Brotteaux, c’est-à-dire un type vraiment original, plein de cachet et d’accent.
Ce n’était pas le français que parlait Guignol ; sa langue, que Nodier, ami de Polichinelle, n’aurait pas comprise,
était celle des « canuts », un peu lourde, avec son accent traînard, mais pleine de malices point trop grosses et souvent fort spirituelles.
C’est par là que l’innovation du « père Mourguet » fit fortune. Dans ce personnage au nom railleusement mélan
colique — car « Guignol » voulait dire quelque chose comme « pas-de-chance » — le peuple lyonnais se reconnaissait et se faisait fête à lui-même. Les autres person
nages de la comédie, créée de toutes pièces par Mourguet, procédant de la même idée, eurent le même caractère, partant le même succès. La Madelon, sous son « pet enl’air », bonne fille, vaillante, bon-bec et même, par moments,
légèrement acariâtre; Gniafron-— « le petit cordonnier, le ‘ savetier », du mot gniaf, qui, lui aussi, est entré dans l’argot parisien — complétèrent la représentation typique de la famille lyonnaise dans le peuple.
Et le répertoire de Guignol, improvisé par Mourguet, était à ce point copié sur le vif, que pas une aventure un peu drôle ne se passait dans les faubourgs sans que, tout de suite, Guignol s’en saisit et n’en fit une pièce de son théâtre.
Mais, hélas! le trop grand succès de Guignol a fait sa perte. Guignol devenu célèbre, a voyagé. Il est venu voir l’exposition à Paris et s’est mis au ton du jour. Guignol déserte l’une après l’autre toutes les vieilles traditions qui
firent son originalité, sa fortune, sa gloire. Guignol parle français ! Même il parle en vers ! Il ne comprendrait plus la langue imagée des vrais « gônes » de la Croix-Rousse. Qui plus est, Guignol parle l’argot parisien!
C’est cette peste, soi-disant populaire, des cafés-concerts, qui a fait la moitié du mal. L’ineptie parisienne — qui est l’ineptie du Paris d’en bas, — fait immanquablement son tour de province. Elle a contaminé jusqu’à ce pauvre Gui
gnol. Guignol, aujourd’hui, joue des pièces, des vraies pièces! il pousse jusqu’à la parodie et fait passer sous la pratique de polichinelle Paul et Virginie, l’Africaine, Roméo et Juliette, etc., etc.
Enfin, pour tout dire, en abjurant le patois, Guignol a renié même les coups.de bâton. Les coups de bâton se per
dent, à présent — et dire qu’il y en a tant qui seraient si bien employés !
Cependant les types sacramentels se maintiennent encore. Le Guignol dont notre ami Renouard vous montre les coulisses, met en scène Guignol avec Madelon ; et les personnages de bois qui, suspendus à leur clou, la tête en bas, at
tendent le moment de faire leur entrée, sont bien ceux du répertoire classique. Mais c’est égal : les dieux s’en vont !
NOTES ET IMPRESSIONS
Quand on trahit son prochain, il n’est pas juste qu’on s’en vante.
La Chanson de Roland. Le mépris tient quelquefois lieu de liberté.
Chateaubriand.
* *
Il faut tout prendre au sérieux, rien au tragique.
T hiers .
Je ne connais pas de mode plus efficace d’assurer le rappel des lois nuisibles que leur stricte exécution.
Le général Grant.
Le fruit de l’expérience ne mûrit pas sur de. jeunes rameaux. J. Sandeau.
Une femme intelligente doit spéculer moins sur l’amour d’un homme que sur sa vanité. Delpit.
Les amis politiques ne sont pas des amis.
J. Troubat.
*
Une vie manquée 11e se recommence pas.
J. Claretie.
*
L’homme doit être bon et raisonnable, mais sans oublier qu’il vit dans un monde de sots et de méchants.
Tout le monde a son idéal; l’important est de,le bien placer. G. M. Valtour.


LA GRANDE MARNIÈRE


(Suite.)
Il prit rudement Honoré par le bras, et, l’attirant près de la fenêtre :
— Tenez... regardez cette place, devant votre perron... c’est là que vous
m’avez fait renverser par vos chevaux et frapper par vos laquais...
— Eh bien ! s’écria avec exaltation le marquis. Descendez avec moi, je vais, si vous l’exigez, à cette même place, me mettre à genoux pour vous demander la grâce de mon fils !
Devant son ennemi vaincu, suppliant et pleurant, le tyran resta un moment immobile et muet. Il regardait les larmes couler sur les joues d’Honoré, il se disait :
Le voilà écrasé. Il est à mes pieds. Le rêve dévorant de mes nuits est réalisé : je triomphe, je suis heureux. Il se répéta : « Je suis heureux »; mais il sentait qu’il
ne l’était pas. Une amertume persistait en lui et sa soif de vengeance n’était pas assouvie. Il tourna sur ses talons, et s’éloignant :
— Je me soucie bien, dit-il, de vos amendes honorables... Avec vous et votre fils ce serait toujours à recommencer!... Je vous tiens, je ne vous lâche pas... C’est vous qui avez commencé la lutte... Ne vous étonnez pas si je la pousse à outrance... Rang, fortune, considération, vous aviez tout... et moi rien... Prochainement, nous ferons chacun notre compte.
Le marquis, à cette dure réponse, comprit que tout espoir était perdu. Il fut pris d’un vertige. Et, regar
dant avec égarement ce monstre qui se faisait une joie de ses souffrances :
— Si le ciel est juste, vous serez frappé dans votre fils, s’écria-t-il. Oui, puisque vous êtes impitoyable pour le mien, le vôtre sera implacable pour vous...
Scélérat, vous avez donné naissance à un honnête homme. C’test lui qui vous châtiera.
Ces paroles, dites par le marquis avec la fièvre de la démence, firent tressaillir Carvajan de crainte et de colère.
— Pourquoi me dites-vous cela ? cria-t-il.
Il vit le vieillard marcher au hasard, le regard trouble et le geste désordonné...
— Je crois qu’il devient fou ! murmura-t-il à Tondeur...
— Ah ! ah ! ricana le marquis... mes ennemis me vengeront eux-mêmes... Oui, le fils est un honnête homme... lia déjà quitté la maison paternelle... Il aura horreur de ce qu’il verra faire autour de lui_
Il marcha sur Carvajan.
— Hors d’ici, monstre ! Ta besogne est faite... Tu as volé ma fortune, tu as volé mon honneur... Il n’y a plus rien que mon œuvre... mais tu ne l’auras pas !
Il courut à sa table, prit ses dessins, les déchira et les foula aux pieds, puis, saisissant un lourd marteau, il courut au fourneau, et, à grands coups, avec d’horribles rires, il s’efforça de le briser. Carvajan, exas
péré s’élança pour l’arrêter. Alors le vieillard, se tournant vers son ennemi, les cheveux hérissés, la bouche grimaçante :
— N’approche pas, ou je t’assomme !
— Sacrédié. Vous ne me faites pas peur ! cria le banquier.
Et il allait s’élancer pour arracher le brûleur à la rage de destruction de l’inventeur, lorsque la porte s’ouvrit, et Mlle de Clairefont parut. D’en bas elle avait entendu les vociférations du marquis.
— Mon père ! cria-t-elle.
Et, d’un élan, elle fut près de lui, s’empara du marteau et, enlaçant le vieillard dans ses bras, épouvantée :
— Mon père, qu’y a-t-il ?...
Honoré passa la main sur son front, et gémit :
— Chasse cet homme... Il me fait du mal... il me tue !...
La jeune fille se tourna vers Carvajan et, doucement :
— Mon père vous prie de vous retirer, Monsieur... Comme, incertain, il restait immobile, deux éclairs
jaillirent des yeux de Mlle de Clairefont, et d’un geste, montrant la porte, elle dit ce seul mot :
— Sortez !
Le maire, dominé, s’inclina en silence et, suivi de Tondeur, qui se faisait petit, il s’éloigna.
Alors Antoinette, asseyant son père sur le grand fauteuil, se tnit à genoux près de lui, réchauffa ses mains glacées, essuya son front mouillé de sueur et, le voyant inerte, sans regard :
— Mon père... c’est moi... revenez à vous... Mon père... vons me faites peur...
Honoré poussa un soupir douloureux, s’agita et ouvrit les paupières. Il reconnut Antoinette. Ses yeux s’emplirent de larmes et, avec effort, croisant ses doigts comme peur une prière :
— Oh ! ma fille... mon ange, je t’ai accusée,calomniée... pardon ! pardon!
Il se renversa en arrière et perdit connaissance. Au même moment un pas rapide se fit entendre dans l’escalier, et M. de Croix-Mesnil entra.
— Antoinette ! cria-t-il, s’avançant les mains tendues.
— Je vous attendais... dit-elle gravement.
— Mon Dieu ! Est-ce que j’arrive trop tard?... — Non! Car, hélas, nous avons encore beaucoup à souffrir.
Et lui montrant le marquis inanimé :
— Aidez-moi à emporter mon père dans sa chambre...
Tous deux, pieusement, ils soulevèrent entre leurs bras le vieillard qui se plaignait comme un enfant, et, lugubre cortège, descendirent l’escalier de pierre.
IX
Les heures qui, suivirent furent affreuses. Croix- Mesnil se multipliait, mais ne pouvait rassurer An
toinette sur l’état de son père. Le docteur Margueron, parti dès le matin pour une tournée dans les envi
rons, ne vint qu’à sept heures du soir. Il trouva le marquis très agité avec un côté de la face convulsé.
Il prescrivit des sinapismes appliqués aux jambes, et des sangsues à la base du crâne, si la congestion augmentait. Il ne dissimula pas la gravité de la situation, et promit de revenir le lendemain matin.
Installée au chevet de son père avec M. de Croix- Mesnil, la jeune fille passa les heures les plus doulou
reuses de sa vie. Dans l’obscurité de la chambre, elle écoutait la respiration saccadée du malade, entrecou
pée par des paroles sans suite. Assise près de la table éclairée par une lampe, elle regardait douloureuse
ment l’ami dévoué qui, à la première nouvelle du malheur, n’avait pas hésité à accourir. Ils se taisaient tous deux. Navrée jusqu’au fond de l’âme, le corps anéanti, Antoinette était obsédée par des idées désolantes. Elle ne pouvait même pas concentrer uniquement sa préoccupation sur ce pauvre homme qui gé
missait sourdement, en proie à un violent délire.
La moitié d’elle-même s’en allait vers son frère dont le danger moins immédiat était cependant plus grand encore. Quel calvaire elle avait à gravir, la pauvre fille, et combien pesante était sa croix ! Tous ses nerfs étaient détendus, elle se sentait sans force. Sa tête lui paraissait lourde et brûlante : elle eût donné beau
coup pour pleurer. Il lui semblait que, si la source de ses larmes s’était ouverte, elle s’y serait rafraîchie et calmée. Mais ses yeux restaient secs, enfoncés sous ses sourcils, comme tirés à l’intérieur par l’effort de la pensée.
A dix heures, le vieux Bernard entra sur la point du pied, et demanda si on ne voudrait pas soupe Antoinette secoua négativement la tête. Alors Croix Mesnil la supplia de descendre avec lui. Elle n’avait pas mangé depuis le matin, il fallait qu’elle conservât des forces pour soigner son père. Elle se laissa arra
cher la promesse de prendre un potage, mais elle demeura dans la chambre de son malade.
Revenu auprès d’elle, le baron essaya de la soustraire à sa sombre méditation. Il lui parla tout bas, précaution inutile, car le marquis était hors d’état de rien comprendre, et les mots qui frappaient son oreille n’éveillaient plus aucun écho dans son esprit. Le calme de la jeune fille l’efl raya. Il eût préféré la trouver exaltée. Elle raisonnait sur les événements qui venaient de se produire avec une lucidité et un sang-froid ab
solus. Elle n’avait plus aucun espoir et voyait la situation désespérée. Elle interrogea elle-même le baron sur l’effet produit par l’arrestation de Robert. En