La situation n’a pas changé dans l’Asie centrale. Sera-ce la paix, sera-ce la guerre qui en sortira? Il serait bien difficile de le dire. De la frontière russo-afghane, il n’est plus question; entre les deux grandes puissances inté
ressées il ne s’agit plus que du combat du 30 mars Les fapports des généraux Komarof et Lumsden diffèrent na
turellement sur les causes de ce combat. Selon le rapport russe, ce sont les Afghans qui l’ont provoqué; c’est le contraire, selon le rapport anglais. A Saint-Pétersbourg, la question est élucidée; à Londres, on demande une enquête sur place, ce à quoi le gouvernement russe ne saurait consentir et ne consentira pas, car ce serait mettre en suspicion la parole du général Komarof, auquel l’empe
reur a, dès le premier moment, envoyé ses félicitations. C’est là le nœud de la difficulté, qui semblerait insoluble
autrement que par les armes, si l’on n’avait appris à connaître, par la marche successive des événements, dans ce grave conflit de l’Asie centrale, qui dure depuis tant d’années, les tergiversations du gouvernement anglais, toujours menaçant et finalement reculant toujours. Cepen
dant) comme le moment critique est arrivé et qu’une dernière reculade de sa part équivaudrait aujourd’hui à une abdication en Orient, il peut se faire que, malgré ses hési
tations et ses répugnances, poussé par le vice-roi de l’Inde qui a offert sa démission en cas de faiblesse, il se décide à risquer la partie. Tout lui en fait malheureusement une nécessité ; toutefois, nous avons peine à croire à une action qui, commandée par son intérêt particulier, serait certaine
ment déplorable à un point de vue supérieur, celui de l’intérêt général. Mais nous pourrions nous tromper, et les Russes agissent prudemment en se mettant, depuis quelque temps, en mesure de faire face à toutes les éventualités.
Des troupes sont amenées par eux à proximité du théâtre de la lutte présumée. Elles arrivent à Rakou, sur la mer Caspienne, par Odessa, Poti et Tifiis. Bakou est, on le sait, célèbre par ses mines de naphte. Les troupes s’embarquent à Bakou pour débarquer, sur la rive opposée de la mer Caspienne, à Nichaïlowski, tête de ligne du chemin de fer stratégique qui s’avance dans l’Asie centrale. Ce chemin de fer a été construit en 1881 par le général Annenkof, au
moment de l’expédition dirigée contre les Turcomans- Tekkés, menée à bonne fin par le général Skobeleff. Il y a à Nichaïlowski un camp de ravitaillement très important, où se trouvent des fours à cuire le pain, des magasins d’habillement pour les troupes, d’armes, de munitions, etc. Au
tour de ces magasins sont groupées des tentes tartares en feutre, appelées kibitkas. De nombreux postes et des pa
trouilles de cosaques protègent le chemin de fer stratégique, le long duquel s’élève un certain nombre d’observatoire^ ou
miradores, du haut desquels on peut, au loin, surveiller la campagne. Au point où s’arrête le chemin de fer straté
gique, les convois sont envoyés par caravanes de bêtes de somme, bœufs et surtout chameaux. Voir les croquis de notre deuxième page des gravures.
Notre gravure de la première page représente une reconnaissance russe dans le Turkestan. Les officiers portent le costume adopté par eux en Asie : casquette de toile blanche avec couvre-nuque, tun que de toile à boutons d’argent. Les chevaux sont harnachés à la Cosaque. Ces officiers sont entourés de Cosaques et d’irréguliers : Cosaques d’Astrakan,reconnaissables à leurs bonnets en peau de mouton; Cosaques du Caucase, portant le caftan avec fusil renfermé dans une gaine en peau et cartouchière; Cosaques du Don, vêtus de toile blanche; Kirghises, portant bonnet en feutre blanc, caftan en soie ouatée et fusil muni à son extrémité d’une double baïonnette en forme de fourche, dont une branche peut au be-.oin s’abattre et se fixer en terre comme un point d’appui pour assurer la justesse du tir; cavaliers turcomans, aux chevaux caparaçonnés de tapis, etc...
Les gravures que nous donnons aux pages 324 et 325 ont trait aux mœurs guerrières des tribus turkomanes, contre lesquelles ont si longtemps combattu les Russes.Elles sont la reproduction de deux tableaux du célèbre peintre
russe, M. Vereschagin, qui est aussi un officier des plus distingué. M. Vereschagin a fait campagne dans le Turkestan et il le connaît à tond. Il en a rapporté de nom
breuses études faites sur les lieux et à l’aide desquelles il a pu composer ces tableaux d’un caractère si saisissant, qu’il a été donné à tout Paris d’admirer en ces derniers temps. Infatigable travailleur, il ne cesse de produire dans la char
mante thébaïde qu’il s’est fait construire à deux pas de
Maisons, au beau milieu de la forêt de Saint-Germain.Nous y avons vu de lui de nouvelles toiles de grande dimension qui sont certainement appelées à faire sensation. Ce sont les Viennois qui en auront la primeur, car le grand artiste pré
pare en ce moment pour Vienne une exposition de ses œuvres qui aura lieu l’automne prochain. Nous n’en disons
pas davantage pour n’être pas indiscrets et nous revenons à nos gravures.
Dans le Turkestan, quand il y a bataille, c’est en rapportant des têtes qu’on prouve que l’on a été victorieux, et les
guerriers sont d’autant plus récompensés par les princes auxquels elles sont présentées qu’ils en ont rapporté davantage. Elles sont ensuite offertes aux dieux, puis la popula
tion toute entière, hommes, femmes et enfants, surtout les
femmes, s’en font un jeu dans les rues.Une de nos gravures est une scène de présentation à l’émir de ces lugubres tro
phées, dont on finit par faire de hautes pyramides qu’on élève au pied des murailles des villes ou au milieu de la cam - pagne, où elles restent jusqu’à ce que, les corbeaux et les autres oiseaux de proie ayant complètement dépouillé ces têtes coupées, il n’en reste plus que les crânes blanchis.
LE LANCEMENT DU « FORMIDABLE «
Le Formidable, qui vient .d’être lancé à Lorient, a été mis en chantier en 1879 sur les plans de M. l’ingénieur de iro classe Godron, un des officiers du génie maritime de la plus haute compétence.
Ce magnifique cuirassé, entièrement construit en acier, mesure 103 m. de longueur sur 21 m. 25 de large et atteindra, tout armé, le déplacement de Il,350 tonnes environ;
Il sera, tant au point de vue de la puissance offensive que défensive, un des plus puissants engins de combat de notre flotte.
L’armement se compose de 3 canons de 37 cent, pesant 76 tonnes, placés dans des tourelles cuirassées à 40 cent, d’épaisseur, et d’où ils peuvent envoyer sur tous les points de l’horizon des projectiles de 535 k. susceptibles de tra
verser, à bout portant, 84 cent, de fer. Ces énormes pièces sont manœuvrées au moyen de machines hydrauliques, qui permettent seules de mettre en mouvement des masses aussi considérables.
L’artillerie du Formidable comprend, en second lieu, 12 canons de 14 cent, d’un modèle récent, qui auront une portée de près de 12 kilomètres.
Le bâtiment est, en outre, protégé contre l’attaque des torpilleurs par 24 canons-revolvers placés sur les passerelles et au sommet des mâts dans des hunes en tôle d’acier, d’où
l’on peut faire pleuvoir sur l’ennemi une grêle de petits projectiles ; il recevra également plusieurs tubes lancetorpilles.
La protection du navire est assurée :
i° Par une ceinture cuirassée, composée de plaques en acier du Creuzot, dont les plus fortes atteignent 55 cent, d’épaisseur et ne pèsent pas moins de 40 tonnes;
2° Par un pont recouvert d’un blindage de 8 et 10 cent, d épaisseur, qui met à l’abri des projectiles les machines et les parties vitales du bâtiment;
Enfin, par un cofferdam ou vaste caisson d’un mètre de profondeur et de plus de 20 mètres de long, qui s’étend à l’extrémité de l’avant sur toute la hauteur du premier entrepont. Ce caisson sera rempli de cellulose, matière extrê
mement légère extraite du cocotier et qui, se gonflant au contact de l’eau, empêchera celle-ci d’envahir le pont, lorsque la muraille légère viendra à être traversée par des projectiles.
Cette protection de nouvt au genre est motivée à l’avant par ce fait que, pendant la marche, il se forme, à cause de l’éperon, une lame d’une assez grande hauteur qui monte au-dessus des parties garanties par la cuirasse.
Citons enfin, comme un des principaux éléments de sécurité de cette énorme masse flottante, les doubles fonds et les nombreuses cloisons étanches qui séparent la coque en un grand nombre de compartiments susceptibles d’être épuisés rapidement par det pompes puissantes. Le navire se trouve ainsi presque hors de danger en cas de voie d’eau produite par l’explosion d’une torpille que l’ennemi réussirait à placer sous ses flancs.
L’appareil moteur comprend deux machines compound à 3 cylindres, actionnant chacune une hélice de 5 m. 70 de diamètre, et dont la force totale atteindra près de 9,000 chevaux. Cette puissance considérable ne peut être obtenue qu’en employant le tirage forcé qui consiste à refouler, au moyen de puissants ventilateurs, environ 280,000 mètres cubes d’air par heure dans les chambres des chaudières disposées à cet effet.
Telle est, à grands traits, l’économie générale du dernier cuirassé à flot qui fait le plus grand honneur à notre ma
rine; sa construction et les études nombreuses qu’elle comporte ont été dirigées par M. l’ingénieur Trogneux, qui a été récompensé de ses longs travaux par la complète réussite du lancement, qui a eu lieu au milieu d’une foule enthousiaste.
Le poids exceptionnel du bâtiment et son état d’achèvement donnaient à l opération un intérêt considérable, et offraient au public un spectacle des plus imposants.
LE BI-CENTENAIRE DE BACH
La Société chorale d amateurs, la Concordia, qui a pour but l’étude des chefs-d’œuvre de la musique chorale an
cienne et moderne, a célébré, le 21 avril, par un concert donné dans la grande salle du Conservatoire, le bi-centenaire de J. S. Bach, le célèbre organiste et compositeur allemand.
J. S. Bach est né à Eisenach en 1685 et mort à Leipsick, après avoir été successivement musicien de la cour de Weimar, organiste à Mulhausen, maître de chapelle du prince d’Anhalt-Cœthen et compositeur de l’Electeur de
Saxe, roi de Pologne. Il a laissé un très grand nombre de compositions, qui se distinguent par l’élévation du style, par l’originalité et par une surprenante richesse de mélodies et d’effets. Parmi les maîtres anciens Beethoven et Mendelssohn l’avaient en haute estime et, parmi les modernes, pour ne parler que des Français, MM. Gounod, Saint-Saens, Massenet, Widor, professent pour lui la plus vive admiration.
Comme nous l’avons dit le concert a eu lieu au Conservatoire, et ce sont les œuvres de Bach qui en ont fait tous les frais. Outre les intermèdes, ont été brillamment exécutées les cantates « Le roi des cieux qui nous défend... «
et « Magnificat. » Les chœurs et l’orchestre étaient dirigés par M. Widor, et le grand orgue tenu par M. Guilmant. M. Gounod prêtait aussi son concours à ce concert qui a été magnifique. Rien, en effet, n’a été épargné pour que la fête soit digne du héros ; l’orchestration de ses œuvres a été maintenue dans son intégrité, les instruments nécessaires ont été construits spécialement, tels qu’on les avait au siècle dernier, les artistes les plus distingués de Paris ont offert leur précieux concours. Une Société quia pour but l’étude des chefs-d’œuvre de la musique chorale ne pouvait pas plus noblement affirmer la place qu’elle prend dans les rangs des premières institutions musicales de l’Europe.
LA CUISINE HYGIÉNIQUE
A l’heure qu’il est, la cuisine fait beaucoup parler d elle, en mal et en bien. En mal, parce que, deux fois par mois,
le Laboratoire municipal de notre bonne ville de Paris nous en apprend de belles, en analysant ce que nous mangeons et ce que nous buvons; en bien, lorsque l’on
considère le mouvement progressif et honnête dont ont pris l’initiative les cuisiniers sérieux et soucieux de la bonne renommée de leur profession, si utile et si honorable quand elle est convenablement exercée. Il y a en ce moment, à Paris, des journaux, rédigés par des spécialistes, qui mènent une vigoureuse campagne pour la rénovation de la cuisine, de la bonne cuisine. Parmi ces journaux, il con
vient de citer particulièrement l’Art culinaire et l’Académie culinaire dont le titre seul indique le louable but. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es. Le cuisinier qui
invente un plat nouveau fait plus pour le bonheur de l’humanité que l’astronome qui découvre une étoile, a dit Brillat-Savarin. Enfin, Casimir Delavigne, — un poète, — l’a proclamé :
C’eît par les bons dîners qu’on gouverne les hommes!
L’Art culinaire et l’Académie culinaire ont donc raison de rappeler les « chefs » au respect des traditions, à l’observation des principes, sans négliger, bien entendu, tous les progrès conciliables avec l’hygiène, le goût et la propreté. Vouloir faire de la cuisine, ce métier si fréquemment gâché par des gâte-sauces, un art et une science, c’est assurément fort bien. Mais, sans viser jusqu’à cet idéal,
il y a, dans des sphères plus accessibles, dans des milieux plus vulgaires, beaucoup de progrès à réaliser immédiate
ment. C’est évidemment le but que s’est proposé la Société normande d’hygiène pratique en créant à Rouen un cours public et gratuit de cuisine hygiénique.
Ce cours, inauguré le 1 1 mars dernier, a lieu une fois par œmaine dans le grand amphithéâtre de physique de la Faculté des sciences de Rouen. Le local, très vaste cepen
dant, est insuffisant pour la quantité de ménagères, de jeunes personnes et de simples curieux qui assistent aux leçons.
La salle contient plus de six cents personnes et on refuse du monde chaque lois, comme à la porte d’un théâtre en vogue.
C’est dire que l’heureuse innovation dont la Société normande d’hygiène pratique a pris l’initiative a du succès. Ce succès, du reste, est absolument mérité, et le cours publicet gratuit de cuisine hygiénique, tel qu’on le professe làbas, répond à un véritable besoin.
Il ne s’agit pas seulement, en effet, de cuisine proprement dite et de confection de mêts, il y a en même temps vul
garisation des principes relatifs à l’alimentation. Chaque leçon comprend deux parties. 1 Une partie théorique : un
hygiéniste compétent — M. le docteur Laurent, président de la Société normande d’hygiène — enseigne l’hygiène alimentaire ; 2° une partie démonstrative : un cuisinier émé
rite, M. Pernuit, véritable professeur de cuisine, montre
comment il faut préparer les aliments en se conformant aux règles énoncées par le médecin. Sur un tableau est tracé le programme détaillé de la leçon. Des fourneaux à gaz sont installés et l’on confectionne, sous les yeux du public, rôtis, pot-au-feu, sauces, accommodement de restes, en un mot, tout ce qui constitue l’art de bien vivre à bon marché.
Les jeunes filles des écoles de Rouen assistent en masse au cours de cuisine pratique, et elles ont raison. Leur mé
nage s’en trouvera bien, plus tard. En attendant, il parait même que l’engouement est tel que, dans certaines classes,
les maîtresses donnent à leurs élèves, en guise de narrations et autres devoirs de rhétorique, des indications de « me
nus » à développer. Mme de Maintenon, quand elle n’était encore que Mme Scarron, remplaçait souvent, dit-on, le rôti par des histoires. Voici maintenant que, à Rouen, les histoires sont remplacées par le rôti. C’est ce qu’on peut appeler la revanche de la cuisine.
Toute plaisanterie à part, il convient de louer chaudement la Société normande d’hygiène pratique et son dévoué président, M. le docteur Laurent, pour la fondation du cours public et gratuit de cuisine hygiénique et pratique.
Et, de plus, il faut souhaiter que cet utile exemple soit promptement et partout suivi. H. S.
Dans notre numéro du Salon, une erreur de mise en pages nous a fait intervertir l’ordre des légendes des deux
tableaux de M. Toulmouche. Au lieu de Le départ que nous avons écrit sous le premier tableau, c’est Le retour qu’il faut lire et réciproquement.
Autre rectification pendant que nous y sommes. La photographie a’après laquelle a été gravé le portrait de M. Brisson, que nous avons publié dans notre numéro du il avril, n’est pas de M. Marius, mais de M. Carjat.
NOS GRAVURES LE CONFLIT ANGLO-RUSSE