JE ne parlerai pas du Salon, quoi qu’il soit ouvert, et les lecteurs de l’Illustration en
auront connu les principales attractions huit jours environ avant tout le monde.
Mais on a tant de fois décrit le Vernissage et le déjeuner chez Ledoyen, croqué par Tissot dans la Femme à Paris, nous avons tant de fois dit et redit les séductions de cette première parisienne que nous ris
querions de nous répéter. Le Salon est ouvert comme les Lias sont fleuris, comme les feuilles vertes sont dépliées. C’est un fait annuel, c’est un effet de printemps.
Il y a quelque chose de plus grave peut-être, à l’heure présente, que le Salon, c’est la guerre. Il est bien certain que les hommes ne la veulent pas et que les événements peuvent la décider, les plus puissants politiques et les plus fiers étant des totons entre les doigts de la destinée. Elle les fait tourner et ils tour
nent, tournent et, en tournant, entraînent les peuples Dieu sait où ! Donc, tout peut sortir de la question afghane compliquée de la question du Bosphore égyp
tien,où Nubar Pacha a joué un rôle assez provocateur.
On ne sait guère au juste où en est l’Europe à l’heure où j’écris ce Courrier. Elle ressemble à une agglomé
ration de tonneaux de poudre au-dessus desquels on battrait le briquet. Une étincelle et tout saute ! L’ex
plosion serait si forte que l’étincelle vraisemblablement ne se produira pas. Et le famemx duel de l’Angleterre et de la Russie, le combat de la Baleine et de l’Eléphant sera remis à des temps meilleurs.
En attendant, on oublie un peu Marchandon, le héros de la rue de Sèze, et on a exécuté Gamahut qui n’avait pas volé ce dénouement. On fait des élections en province et le duc Decazes et le général Bour
baki sont condamnés, de par le suffrage universel, à renoncer à l’espoir d’un siège au Sénat. On multiplie,
à Paris, les ventes de charité ; Mme la duchesse d Uzès ouvre son hôtel pour des enchères au profit de l’asile de Villepinte et, en attendant de réclamer le divorce contre son mari, Mme Christine Nilsson se dispose à chanter au bénéfice des aveugles, comme l’Alboni a chanté au bénéfice de Dumaine, toujours au Trocadéro.
Le divorce paraît la conclusion inévitable de ces unions de divas. Après la Patti, la Nilsson. J’étais à Londres, lorsque Mlle Nilsson donna une dernière représentation à Covent-Garden, la veille de son ma
riage. Elle jouait je ne sais quel opéra, Hamlet, je crois. Toujours est-il qu’au baisser du rideau, on la rappela avec un enthousiasme qui tenait du délire. On lui apporta, sur la scène, une gigantesque et merveil
leuse corbeille de roses blanches — enguirlandée de rubans tricolores, couleurs nationales du mari qu’elle allait épouser — et, s’il m’en souvient bien, des co
lombes même s’échappèrent de cet amas de fleurs virginales.
Tous les spectateurs étaient debout. Des Anglais criaient à la diva :
— Soyez heureuse I
Des années passent... Et Ophélie réclame le divorce comme l avait demandé la Traviata. C’est étonnant, c’est même attristant, cette ironique lanterne magique des années que nous venons de traverser. Croyez donc aux roses blanches, aux rubans tricolores et aux colombes des hyménées !
Ce qui console, c’est la charité. La vente chez Mme la duchesse d Uzès donnera beaucoup d’argent
aux malheureux. Tant pis pour les esprits grognons 1 L’autre jour, au lendemain de la fête de l’Hôtel de Ville, une caricature, d’ailleurs mal dessinée, d’un journal populaire, montrait un ouvrier forgeron travail
lant auprès de son âtre vide, tandis que des gens du monde sablaient le champagne à son profit. Et, audessous de cette imagerie hargneuse, une chanson dont le refrain était :
Le travail est un droit, l’aumône est une injure !
Mais les malheureux dont on roulage les misères et dont on sauve les enfants ne se plaignent pas d’être injuriés. Et on saluera le nom de la duchesse d’Uzès à l’asile de Villepinte.
On sait que Mme la duchesse d’Uzès a été dévalisée par un adroit filou pendant qu’elle trottait dans l’allée des Poteaux. Les malandrins ne pardonnent même pas à la bonté.
Mme la duchesse d’Uzès, nous dit M. le baron de Vaux dans son exctllent livre sur les Femmes de sport,
est, par excellence, l huntress française! «La seule femme de no re pays qui soit chef d’équipage et chef «pour de vrai.» — Un joli portrait nous la montre à cheval, en costume Louis XV, avec le coquet lampion de chasse sur la tête. Elle est la petite-fille de cet aimable comte de Chevigné, que j’ai eu la bonne for
tune de connaître et qui a laissé un chef-d’œuvre, illustré par Meissonier, les Contes Rémois.
M. de Chevigné, qui était un Gaulois du bon crû de Champagne, fut aussi un Français de la bonne roche. Il était à Paris au moment de l’invasion prussienne, mais il s’empressa de revenir à son château de Boursault, cet admirable château qu’on aperçoit, en che
min de fer, sur la droite, près d’Epernay. Or, son
retour à Boursault coïncidait précisément avec le déraillement d’un train allemand sur le railway. Les Prussiens accusèrent le comte d’avoir poussé à l’aventure et l’arrêtèrent. On parlait de le fusiller.
— Ou le peloton d’exécution ou trois cent mille francs d’indemnité, disaient les autorités allemandes.
L’auteur des Contes Rémois eut un mot décisif, qui lui sauva la vie :
— J’ai soixante-treize ans. A cet âge-là on ne vaut plus trois cent mille francs, fus.llez-moi si vous voulez !
Mme la duchesse d’Uzès est la petite-fille de ce galant homme et de ce vrai gentilhomme. Bon sang ne peut mentir.
Et, puisque j’ai parlé des Prussiens, nous avons, en même temps que le Salon, l’exposition de quelques œuvres d’un peintre allemand, Adolphe Menzel. C’est dans le pavillon de la Ville de Paris, aux Tuileries, qu’on a réuni trois ou quatre toiles,
quelques gouaches et une quantité considérable de dessins du maître prussien. Les dessins sont superbes, les peintures sont moins intéressantes.
Nous rencontrions, devant ces toiles, le peintre caractériste J. F. Raffaëlli.
— Que voulez-vous ? nous dit-il. Cela doit plaire sans doute infiniment en Allemagne. Ils aiment cette couleur fausse et funèbre. Mais nous voulons plus de lumière et plus de clarté. Ce qui est merveilleux ici, c’est le dessinateur !
Le succès de Menzel dessinateur est, en effet, considérable. Il y a là des types de soldats du temps du grand Frédéric qui sont plus vivants que des photo
graphies modernes. Tel grenadier en sentinelle et bâillant d’ennui est un chef-d’œuvre de mouvement, d’expression et de vie.
J’aime beaucoup aussi, j’aime infiniment (quoique ce soit une peinture) le Souper au bal qui donne une si étrange mais une si curieuse idée du monde officiel. Tout le monde bâfre. De jolies femmes, dé
colletées, s’empiffrent avec des gloutonneries qui ne demeurent même plus coquettes. Des diplomates en grand costume mettent leur chapeau galonné entre leurs jambes pour dévorer, debout, un aspic de volaille. Des généraux chevronnés se précipitent à l’assaut de petites assiettes comme s’il s’agissait d’empor
ter un bastion. Il y a bien du sarcasme dans le tableau de cette mangerie officielle, d’un réalisme si particulier et si allemand.
Oh ! très allemand 1 Voyez son tableau, daté de 1867 : Le Jardin des Tuileries. Si jamais les Tuileries ont ressemblé à cela, je veux bien qu’un peintre impressioniste m’emporte. Les types n’ont rien de pari
sien. On aperçoit un enfant que fait marcher sa bonne sur le sable. Qui croirait que ce jeune poussah est le compatriote du bébé de Gustave Droz ? Menzel met, au premier plan de son tableau — pour bien donner
la note parisienne — un Turc, un gros Turc, coiffé du fez classique, comme une bouteille à cachet rouge.
— Ce n’est pas le jardin des Tuileries, nous disait M. Victor Koning, c’est la promenade des Tilleuls. Unter den Linden peint par un Debucourt de Breslau !
Mais, au total, l’exposition est des plus intéressantes, et nous avons été fort heureux de juger— non pas complètement, mais suffisamment — un maître aussi considérable, peu connu chez nous et qui, avec Meis
sonier et Gérôme est un des plus admirables et des plus impeccables dessinateurs du monde.
Je n’ai rien dit, l’autre jour, de la réception de M. de Lesseps à l’Académie Française. C’est maintenant un souvenir à demi oublié, si l’on peut oublier une journée excellente et uns ovation pareille. On a trouvé que le récipiendaire et le directeur de l’Académie avaient un peu trop passé sous silence le souvenir honoré de M. Henri Martin. En vérité, Henri
Martin n’était pas l’homme de second ordre que M. Renan a caractérisé ironiquement. Et, s’il était cela, pourquoi l’avoir élu académicien ? Il faudrait
peut-être trouver, dans le Dictionnaire, une nouvelle définition du mot éloge et en arriver à ce que « éloge » ne voulût pas dire égratignure ou égorgillement.
Mais cette réception est déjà de l’histoire ancienne! La Nuit de Cléopâtre de Victor Massé, la reprise de l’Artésienne, voilà les nouveautés présentes et la saison théâtrale, qui va bientôt finir, donne ses dernières fêtes. On annonce, à la Comédie-Française,
le départ de deux actrices d’un talent considérable et d’un esprit tout à fait supérieur : Mlle Jouassain, qui jouait les duègnes comme on ne les jouera plus, et Mme Madeleine Brohan, plus charmante que jamais
sous les cheveux blancs de l’aïeule du Monde où l’on s’ennuie.
On a dit en parlant de Madeleine Brohan — et le mot est très vrai :
— Elle a précisément tout l’esprit que l’on prête à Augustine !
Le fait est que Madeleine Brohan donne exactement l’idée d’une de ces fines comédiennes du xviii0 siècle,
dont les mots sont demeurés célèbres ; c’est une Sophie Arnould avec la bonté en plus, quoique après tout, Sophie ne fût pas méchante. La lèvre est fine et le sourire narquois et indulgent à la fois ; l’œil a une malice charmante et une raillerie qui caresse. La Comédie-Française ne retrouvera pas une seconde Madeleine.
— Et pas de représentation d’adieux ! dit-elle.
Elle ne veut pas de ces couronnes dernières qui ressemblent si fort à des couronnes mortuaires. Elle si Française, elle veut quitter la maison de Molière à l’An
glaise, et sans bruit. Elle a la coquetterie de ne pas même donner cette consolation à ses admirateuis.
Ainsi de Mlle Jouassain, sans doute ; Mme Pernelle suivra Célimène en catimini. C’est dommage. Il y a longtemps déjà que Mlle Jouassain joue les duègnes et Mlle Jouassain est loin d’être une vieille femme. Toute jeune elle s’était vouée à cet emploi. Elle n’y mettait pas d’aigreur. Elle savait qu’on peut rester la plus ai
mable des femmes et la meilleure, sous les guimpes des aïeules de la Comédie. Avec elle et avec Madeleine Brohan, c’est encore un peu de tradition qui s’en va, je ne sais quel grain plus fin qui se pulvérise, quel parfum de bonne compagnie lettrée qui s’évapore.
On ne les oubliera pas, ces comédiennes, si tant est que leur résolution soit définitive et qu’elLs nous condamnent nous, public, à ne plus les revoir.
Et l’empoisonneuse de Leyde? C’est vrai, je n’ai rien dit de l’empoisonneuse de Leyde!
— A la bonne heure, disait, l’autre soir, une femme d’esprit, Marchandon faisait croire que les hommes apportent seuls de l’originalité dans le crime. L’empoisonneuse de Leyde nous relève!
Le sexe faible va bien, en effet, quand il s’y met, il va très bien. Une centaine de cadavres, pour une femme seule — et par une femme seule — c’est assez coquet. La marquise de Brinvilliers, dont inévitable
ment les chroniqueurs devaient parler à ce propos-là, paraît déplorablement faible, comparée à cette Hollan
daise tout à fait originale, en son genre, presque unique.
Un fantaisiste proposait de réserver l’empoisonneuse de Leyde pour une vitrine spéciale à l’exposition d’Anvers. Elle y attirerait du monde.
— Si elle était disponible, disait avec fièvre un directeur de théâtre, comme je l’engagerais, cette femme-là !
Il est certain qu’elle ferait de l’argent. C’est un monstre qui a son aspect stupéfiant. Monomanie, irres
ponsabilité, folie, de quelque nom que la défense pallie ces douze douzaines d’assassinats, l’empoisonneuse de Leyde nous reporte tranquillement au beau temps des férocités du Moyen-Age. On n’a jamais fait mieux depuis des siècles.
Et quand on pense que ce monstre a eu vingt ans, a aimé, a été aimé ; qu’il est fait, comme nous, de chair et d’os, on se demande quelles sont les ironies de la nature qui pétrit du même limon une sœur de charité et l’empoisonneuse de Leyde!
Mais je m’arrête. J’arriverais à parler comme M. Prudhomme et M. Prudhomme, s’il était radical, me ferait observer que si la religieuse n’empoisonne pas les corps, elle empoisonne les esprits...
J’ajoute un dernier mot pour saluer l’éminent comédien qui disparaît (plus complètement que Mlle Jouassain ou Mme Brohan). Régnier est mort. C’était un maître artiste et un fin lettré et un charmant homme. Qui l’a vu dans la Joie fait peur ne ! oubliera jamais. Et si l’on ne se souvenait plus du comé
dien, on se rappellerait l’écrivain. Et d’ailleurs Musset a rendu le nom de Régnier immortel ! Notre théâtre est en deuil.
Perdican.


COURRIER DE PARIS