deux jours. Il n’y a plus à compter sur rien.
— Tout cela, disent les Anglais, depuis que les Yankees gouvernent le monde! C’est la faute du ciel, qui s’est fait américain !
Ne nous en moquons pas trop ; ne dirions-nous pas volontiers que tout est la faute de M. de Bismark?
Perdican.
COURRIER DE PARIS