du dessin ou les exigences logiques de la composition.
Le Martyre de Saint-Denis, de M. Bonnat, est une sorte de transition entre la peinture religieuse et la peinture d’histoire; nous n’avons pas à décrire lon
guement le tableau dont on trouvera plus loin la reproduction; M. Bonnat, qui, dans ces dernières années, s’était surtout consacré aux portraits, a très habilement esquivé les difficultés d’un sujet qui fut si aisément tombé dans la charge; le Saint qui ramasse sa tête est parfait; l’étoile de feu qui jaillit audessus de lui est admirablement imaginée pour carac
tériser le côté surnaturel de la scène et esquiver l’obligation de montrer avec trop de précision le mou
vement de ce tronc qui marche. L’ange qui plane, ap
portant la palme et la couronne du martyre, se relie bien à l’ensemble de la composition qui marquera l’apogée du talent de M. Bonnat et demeurera son œuvre la plus complète.
Si la peinture religieuse ne compte plus que de rares adeptes, que dirons-nous de la mythologie ? On en a vraiment assez de toutes les friperies du vieil Olympe, et c’est un devoir pour la critique d’encou
rager les jeunes gens à être de leur temps et à peindre ce qu’ils ont sous les yeux. Le seul avantage des su
jets empruntés à l’antiquité héroïque, c’est d être un prétexte à des études de nu, auxquelles se prêteraient malaisément les représentations de scènes contempo
raines : heureux ceux qui de bonne heure se sont nourris de ce « pain des forts », comme l’appelait Edmond About ! Ils en ressentiront pendant toute leur carrière la salutaire influence.
C’est en nous plaçant à ce point de vue que nous louerons un certain nombre d ouvrages signés, les uns, de peintres encore peu connus, à qui il faut savoir gré de ne pas se presser de se jeter dans l’art facile et lucratif, 1er, autres, d’artistes déjà célèbres, qui cher
chent, dans ce retour vers la grande et solide pein
ture, l’occasion de reprendre de nouvelles forces ou d’affirmer leur maëstria. Parmi ces derniers, voici M. Bouguereau, avec Byblis changée en source, qui
charmera les admirateurs d’un dessin impeccable, en même temps que les appréciateurs d’un modelé savant et délicat ; M. Tony-Robert Fleury, dont la Lèda, vi
goureusement enlevée sur un fond de paysage sombre, reçoit les reflets de la pleine lumière suries blancheurs de son corps aux lignes souples et élégantes; M. Falguière, le maître statuaire, qui expose un ravissant groupe d’Acis et Galalée : le couple amoureux est assis dans l’herbe, s’exerçant à jouer de la flûte, bril
lant d’innocence et de jeunesse, quand ils entendent soudain Polyphème, à la poursuite de la nymphe de la mer ; la terreur subite des deux amants est rendue avec une simplicité pleine de naturel ; rien de joli comme le mouvement de Galatée étendant la main sur l’épaule du berger.
Plus loin, c’est une étude de femme couchée, par M. Rosset-Granger, un jeune, pour qui chaque Salon marque un nouveau progrès; le Lion amoureux, de M. Weisz, qui a imaginé de nous montrer le roi des animaux se caressant aux bras de quelque nymphe du désert, assise sur la draperie qu’elle a laissé retomber; la Dernière coupe, de M. Janet, qui appuie sur un ro
cher la bacchante enivrée ; une Circé, de M. Chassaignac, qui a surtout cherché la finesse et la distinction;
la Magclalenci, de M. Feyen-Perrin, couchée au bord d’une rivière sur un voile rouge qui torme une tran
sition étrange entre la verdure du gazon et les tons légèrement rosés de ses formes opulentes ; Zuleika, la fiancée d’Abydos, de M. Aviat, indolemment étendue sur des tapis d’Orient; une Baigneuse, de M. Victor Gilbert, l’auteur du Marché parisien, dont nous parlerons plus loin, qui a donné un bon exemple en expe
sant, à côté d’une peinture essentiellement moderne, une œuvre d’un ordre tout différent, appelée également à un franc succès.
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Nombre d’autres seraient encore à citer : nous y reviendrons; comme nous le disions en commençant,
il faut bien, en ce premier jour, nous contenter d’un aperçu sommaire. Aussi bien ne sommes-nous encore qu’au début de notre revue, et avons-nous la pers
pective de longues énumérations, si nous voulons parler un peu sérieusement de ce qu’on est convenu d’appeler la peinture décorative et la peinture d’histoire.
Pour la première, un élément important d’appréciation nous fait défaut, nous voulons parler de la connaissance précise des destinations qui attendent cha
que ouvrage. Il est bien évident que chaque artiste a dû, avant d’adopter tel ou tel parti, se demander quelle était la nature de l’édifice où sa composition devait
prendre place, dans quel sens et aussi dans quelle mesure elle serait éclairée, dans quel ensemble archi
tectural elle entrerait... Les questions, à se poser, en
ce cas, sont multiples : tout le monde comprendra, par exemple, qu’un même sujet doit être traité de façon bien diverse, suivant qu’il doit orner les murailles d’une salle de mariage fréquentée seulement pendant le jour, ou décorer les panneaux d’une salle de fêtes qui ne s’ouvrira que le soir et ne recevra jamais la lumière du soleil. De là, des difficultés complexes d’appréciation qui rendent à peu près impossible pour le visiteur du Salon un jugement précis et définitif;
de là, par suite, pour la critique, une obligation de grande réserve et d’extrême circonspection.
Prenons, pour commencer, l Automne, de M. Puvis de Chavannes, un maître du grand art décoratif : deux jeunes femmes debout qui cueillent des fruits, une troisième, plus âgée,le visage calme sous ses bandeaux d’argent, qui est assise près d’elles et les con
temple d’un œil maternel, voilà tout le tableau, qui est d’un charme exquis et pénétrant, comme tout ce que signe l’auteur du ProPatrici ludus, mais sur lequel il nous manque des données plus complètes pour l’ap
précier à sa véritable valeur; nous ne serions pas surpris, d’ailleurs, que cette petite toile, qui n’a pas un mètre carré, ne fût qu’un simple tableau de chevalet, peint stns préoccupation de destination spé
ciale ; il nous a rappelé, par sa composition, son frère aîné du Salon de 1864, qui figure aujourd’hui, si nous
ne nous trompons, au Musée de Lyon. Voilà, si notre hypothèse est exacte, une occasion toute trouvée, pour un Musée de province ou pour un amateur, de posséder quelque cho e de cet artiste « des grandes épo
ques », comine l’appelait M. le marquis de Chennevières.
L Apothéose de Duguesclin, de M. Brunet, appellerait bien des observations ; mais que dire d’un plafond, c’est-à-dire d’une peinture faite pour être vue d’en bas, que nous sommes obligés de regarder de face ? C’est en place qu’elle pourra être jugée ; nous ne pouvons, quant à présent, que rendre hommage aux qua
lités d’arrangement et de mouvement qu’elle dénote. Il serait cependant bien facile, ce nous semble, d’ex
poser, tels qu’ils doivent être vus, les plafonds envoyés au Salon ; l’équité le commande et ce ne serait certes pas l’espace qui manquerait ; il n’y aurait pas d’en
combrement à redouter. L’essai a été tenté au Salon des Arts Décoratifs; il y avait donné d’excellents résultats.
De même encore, on se demande où doit aller le Droit moderne de M. Landelle : telle qu’elle nous apparaît, du moins, cette grande composition est bien
agencée et sagement pondérée, la figure de la Loi pyramide sans exagération, dominant celle de la Justice, moins majestueusement olympienne, heureu
sement complétée par les deux personnages dont l’un
est sans doute un magistrat et dont l’autre porte à sa main la déclaration des droits de l’homme; les deux enfants qui remplissent le bas de la toile, au premier plan, épellent une inscription gravée sur un cartouche pas de droits sans devoirs; c’est d’une saine philoso
phie, et nous souhaiterions de voir une si belle maxime imprimée en lettres d’or dans toutes les salles de vote ;
néanmoins, on se demande si toutes ces inscriptions ne rendent pas la peinture un peu bien littéraire et si elle ne gagnerait pas à s’expliquer avec moins de se
cours. La partie supérieure est occupée par une figure volante qui vient de briser des chaînes et qui est d’une allure très large; elle a, en outre, l’avantage de donner du mouvement à une composition condamnée, par son sujet même, à une immobilité un peu froide.
L’Enfance, de M. Emile Lévy, fait partie, nous dit le livret, d’une décoration destinée à la mairie du xvi° arrondissement : c’est joli, c’est bien peint, mais cette Enfance est, dans certaines parties, vraiment bien enfantine. La mère qui allaite son enfant penche vers lui la tête, dans une attitude charmante; c’est le centre, c’est-à-dire la principale et aussi la meilleure partie de la toile, que ne suffisent vraiment pas à remplir ces quelques babys qui s’amusent ; il y a entre la façon dont ont été compris la mère et les enfants une sorte de divergence de style qui fai disparate ; nous n’ex
primons là sans doute qu’une première impression ;
mais elle a été trop vive pour que nous pensions qu’elle puisse se dissiper devant l’œuvre mise en place.
Le Retour des travailleurs de M. Humbert, et la Veillée de M. Paul Lagarde sont également destinés à la décoration d’une mairie parisienne; c’est comme collaborateurs que les deux artistes ont obtenu le prix en commun, lors d’un des récents concours organisés par le conseil municipal, et ils exposent aujourd hui chacun un des panneaux de leur projet. Ce serait bien le cas de faire remarquer le danger qu’il y a à autori
ser ainsi les peintres à se mettre à deux pour présenter des esquisses; on comprend la collaboration, quand il
s’agit d’un sculpteur et d’un architecte, comme pour le monument de Gambetta; en matière de peinture, elle ne peut avoir qu’un résultat, le manque d’unité dans l’ensemble de la décoration définitive.
Ceci dit pour le principe, nous devons reconnaître que MM. Humbert et Lagarde, chacun avec sa ma
nière et son style, ont Iranchi très heureusement l’étape difficile qui sépare l’esquisse du tableau. Le premier a pris pour thème le Retour des travailleurs :
c’est le soir ; un bateau ramène à la ferme les hommes qui viennent d’achever leur journée de l’autre côté de la rivière ; les femmes sont venues au-devant d’eux et les attendent; une d’elles tend un marmot emmaillotté au père qui est debout sur l’avant du bateau, prêt à s’élancer sur la rive, dès qu’on aura touché terre. La scène, toute simple et toute vraie, est d’un sentiment délicieux; paysans et paysannes sont bien les braves gens de la Cimpagne, fidèlement observés et scrupuleusement pris sur le fait, mais sans exagération d’au
cune sorte, rendus avec cette simplification de bon aloi qui est la condition de toute œuvre d’art d’un ordre élevé, sans rien cependant qui trahisse la crainte de la réalité vivante; en face de la composition de M. Hum
bert, on évoque instinctivement le souvenir de Millet, mais d’un Millet heureux de vivre, d’un Millet qui n’aurait trouvé dans le spectacle de la nature environ
nante que des motifs de joie et d’amour. Rien de calme et de pénétrant comme cette rivière coulant tranquillement, bordée de rives fleuries, encadrée au loin par les silhouettes des hauteurs d’où le crépus
cule se prépare à étendre ses voiles. Nature et gens, tout respire le contentement, tout est en harmonie.
Laissons passer quelques heures, ou plutôt attendons la saison aux jours écourtés pour pénétrer dans la Veil
lée de M. Lagarde : sous la lueur de la lampe nous apercevons une femme qui lit, entourée de ses enfants ; l’époux est debout dans l’ombre; au travers des vitres on entrevoit les sombres clartés de la nuit ; l’effet, ici,
est surtout pictural ; mais l’idée de famille s’y retrouve également, quoiqu’avec moins d’intensité que chez M. Humbert ; l’œuvre, en somme, est des plus inté
ressantes et marque un progrès considérable chez un artiste qui n’expose pas depuis longtemps et n’a pas encore donné toute sa mesure. M. Lagarde expose plus loin un tableau d’un caractère tout différent, Super flumina Babylonis, que nous n’avons plus assez pré
sent à l’esprit pour le décrire en détail, mais qui nous a paru digne en tous points de la Veill e.
A la suite de la peinture décorative, nous aurions tout naturellement à pailer des ouvrages destinés à être reproduits par des procédés spéciaux, cartons de tapisserie, de mosaïque ou de céramique : nous ne voyons guère, quant à présent, à citer en ce genre qu’une très belle figure de M. Ehrmann, intitulée le Manuscrit ; elle a été commandée par 1 Etat, pour être exécutée aux Gobelins, où elle servira de pendant à l Imprimé du même artiste, qui est en ce moment sur le métier. Les deux panneaux sont destinés à la Biblio
thèque nationale ; le premier, qui n’a pu être exposé, comprend, nous a-t-on dit, une figure de femme ap
puyée sur une presse et tenant en main la feuille de papier qui vient d’en sortir ; le second, qui est aux Champs-Elysées, se compose également d’une figure
unique : drapée avec une noblesse élégante, elle a les bras et la poitrine nus ; elle vient d’achever le frontis
pice de la fameuse Bible de Charles-le-Chauve; auprès d’elle, sur un escabeau, sont les pinceaux, l’eau, les volumes reliés, les cartulaires, en un mot tout ce qui peut contribuera caractériser le sujet ; cette personni
fication du manuscrit ne porte pas en elle-même sa date, ni par la recherche du type, ni par les détails du costume ; il paraît qu’une héroïne moyen-âge n’eût pu se mettre d’accord avec la décoration générale de la salle où sa place l’attend ; M. Ehrmann a dû se borner à préc ser l’époque par les arcades d un cloître du xiv° siècle. Les colorations sont largement comprises et franchement posées, comme il convient à un carton
de tapisserie; l’œuvre, une fois achevée, fera honneur à notre grande manufacture ainsi qu’à l’artiste à qui elle en a demandé le modèle.
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Les représentants de la peinture d’histoire sont tout autrement nombreux ; il y en a pour tous les temps, pour toutes les races, pour tous les pays. Sui
vons l’ordre chronologique, au moins dans ses lignes générales ; c’est encore le moyen le plus sûr de nous retrouver dans cette Babel des Champs-Elysées. Voici, dans la légende hébraïque, le Départ de Tobie, de M. Bramtot, d’un sentiment très neuf et très person
nel, puis la Fille de Jeplité, de M. Cabanel, entourée de ses compagnes qui pleurent avec elle sa virginité. Rien de gracieux, rien de suave comme ce groupe de belles filles qui se lamentent, demi-nues dans leurs