fermée dans la solitude et le silence de Clairefont, elle ignorait complètement ce qu’on pensait et ce qu’on disait au dehors. Elle savait seulement parle billet de la tante Isabelle que les journaux avaient divulgué l’affaire.
Du reste, c’est ainsi que Croix-Mesnil avait été informé. Un officier lui avait apporté le Courrier de l Eure, et, avec un affreux saisissement, il avait lu le récit du meurtre et appris l’arrestation du prétendu meurtrier. Il avait aussitôt demandé une permission de vingt-quatre heures et était parti en toute hâte. Les autres journaux du département l’avaient renseigné sur les tendances de l’opinion publique.
Deux courants s’établissaient déjà : l’un favorable à Robert, l’autre contraire. Malheureusement, le second était beaucoup plus puissant que le premier. La pas
sion politique, habilement excitée par les partisans de Carvajan, était en jeu. Les journaux radicaux débordaient d’imprécations lancées contre « les gaietés san
guinaires de ces derniers représentants de la féodalité, qui croyaient pouvoir encore disposer, suivant leur monstrueux caprice, de l’honneur et de la vie des prolétaires ». Chassevent, appelé « vénérable vieillard » et « honnête travailleur», était représenté pleurant, sa fille, appui de sa vieillesse. Le tout se terminait par un chaleureux appel à la fermeté des magis
trats et à la rigueur du jury, car le crime abominable méritait un châtiment exemplaire.
Croix-Mesnil se garda bien de laisser soupçonner à Antoinette ces excitations basses et ces fangeuses
colères. Il ne dit pas non plus qu’au moment de quitter Evreux il avait reçu de son père une dépêche le met
tant en garde contre l’ardeur irréfléchie d’un premier mouvement, et l’engageant à se tenir à l’écart de la famille de Clairefont. « La rupture n’est pas venue de toi, disait le prudent magistrat, profite de la situation qui t’est faite, et ne te compromets pas. Toutes les preuves matérielles accablent le malheureux Robert. Il n’y a pour lui que des présomptions morales, et bien faibles. » Le capitaine mit la dépêche dans sa poche et partit tout courant. Il avait un de ces cœurs simples qui croient ne pas faire assez quand ils ne font pas trop. Antoinette était malheureuse, son frère accusé, calomnié : ce n’était pas le moment de se tenir à l’écart, comme le lui télégraphiait son père, mais bien de se rapprocher. Et il était venu.
L’un près de l’autre, lui très triste, elle bien pâle, ils parlaient tout bas, dans la demi-clarté de la lampe baissée, comme pour la. veillée d’un mourant. Par instants ils s’arrêtaient pour écouter le vieillard qui,
dans son délire, prononçait des phrases menaçantes et riait lugubrement. Les deux jeunes gens entendaient, frissonnant, ces paroles douloureuses, marmot
tées entre les dents serrées, et qui les ramenaient impitoyablement à l’affreuse réalité.
— Carvajan, toujours! C’est lui qui a accusé Robert, n’est-ce pas? demanda Croix-Mesnil.
— M. Malézeau le croit... Et comment pourrionsnous en douter après ce qui s’était passé la veille ? Il s’est vengé d’une façon foudroyante de l’affront que mon frère lui avait infligé... Hélas! nous avons tra
vaillé à notre malheur de nos propres mains, et, en beaucoup de circonstances, nous avons été bien im
prudents... Nous devons accuser nos ennemis, mais,
pour être justes, commençons par nous accuser nousmêmes...
Et, comme une protestation contre cette franchise et cette humilité, la voix sifflante du marquis, s’élevant dans l’ombre de l’alcôve, répétait : Carvajan ! Ah ! ah !
misérable!... Fortune, honneur... tout, tout, excepté mon œuvre !
Alors, pris d’une respectueuse horreur, les deux jeunes gens se taisaient, et, dans le silence, le tic-tac lent et monotone de la pendule marquait la fuite du temps. Trois fois le vieux Bernard revint montrer à la porte de la chambre sa figure inquiète. Le brave homme voulait passer la nuit auprès du lit de son maître. Mais Antoinette le renvoya doucement, lui ordonnant d’aller se coucher, afin d’être dispos le lendemain.
Vers deux heures du matin, elle s’approcha du malade et le regarda attentivement. Son visage était moins crispé, sa respiration plus régulière ; il paraissait plus calme. Elle eut un court moment de joie, et,
soudainement, les larmes, que les plus cruelles angoisses n’avaient pu lui arracher, jaillirent de son
cœur réchauffé par un rayon d’espérance. Elle joignit les mains, se laissa tomber à genoux sur un coussin, et Croix-Mesnil entendit qu’elle priait Dieu de lui conserver son père. Il vint à elle, voulut la relever, l’encourager ; elle lui dit :
— Laissez, cela me fait du bien... J’étouffais... Elle lui montra le marquis.
— Voyez... il me semble qu’il est mieux.,, son agitation a cessé... Si nous pouvions le sauver !.. Je pensais tout à l’heure qu’il serait vraiment trop cruel que Robert ne le revît plus et pût concevoir la pensée que le chagrin a causé sa mort...
— Oui, vous le sauverez, reprit avec émotion le baron, et vous verrez de nouveau le père et le fils réunis sous vos yeux. Les méchants ne triomphent pas toujours, et, quoi qu’on en dise, il y a une Providence...
—Moi, je le crois, dit simplement Antoinette.
Ils demeurèrent pendant quelques minutes auprès du lit à regarder le vieillard, puis Mlle de Clairefont déclara à son compagnon qu’elle désirait rester seule à veiller.
— Si j’ai besoin d’aide, je vous promets de vous faire réveiller, ajouta-t-elle.
Après avoir résisté, Croix-Mesnil se décida à obéii. Le silence s’étendit sur le château, et tout parut dormir. Dans la nuit, une hulotte se plaignait, mélanco
lique, et son chant de mauvais augure ne troublait pas
la jeune fille. Elle y trouvait comme un écho de sa tristesse. N’était-ce donc pas le seul oiseau qui put tourner autour de cette maison vouée au malheur ? Elle resta étendue dans un fauteuil, les yeux fixés sur une facette de la cheminée que la lumière faisait briller, suivant son imagination qui l’emportait bien loin.
Peu à peu elle éprouva une sensation d’allégement comme si son être eût flotté dans l’espace, balancé par des souffles légers; elle ne sentait plus sa fatigue, elle était dégagée de sa douleur, elle voguait dans un bleu charmant et infini. Sa bouche exhala un souffle plus régulier : elle s’était endormie. Ce sommeil dura une grande heure, puis,du fond de son repos, il lui sembla qu’une voix l’appelait. Elle se dressa effrayée et courut au lit du malade. A demi soulevé sur son coude, il ouvrait des yeux troubles et vagues. Elle lui parla doucement; il prit sa main, la serra, comme pour lui
indiquer qu’il la reconnaissait, puis, articulant ses mots avec peine :
— II faudra voir ce jeune homme, ma fille... Il est honnête... C’est lui qui sauvera ton frère...
Elle crut à une hallucination causée par la fièvre, à une conception délirante; elle embrassa le vieillard pour le calmer, et, entrant dans son idée, comme on fait avec un enfant :
— Oui, mon père, oui, reposez-vous... tout ira bien...
Il agita sa tête blanche, leva ses yeux dans lesquels, en cet instant vivait la pensée, et avec un accent qui parut prophétique à Antoinette, il répéta :
— C’est ce jeune homme qui nous sauvera... Il est honnête... Il faut le voir, ma fille...
Il essaya de diriger ses regards sur elle, pour voir si elle était disposée à obéir, mais les muscles de son cou le faisaient souffrir, car sa figure se contracta. Une ombre de démence passa de nouveau sur son visage.
— Il était là tout à l’heure, murmura-t-il, et c’était lui qui te suppliait... Je l’ai bien reconnu...là près des rideaux...
— C’était M. de Croix-Mesnil, mon père.
— Non, fit le malade avec une agitation croissante. Je sais ce que je dis... J’ai ma raison... C’était Pascal Carvajan... C’est lui qui peut sauver ton frère... Promets-moi que tu le verras!... Je n’aurai pas de tranquillité... avant que tu me l’aies promis..
— Reposez donc, mon père, je vous le promets!
Les traits du marquisse détendirent.Il se laissa aller en arrière avec béatitude, et murmura des paroles que la jeune fille ne comprit pas. Quelques instants après, il dormait paisiblement.
Mlle de Clairefont demeura songeuse. Le souvenir de Pascal, brusquement évoqué, lui était revenu tout entier. Son visage énergique et fier était là, devant
elle, et sa bouche s’ouvrait pour lui parler : Elle ne voulait pas l’écouter, elle savait d’avance ce qu’il allait dire. Et, murmure confus et caressant, ses paroles
montaient autour d’elle ainsi qu’une prière. Comment eût-elle pu douter qu’il l’aimât? Tout le lui prouvait, sa muette admiration, son craintif respect, son délicat effacement. Il tremblait en l’apercevant, il pâlissait quand elle, s’éloignait, il eût voulu se mettre à genoux sur son passage, et il avait provoqué Croix-Mesnil
parce qu’il le croyait aimé. Oui, il lui appartenait. Il devait haïr tout ce qui n’était pas elle et ne ser it pas pour elle; il avait horreur des intrigues qu’ourdissait son père, il eût donné son sang pour ne pas exciter l’horreur et n’avait jamais espéré qu’il pût obtenir l’amitié. Oui, il serait un serviteur zélé, un défenseur loyal. Et tout ce qu’elle avait entendu raconter sur Pascal, et qu’elle avait dédaigné, lui revenait à l’esprit : son habileté connue d’homnîe d’affaires, son ta
lent comme avocat, ses luttes contre le despotisme paternel. Et les paroles du marquis résonnaient encore à ses oreilles: C’est lui qui sauvera ton frère !
P. r t utile mystérieuse intuit on le vieillard avait-il été conduit à désigner Pa1 cal comme le sauveur, ôsTble de Robert? Unepuissancesurnatur.il; lui a ait-elle m ntré le jeune homme dans le x ague de son rêve. Il prétendait le reconnaître et il ne l’avait jama s vu.
Quelle \ oix céleste lui a ait soufflé son nom à 1 or ille? Comment, à l’heure décisive, avec une autorité irrésistible, se soulevait-il sur son lit desouffran e pour donner ce hardi conseil? N’était-il pas d 1 devoir d’An
toinette de le suivre? Elle l’avait promis, et, au fond d’elle-même, une secrète espérance naissait déjà. Le salut viendrait de là, peut-être. Par le fils on obtien
drait beaucoup du père. La haine de Carvajan, adoucie par cette capitulation de ses ennemis, allait se calmer.
S’il consentait seulement à rester neutre, à ne plus déchaîner contre eux toutes les mauvaises passions de ses partisans, comme l’horron pourrait prompterr ent s’éclaircir! Robert, lavé de tout soupçon et rendu à la liberté, viendront près du malade dont il hâterait la guérison.
A cette pensée, une exaltation ardente s’empara de la jeune fille. Eh! quoi! elle déli érait quand le résultat heureux était dans ses mains! Un amer sourire crispa ses lèvres. Au prix de quelle humiliation l’ob
tiendrait-elle? Il lui faudrait aller au-deva-1 de Pascal, et le convaincre, et l’implorer. Lui ayant nettement fait comprendre un jour qu’il n’existait pas pour elle, et que d’une Clairefont un Carvajan n’avait à attendre que le mépris, elle devrait se présenter en suppliante, et pleurer devant lui.
Eh tien! ce sera t avec joie. Quel sacrifice lui coûterait pour assurer la délivrance de son frère? D’ailleurs, n’avait-elle pas à expier ? N’était-elle pas res
ponsable d’une part de leur malheur commun ? Elle s’était montrée dédaigneuse et hautaine : elle accepta le sacrifice de son orgueil, et s’apprêta à l’offrir comme un tribut à leur ennemi. Elle s’adresserait à Carvajan lui-même, s’il le fallait ; elle affronterait le monstre, elle lui demanderait pardon de l’avoir chassé, cl lui donnerait la joie d’un triomphe complet.
Le jour la trouva dans ces di positions. Son parti était pris, elle ne devait plus faiblir. Elle cherchait seulement un moyen d’arriver jusqu’à Pascal. El e s’en rapporta au hasard. Vers sept heures, Croix- Mesnil vint la rejoindre. Le vieillard était plongé maintenant dans une torpeur lourde, il ne parlait plus, et respirait fortement. Cédant aux supplications de son ami, Antoinette consentit à lui laisser la garde
du malade. Elle entra dans sa chambre, rafraîchit son visage, et se jeta sur son lit pour quelques instants.
A neuf heures, comme elle finissait de s’habiller, le vieux Bernard gratta à la porte et lui annonça que le docteur Margueron était arrivé, amenant avec lui maître Malézeau. La jeune fille les trouva au chevet de son père. Toutes les fenê.res, par ordre du médecin, avaient été ouvertes. L’air et la lumière entraient à flots, et le marquis s’en était montré ranimé. II avait les yeux ouverts et manifestait quelques symptômes de connaissance. La fièvre était tombée, mais il y avait un peu de paralysie du côté gauche. Antoinette trouva le docteur beaucoup plus rassuré et expliquant à Malézeau que son malade avait eu un transport au cerveau qui semblait en bonne voie de guérison.
— Il ne faut pas le fatiguer, dit-il, et surtout qu’on