Nous attendrons d’avoir vu à loisir le Salon nouveau pour porter sur lui un jugement d ensemble. Le temps nous manquerait en ce moment pour une étude approfondie; nous sommes aujourd’hui un visiteur de la première heure, désireux avant tout de satis
faire sa curiosité, pressé de jeter un coup d’œil rapide sur les œuvres les plus intéressantes, volontairement indifférent aux théories esthétiques et aux critiques détaillées : des faits tout d’abord ; à plus tard des conclusions.
Une remarque se présentera pourtant à l’esprit, dès qu’on aura parcouru les salles du Palais des Champs- Elysées : jamais, ce nous semble, on n’y avait vu un tel nombre de toiles de grandes dimensions. Peutêtre n’est-ce là que l’effet d’un pur hasard dépourvu d’intérêt; l’observation cependant vaut d’être notée, il nous paraît difficile de ne pas nous y arrêter, et sans vouloir en déduire des affirmations trop absolues, nous ne serions pas surpris que cette tendance encore un peu vague fût le premier signe d’un mouvement destiné à produire de sérieux résultats.
Sans doute qui dit grand tableau ne dit pas forcément grande peinture : Part se soucie peu des mètres carrés ; il est incontestable pourtant qu’en abordant de vastes compositions, l’artiste se crée à lui-même des obligations qui ne peuvent que profiter à ses progrès ; à peindre des héros ou seulement des personnages de grandeur naturelle, il s’interdit l’improvisa
tion exécutée sans l’aide du modèle vivant, en même temps qu’à représenter des scènes où l’homme joue le principal rôle, il s’accoutume à élever son idéal et à ne point concevoir de sujets qui ne soient l’expression d’une pensée.
A ce point de vue donc nous constatons volontiers ce semblant d’effort pour sortir de l’anecdote et de la banalité facile : la crise qui sévit si durement sur le commerce des tableaux aura fait plus de mal aux peintres qu’à la peinture si elle empêche des hommes de talent de se laisser entraîner sur une pente pleine de périls et les amène à se rappeler que l’art ne vit pas seulement de profits matériels, — qu’il en meurt même souvent, bien plus qu’il n’en vit.
*
* *
Ce n’est pas, disons-le tout de suite, dans les œuvres d’inspiration religieuse que nous trouverons beaucoup d’arguments à l’appui de nos réflexions; l’Etat, nous dit-on, n’en achète plus, et à de rares exceptions près, laisse aux fabriques et aux communautés le soin de pourvoir à la décoration de leurs églises et de leurs chapelles. Est-ce à cette abstention administrative qu’il faut attribuer l’abandon presque complet d’un genre qui compta tant de fidèles? Nous ne savons : ce qui est certain, c’est que le tableau religieux est devenu une rareté; encore les quelques artistes qui cher
chent leurs sujets dans l’Evangile ou dans la vie des saints les traitent-ils avec un sentiment personnel et une sorte de préoccupation de modernité qui en altèrent profondément le caractère sacré.
M. Bouguereau doit être cité en tête de ceux qui n’éprouvent pas le besoin de renouveler la tradition et qui reprennent volontiers les sujets tant de fois
traités par les maîtres, sans y chercher autre chose qu’un prétexte à groupement de personnages. Il expose,
cette année, un grand dyptique comprenant, d’un côté l’Adoration des mages, et de l’autre l’Adoration des bergers, en d’autres termes, l’adoration de l’Enfant Jésus par les riches et par les pauvres. Dans le pre
mier compartiment, la Vierge est assise, tenant sur ses genoux le divin bambino dont la main précoce bénit ses adorateurs; ceux-ci, prosternés dans l’attitude du respect, lui présentent l’encens et la myrrhe; leurs têtes sont ceintes du bandeau royal ; derrière eux, la foule des serviteurs, portant les riches présents; sur la gauche, Saint-Joseph debout semble étonné de tant d’honneurs et se confond humblement en remerciements pour tous ces hommages qui ne s’adressent pas à lui ; dans le fond, on aperçoit le ciel bleu de l’Orient sur lequel se détache la blancheur éclatante des maisons et des palais. Le second tableau est, comme il convenait, d’une vérité plus humaine et plus familière, nous al
lions dire plus vulgaire, si une telle épithète pouvait jamais s’appliquer sans malsonnance à la facture tou
jours si soignée, si distinguée, si aristocratique de M. Bouguereau : ici l’Enfant-Dieu ne bénit plus, il est modestement couché dans sa crèche, les yeux encore fermés, et sa mère, assise à côté de lui, écarte délica
tement le lange qui le recouvre pour le mieux faire admirer aux spectateurs qui l’entourent; ceux-ci, de
bout, accroupis ou agenouillés, admirent bien plus qu’ils n’adorent; les uns sont vus de profil, d’autres de face ou de trois quarts ; le peintre s’est appliqué à varier le plus possible les attitudes et les physio
nomies, trouvant là l’occasion de déployer toutes les adresses de ce dessin correct et sûr de soi qui est comme sa signature. Saint-Joseph est au fond qui con
temple la scène, d’un regard quelque peu surpris. A
l’inverse de l’autre compartiment où les fonds étaient pleins de lumière, c’est ici au centre qu’est toute la clarté de la composition, se dégageant de l’enfant en
dormi pour illuminer tout autour de lui ; ce contraste
dans le parti-pris d’éclairage contribue à faire valoir l’un par l’autre les deux tableaux réunis dans un même cadre. La religion, comme on voit, est bien plus ici dans le sujet que dans l’inspiration de celui qui l’a traité avec son habileté accoutumée ; vainement on y chercherait une faute, vainement aussi l’ombre d’une émotion.
Quel autre art que celui de M. Merson ! Et comme l’artiste délicat qu’il est apparaît dès le premier re
gard jeté sur sa toile ! Ce n’est pas lui qui reprendra des sujets connus, ou du moins s’il semble les reprendre, comme il a vite fait de les transformer par le sen
timent qu’il y met, par la grâce simple et touchante à laquelle on reconnaît son moindre coup de pinceau !
C’est dans un Noël populaire qu’il a pris son thème ; les vers en sont trop peu connus et surtout d’une naï
veté trop exquise, pour que nous résistions au plaisir de les citer. Saint Joseph et la Sainte-Vierge arrivent à Bethléem, après la tombée de la nuit ; écoutez le dialogue :
St-Joseph
Passons par l’autre rue, La cour est vis-à-vis ;
Tout devant notre vue Je vois un grand logis.
La S te Vierge
Allez-y seul, de grâce,
Je ne puis plus marcher ; Je me trouve si lasse
Que je ne puis plus chercher.
St-Joseph
Ma bonne et chère dame, Dites, n’auriez-vous point De quoi loger ma femme Dans quelque petit coin ?
L’hôtesse
Les gens de votre sorte Ne logent pas céans : Allez à l’autre porte,
C’est pour les pauvres gens !
On devine la scène, que M. Merson a scrupuleusement reproduite : c’est dans la longue rue en pente d’un village qu’il l’a placée; St-Joseph a monté les marches du perron de pierre et parlemente avec l’hôtesse; celle-ci passe sa tête à la fenêtre pour lui ré
pondre; une lumière chaude, celle de quelque foyer bien flambant, s’échappe del’intérieur; au loin, quelques petites taches rouges se détachent sur l’ombre des maisons; des chiens qui aboient achèvent de donner toute sa vérité au tableau, tandis qu’au milieu de la rue la Vierge, sentant les premières douleurs, tombe de fatigue, dans un mouvement admirable d’abandon et de simplicité souffrante; « l’obscure clarté qui tombe des étoiles » donne un relief plein de douceur aux personnages qu’elle enveloppe dans des gris d’une tonalité charmante. L’œuvre est fine et émue, presque tendre; elle sera un des succès du Salon.
La Vierge, de M. Dagnan, est d’une inspiration plus moderne % nous sommes dans l’atelier du char
pentier; les outils, rabots, ciseaux, sont épars sur l’établi, au milieu des copeaux ; au premier plan, la Vierge est assise, donnant le sein à l’enfant, sur lequel elle a rabattu un pli de son manteau ; sous la coiffe blanche qui cache ses cheveux ressortent les lignes d’un visage ovale, au type très pur, où transparaît le sentiment des souffrances et des joies maternelles; les reflets de l’auréole sur le manteau suffisent à accuser nettement l’idée divine et à donner au tableau son caractère; il n’en est pas moins très humain parla conception et l’arrangement des divers détails; la Vierge, mère du Christ, n’est pour M. Dagnan qu’un symbole de l’éternelle maternité qui se résume et se synthétise en elle; on s’arrêtera volontiers, en quittant celle de M. Merson, devant cette figure d’une réalité à la fois si vraie et si touchante; nous ne croyons pas pouvoir lui adresser de plus sincère éloge.
« St-Julien se retira sur le bord d’un fleuve large et dangereux, et ayant trouvé un bateau échoué, il
passait les malheureux et les secourait... Les misérables le connaissaient bien, et ils nommaient sa barque la barque de misère : » tel est le récit qui a servi de point de départ à M. Dawant pour sa Barque de St-Julien l’Hospitalier. Ici, nous nous éloignons en
core davantage de l’ancien tableau de sainteté : la barque traverse dans sa largeur un vaste estuaire au courant rapide et aux eaux légèrement moutonnantes; fortement campé sur ses jambes à l’arrière du bateau,
le Saint godille avec vigueur; à côté de lui, un panier de légumes, carottes et choux, dont les rouges accen
tués et les verts francs font vibrer les verts faux de l’eau verdâtre; assis dans le fond, un boîteux demi-nu qui tient sa béquille, faisant face à un misérable loque
teux à la physionomie abrutie; à l’avant, une pauvre vieille, avec sa petite fille appuyée sur elle, la tête couverte d’un grand foulard rouge qui jette sa note chantante sur l’uniformité grise de la droite de la toile; enfin, un bateau bien vieux, bien primitif et bien usé; puis des rives riantes formant de belles lignes à l’hori
zon, dans les lointains duquel va se perdre la rivière. Impossible d’imaginer des personnages plus vrais : si
le Saint n’était pas nimbé, nous pourrions nous croire en présence d’un passeur quelconque, peu fortuné quant au choix de ses clients; mais ce qui doit surtout avoir intéressé M. Dawant, et ce que nous prisons particulièrement dans son œuvre, c’est l’heureuse recherche de ce fameux plein air qui est devenu à la mode et dont trop peu de peintres ont su éviter les périls; ici au moins, si le parti-pris est franc et bien évident, la vérité du modelé ne lui est point sacrifiée, et les figures s’enlèvent sur le fond sans ressembler pour cela à des découpures de lanterne magique; l’ar
tiste a rendu avec un rare bonheur l’air ambiant, cet air vif et frais qui semble courir à la surface des rivières : c’est du plein air d’excellent aloi ; la trouvaille est trop rare pour que nous manquions de la signaler.
Faut-il encore compter dans la peinture religieuse la Pdque juive deM. Henri Lévy? Nous ne voudrions
scandaliser personne : l’hésitation cependant ne nous est pas permise, et pour laïque que soit la cérémonie, la profondeur de conviction, la gravité douce et ré
fléchie, la sincérité surtout qu’elle respire en font une œuvre de foi par excellence. Que de souvenirs, d’ail
leurs, dans cet anniversaire solennel, qui est à la fois la fête de la religion, celle de la race et celle de la famille ! On sait en quoi elle consiste : rien que la bénédiction des pains azimes au repas du soir qui inaugure les fêtes commémoratives de la sortie d’Egypte ; l’Opéra nous la représente dans la Juive d’Halévy ; c’est toujours, avec le Christ et les apôtres en moins, l’éternelle scène évangélique qui ne fut jamais autre chose, au point de vue historique, que la communion par le pain et le vin selon la loi de Moïse. La tradition en est encore fidèlement observée dans nombre de familles israélites; M. Henry Lévy cependant, afin de ne rien enlever à sa composition de son caractère de généralité historique, a préféré la placer à une époque indéterminée, à .ce qu’il no s semble,ou tout au moins à deux siècles de distance du nôtre ; il a d’autant mieux fait que c’était un moyen d’éviter les vulgarités du costume contemporain qui ne pouvait, en un tel sujet, que rapetisser l’impression.
Sous la lampe qui éclaire la grande table, enfants et petits-enfants sont rassemblés autour du chef de fa
mille; celui-ci rompt le pain sans levain en prononçant la prière consacrée : « Voici le pain de misère que nos pères ont mangé en Egypte. Que celui qui a faim
vienne et mange avec nous ; que l’indigent et l’exilé viennent, et célèbrent la Pâques avec nous ! » Conformément aux formes traditionnelles et symboli
ques, l’artiste a laissé à la gauche du chef de la famille un siège vide et un verre rempli de vin, qui attendent le Prophète, président mystérieux de la réu
nion ; des étrangers, vus de dos, font face au trône de l’aïeul et au siège du prophète ; à droite et à gauche sont assis les membres de la famille, y compris quatre entants caractérisés par l’Ecriture, le sage, l’innocent, le simple et le sceptique; la jeune fille de la maison,
tenant le bassin et l’aiguière aux ablutions, est debout à côté du grand-père. Tel est, succinctement résumé, le beau tableau de l’auteur du Triomphe de Charle
magne qu’on a si justement loué à cette place, il y a deux ans ; ce qui ne peut se rendre, c’est l’intensité du sentiment qui se dégage de toute la scène, c’est l’heureux choix des types, depuis celui de l’aïeul, cons
cient de la gravité de la cérémonie jusqu’à celui de la jeune fille, qui fait involontairement songer aux Canéphoresdu Parthénon, ce sont surtout ces effets d’om
bre et de lumière, où triomphe M. Henri Lévy, qui est peut-être, parmi nos peintres d’histoire, le premier de nos coloristes, qui a surtout l’incomparable mérite, — qu’on apprécie en sortant de l’exposition de Delacroix — de ne jamais sacrifier à la couleur les lois
SALON DE 1885
faire sa curiosité, pressé de jeter un coup d’œil rapide sur les œuvres les plus intéressantes, volontairement indifférent aux théories esthétiques et aux critiques détaillées : des faits tout d’abord ; à plus tard des conclusions.
Une remarque se présentera pourtant à l’esprit, dès qu’on aura parcouru les salles du Palais des Champs- Elysées : jamais, ce nous semble, on n’y avait vu un tel nombre de toiles de grandes dimensions. Peutêtre n’est-ce là que l’effet d’un pur hasard dépourvu d’intérêt; l’observation cependant vaut d’être notée, il nous paraît difficile de ne pas nous y arrêter, et sans vouloir en déduire des affirmations trop absolues, nous ne serions pas surpris que cette tendance encore un peu vague fût le premier signe d’un mouvement destiné à produire de sérieux résultats.
Sans doute qui dit grand tableau ne dit pas forcément grande peinture : Part se soucie peu des mètres carrés ; il est incontestable pourtant qu’en abordant de vastes compositions, l’artiste se crée à lui-même des obligations qui ne peuvent que profiter à ses progrès ; à peindre des héros ou seulement des personnages de grandeur naturelle, il s’interdit l’improvisa
tion exécutée sans l’aide du modèle vivant, en même temps qu’à représenter des scènes où l’homme joue le principal rôle, il s’accoutume à élever son idéal et à ne point concevoir de sujets qui ne soient l’expression d’une pensée.
A ce point de vue donc nous constatons volontiers ce semblant d’effort pour sortir de l’anecdote et de la banalité facile : la crise qui sévit si durement sur le commerce des tableaux aura fait plus de mal aux peintres qu’à la peinture si elle empêche des hommes de talent de se laisser entraîner sur une pente pleine de périls et les amène à se rappeler que l’art ne vit pas seulement de profits matériels, — qu’il en meurt même souvent, bien plus qu’il n’en vit.
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Ce n’est pas, disons-le tout de suite, dans les œuvres d’inspiration religieuse que nous trouverons beaucoup d’arguments à l’appui de nos réflexions; l’Etat, nous dit-on, n’en achète plus, et à de rares exceptions près, laisse aux fabriques et aux communautés le soin de pourvoir à la décoration de leurs églises et de leurs chapelles. Est-ce à cette abstention administrative qu’il faut attribuer l’abandon presque complet d’un genre qui compta tant de fidèles? Nous ne savons : ce qui est certain, c’est que le tableau religieux est devenu une rareté; encore les quelques artistes qui cher
chent leurs sujets dans l’Evangile ou dans la vie des saints les traitent-ils avec un sentiment personnel et une sorte de préoccupation de modernité qui en altèrent profondément le caractère sacré.
M. Bouguereau doit être cité en tête de ceux qui n’éprouvent pas le besoin de renouveler la tradition et qui reprennent volontiers les sujets tant de fois
traités par les maîtres, sans y chercher autre chose qu’un prétexte à groupement de personnages. Il expose,
cette année, un grand dyptique comprenant, d’un côté l’Adoration des mages, et de l’autre l’Adoration des bergers, en d’autres termes, l’adoration de l’Enfant Jésus par les riches et par les pauvres. Dans le pre
mier compartiment, la Vierge est assise, tenant sur ses genoux le divin bambino dont la main précoce bénit ses adorateurs; ceux-ci, prosternés dans l’attitude du respect, lui présentent l’encens et la myrrhe; leurs têtes sont ceintes du bandeau royal ; derrière eux, la foule des serviteurs, portant les riches présents; sur la gauche, Saint-Joseph debout semble étonné de tant d’honneurs et se confond humblement en remerciements pour tous ces hommages qui ne s’adressent pas à lui ; dans le fond, on aperçoit le ciel bleu de l’Orient sur lequel se détache la blancheur éclatante des maisons et des palais. Le second tableau est, comme il convenait, d’une vérité plus humaine et plus familière, nous al
lions dire plus vulgaire, si une telle épithète pouvait jamais s’appliquer sans malsonnance à la facture tou
jours si soignée, si distinguée, si aristocratique de M. Bouguereau : ici l’Enfant-Dieu ne bénit plus, il est modestement couché dans sa crèche, les yeux encore fermés, et sa mère, assise à côté de lui, écarte délica
tement le lange qui le recouvre pour le mieux faire admirer aux spectateurs qui l’entourent; ceux-ci, de
bout, accroupis ou agenouillés, admirent bien plus qu’ils n’adorent; les uns sont vus de profil, d’autres de face ou de trois quarts ; le peintre s’est appliqué à varier le plus possible les attitudes et les physio
nomies, trouvant là l’occasion de déployer toutes les adresses de ce dessin correct et sûr de soi qui est comme sa signature. Saint-Joseph est au fond qui con
temple la scène, d’un regard quelque peu surpris. A
l’inverse de l’autre compartiment où les fonds étaient pleins de lumière, c’est ici au centre qu’est toute la clarté de la composition, se dégageant de l’enfant en
dormi pour illuminer tout autour de lui ; ce contraste
dans le parti-pris d’éclairage contribue à faire valoir l’un par l’autre les deux tableaux réunis dans un même cadre. La religion, comme on voit, est bien plus ici dans le sujet que dans l’inspiration de celui qui l’a traité avec son habileté accoutumée ; vainement on y chercherait une faute, vainement aussi l’ombre d’une émotion.
Quel autre art que celui de M. Merson ! Et comme l’artiste délicat qu’il est apparaît dès le premier re
gard jeté sur sa toile ! Ce n’est pas lui qui reprendra des sujets connus, ou du moins s’il semble les reprendre, comme il a vite fait de les transformer par le sen
timent qu’il y met, par la grâce simple et touchante à laquelle on reconnaît son moindre coup de pinceau !
C’est dans un Noël populaire qu’il a pris son thème ; les vers en sont trop peu connus et surtout d’une naï
veté trop exquise, pour que nous résistions au plaisir de les citer. Saint Joseph et la Sainte-Vierge arrivent à Bethléem, après la tombée de la nuit ; écoutez le dialogue :
St-Joseph
Passons par l’autre rue, La cour est vis-à-vis ;
Tout devant notre vue Je vois un grand logis.
La S te Vierge
Allez-y seul, de grâce,
Je ne puis plus marcher ; Je me trouve si lasse
Que je ne puis plus chercher.
St-Joseph
Ma bonne et chère dame, Dites, n’auriez-vous point De quoi loger ma femme Dans quelque petit coin ?
L’hôtesse
Les gens de votre sorte Ne logent pas céans : Allez à l’autre porte,
C’est pour les pauvres gens !
On devine la scène, que M. Merson a scrupuleusement reproduite : c’est dans la longue rue en pente d’un village qu’il l’a placée; St-Joseph a monté les marches du perron de pierre et parlemente avec l’hôtesse; celle-ci passe sa tête à la fenêtre pour lui ré
pondre; une lumière chaude, celle de quelque foyer bien flambant, s’échappe del’intérieur; au loin, quelques petites taches rouges se détachent sur l’ombre des maisons; des chiens qui aboient achèvent de donner toute sa vérité au tableau, tandis qu’au milieu de la rue la Vierge, sentant les premières douleurs, tombe de fatigue, dans un mouvement admirable d’abandon et de simplicité souffrante; « l’obscure clarté qui tombe des étoiles » donne un relief plein de douceur aux personnages qu’elle enveloppe dans des gris d’une tonalité charmante. L’œuvre est fine et émue, presque tendre; elle sera un des succès du Salon.
La Vierge, de M. Dagnan, est d’une inspiration plus moderne % nous sommes dans l’atelier du char
pentier; les outils, rabots, ciseaux, sont épars sur l’établi, au milieu des copeaux ; au premier plan, la Vierge est assise, donnant le sein à l’enfant, sur lequel elle a rabattu un pli de son manteau ; sous la coiffe blanche qui cache ses cheveux ressortent les lignes d’un visage ovale, au type très pur, où transparaît le sentiment des souffrances et des joies maternelles; les reflets de l’auréole sur le manteau suffisent à accuser nettement l’idée divine et à donner au tableau son caractère; il n’en est pas moins très humain parla conception et l’arrangement des divers détails; la Vierge, mère du Christ, n’est pour M. Dagnan qu’un symbole de l’éternelle maternité qui se résume et se synthétise en elle; on s’arrêtera volontiers, en quittant celle de M. Merson, devant cette figure d’une réalité à la fois si vraie et si touchante; nous ne croyons pas pouvoir lui adresser de plus sincère éloge.
« St-Julien se retira sur le bord d’un fleuve large et dangereux, et ayant trouvé un bateau échoué, il
passait les malheureux et les secourait... Les misérables le connaissaient bien, et ils nommaient sa barque la barque de misère : » tel est le récit qui a servi de point de départ à M. Dawant pour sa Barque de St-Julien l’Hospitalier. Ici, nous nous éloignons en
core davantage de l’ancien tableau de sainteté : la barque traverse dans sa largeur un vaste estuaire au courant rapide et aux eaux légèrement moutonnantes; fortement campé sur ses jambes à l’arrière du bateau,
le Saint godille avec vigueur; à côté de lui, un panier de légumes, carottes et choux, dont les rouges accen
tués et les verts francs font vibrer les verts faux de l’eau verdâtre; assis dans le fond, un boîteux demi-nu qui tient sa béquille, faisant face à un misérable loque
teux à la physionomie abrutie; à l’avant, une pauvre vieille, avec sa petite fille appuyée sur elle, la tête couverte d’un grand foulard rouge qui jette sa note chantante sur l’uniformité grise de la droite de la toile; enfin, un bateau bien vieux, bien primitif et bien usé; puis des rives riantes formant de belles lignes à l’hori
zon, dans les lointains duquel va se perdre la rivière. Impossible d’imaginer des personnages plus vrais : si
le Saint n’était pas nimbé, nous pourrions nous croire en présence d’un passeur quelconque, peu fortuné quant au choix de ses clients; mais ce qui doit surtout avoir intéressé M. Dawant, et ce que nous prisons particulièrement dans son œuvre, c’est l’heureuse recherche de ce fameux plein air qui est devenu à la mode et dont trop peu de peintres ont su éviter les périls; ici au moins, si le parti-pris est franc et bien évident, la vérité du modelé ne lui est point sacrifiée, et les figures s’enlèvent sur le fond sans ressembler pour cela à des découpures de lanterne magique; l’ar
tiste a rendu avec un rare bonheur l’air ambiant, cet air vif et frais qui semble courir à la surface des rivières : c’est du plein air d’excellent aloi ; la trouvaille est trop rare pour que nous manquions de la signaler.
Faut-il encore compter dans la peinture religieuse la Pdque juive deM. Henri Lévy? Nous ne voudrions
scandaliser personne : l’hésitation cependant ne nous est pas permise, et pour laïque que soit la cérémonie, la profondeur de conviction, la gravité douce et ré
fléchie, la sincérité surtout qu’elle respire en font une œuvre de foi par excellence. Que de souvenirs, d’ail
leurs, dans cet anniversaire solennel, qui est à la fois la fête de la religion, celle de la race et celle de la famille ! On sait en quoi elle consiste : rien que la bénédiction des pains azimes au repas du soir qui inaugure les fêtes commémoratives de la sortie d’Egypte ; l’Opéra nous la représente dans la Juive d’Halévy ; c’est toujours, avec le Christ et les apôtres en moins, l’éternelle scène évangélique qui ne fut jamais autre chose, au point de vue historique, que la communion par le pain et le vin selon la loi de Moïse. La tradition en est encore fidèlement observée dans nombre de familles israélites; M. Henry Lévy cependant, afin de ne rien enlever à sa composition de son caractère de généralité historique, a préféré la placer à une époque indéterminée, à .ce qu’il no s semble,ou tout au moins à deux siècles de distance du nôtre ; il a d’autant mieux fait que c’était un moyen d’éviter les vulgarités du costume contemporain qui ne pouvait, en un tel sujet, que rapetisser l’impression.
Sous la lampe qui éclaire la grande table, enfants et petits-enfants sont rassemblés autour du chef de fa
mille; celui-ci rompt le pain sans levain en prononçant la prière consacrée : « Voici le pain de misère que nos pères ont mangé en Egypte. Que celui qui a faim
vienne et mange avec nous ; que l’indigent et l’exilé viennent, et célèbrent la Pâques avec nous ! » Conformément aux formes traditionnelles et symboli
ques, l’artiste a laissé à la gauche du chef de la famille un siège vide et un verre rempli de vin, qui attendent le Prophète, président mystérieux de la réu
nion ; des étrangers, vus de dos, font face au trône de l’aïeul et au siège du prophète ; à droite et à gauche sont assis les membres de la famille, y compris quatre entants caractérisés par l’Ecriture, le sage, l’innocent, le simple et le sceptique; la jeune fille de la maison,
tenant le bassin et l’aiguière aux ablutions, est debout à côté du grand-père. Tel est, succinctement résumé, le beau tableau de l’auteur du Triomphe de Charle
magne qu’on a si justement loué à cette place, il y a deux ans ; ce qui ne peut se rendre, c’est l’intensité du sentiment qui se dégage de toute la scène, c’est l’heureux choix des types, depuis celui de l’aïeul, cons
cient de la gravité de la cérémonie jusqu’à celui de la jeune fille, qui fait involontairement songer aux Canéphoresdu Parthénon, ce sont surtout ces effets d’om
bre et de lumière, où triomphe M. Henri Lévy, qui est peut-être, parmi nos peintres d’histoire, le premier de nos coloristes, qui a surtout l’incomparable mérite, — qu’on apprécie en sortant de l’exposition de Delacroix — de ne jamais sacrifier à la couleur les lois
SALON DE 1885