vait que son oncle souffrait, elle ne voulait pas qu’il souffrît plus longtemps, et elle lui soufflait dans l’œil, toute la table dût-elle trouver cela parfaitement risible.
Verdier était pour elle comme un enfant. Comme il hésitait à l’amener à Dammarie, malgré l’invitation et l’insistance de Mme Herblay, c’est elle qui avait dit :
« Il faut pourtant bien que je sois là. Qui est-ce quite ferait ton nœud de cravate ? »
Il y avait en elle de la mère et, mieux encore, de la maman, pour ce brave homme peu pratique, qu’elle adorait.
- Eh bien, demanda Charvet, qui trouvait l’accident assez vulgaire... est-ce parti ?
— Absolument, dit Verdier en se rasseyant.
Le sénateur, à travers la table, envoyait à Gilberte, qui reprenait sa place, Un madrigal lourd comme un pavé. Ah ! il aurait bien voulu avoir du charbon dans l’œil, lui ! pourvuque mademoiselle Verdier le lui enlevât! Un souffle de mademoiselle Verdier était une faveur sans prix. Il avait de la chance, le commandant !
— Je parie, commandant, que vous vous étiez fourré ce charbon sous la paupière pour avoir la bonne fortune de vous le faire ôter !
Et M. le sénateur promenait autour de la table son air satisfait, comme demandant un rire approbateur, que lui donnaient largement Cappois et Guénaut.
Mme Herblay sentait, d’ailleurs, que pour relever le commandant Verdier dans l’estime de ces gros élec
teurs, il fallait le leur présenter autrement que sous l’aspect d’un brave homme à qui sa nièce extirpe des escarbilles de charbon et, sachant que dans la vie du soldat, entre autres traits, il y en avait un des plus touchants, elle lui demanda à brûle-pourpoint, au moment du dessert, l’histoire du sauvetage des trois mineurs, à MéoriS, dans la Loire... il savait bien...
— Ah ! oui, commandant, fit Charvet. Oui, le sauvetage !... l’histoire du sauvetage !
— Un sauvetage où le commandant a joué un rôle admirable, messieurs! dit Henriette en parlant à la table comme à une assemblée.
Charvet alors éleva la voix pour que tout le monde entendît bien et fît silence. Les regards allaient tout
droit à Verdier, et le commandant paraissait mal à l’aise, plus mal à l’aise que tout à l’heure. Ce redoublement d’attention l’inquiétait.
Et puis, chose extraordinaire pour un candidat, rien ne le gênait comme d’entendre parler de lui, de se met
tre en scène. L’espèce d’annonce de Mme Herblay lui donnait des envies de rentrer sous terre. Car c’était bien une annonce. Henriette tenait à mettre son can
didat en lumière. Elle l’avait choisi ; elle voulait que l’on contresignât son choix.
Emile Ducasse éprouvait maintenant pour le commandant une sorte de pitié. On eût reproché au candi
dat une mauvaise action, qu’il n’eût point semblé plus embarrassé.
— La parole est au commandant Verdier, dit solennellement Charvet, songeant à l’attitude de son président, là-bas!
— Oh 1 je vous en prie... ne parlons plus de ça, disait le soldat en essayant de sourire... N’en parlons pas. C’est si vieux !
Et la curiosité poussant Ducasse comme tout le monde :
— Oh 1 mais, dit-il, il n’y a pas de prescription pour les belles actions. C’est même le seul avantage qu’elles aient sur le crime... Qu’est-ce que c’est donc que ce sauvetage, commandant?
Les yeux de Gilberte avaient rencontré ceux du jeune homme et lui disaient évidemment, dans une sorte de sourire muet : «Vous embarrassez beaucoup mon pauvre oncle, mais vous avez raison de vouloir apprendre ce qu’il a fait; c’est très bien, ce qu’il a fait. »
— Voyons, commandant, voyons, demanda Me Cappois. L’histoire du sauvetage!
— Le sauvefàge! le sauvetage 1 répéta Guénaut en frappant sur la nappe du manche de son couteau comme pour accompagner l’air des « lampions. »
— Je vous en prie, commandant, fit Mme Herblay, de sa voix caressante, à l’oreille rouge de Verdier.
Il fallait bien s’exécuter. Le commandant haussa légèrement les épaules et, comme il eût parlé d’autrui, d’un fait-divers lu, le matin, dans un journal, ou d’une
vieille anecdote oubliée, il évoqua le souvenir auquel Mme Herblay venait de faire allusion. Oh! la chose la plus simple, après tout!... Une des bonnes for
tunes de sa vie de soldat, oui, une bonne fortune puisqu’il avait eu la joie d’arracher trois pauvres diables de mineurs à un éboulement qui les allait écraser. Il y avait — voyons, il y avait seize ou dixsept ans de cela — c’était en 1866. Verdier, alors capitaine, se trouvait à Méons, près de Saint-Etienne, occupé, avec les hommes de sa batterie, à des essais d’artillerie lorsque, dans la mine de Méons, un éboulis, causé par un coup de grisou, s’était produit, après une détonation épouvantable.
— Quelque chose comme un coup de canon géant, comme l’explosion d’une poudrière... C’était le soir... L’ingénieur et le maître mineur étaient dans la mine... L’ingénieur pour examiner je ne sais quelles réparations à faire aux boisages... Nous étions, nous, can
tonnés dans la ferme... En entendant trembler la terre, comme si elle se crevait, un de mes hommes me dit : « Capitaine, il y a un malheur... C’est à la houillère, je parierais! » Allons à la houillère. Autour du puits, une foule courait déjà, toute noire. Des femmes
criaient. Des mineurs, prêts à descendre, se montraient les bennes rejetées du fond du trou comme des balles
de liège par un tube... Toute cette foule, affolée, se poussait, se penchait presque sur ce trou noir au fond
duquel il y avait la mort... Je revois encore çà, — disait Verdier en s’animant un peu,—ces lanternes allant et venant, comme des feux follets et ces pauvres diables de mineurs essayant de descendre, par la fendue, pour sauver les camarades... Autant valait se tuer tout de suite... Le grisou flottait comme un
poison dans la mine... Il fallut faire une ambulance pour ceux qui avaient voulu descendre et — braves gens ! — deux furent remontés, asphyxiés... II y avait la mère de l’un d’eux qui l’appelait, l’embrassait : « Mon garçon !... Clément!... Mon pauvre petit!...» Ah ! bien oui! Il était mort, comme l’autre. Et com
bien y en avait-il, encore, au fond du trou, là, sous terre? Combien?... L’ingénieur, le maître mineur, le palefrenier des chevaux de la houillère, quatre autres mineurs... et un enfant. Huit êtres à la fois, brûlés ou empoisonnés... Il fallait pourtant les rattraper, morts ou non. Et alors, voilà tout : je me trouvais là, j’étais, l’ingénieur se trouvant perdu sous l’éboulement, le chef naturel de ces hommes qui ne demandaient qu’à se précipiter là dedans, quittes à y rester, et d’ailleurs j’avais mes troupiers... Nous sommes descendus dans la mine, un peu au hasard, et, à travers les galeries,
nous avons cherché, à tâtons, les lampes n’éclairant plus... Par exemple, ce n’était pas gai, ces éboulis de charbon, ces boisages cassés, tout ce spectacle de bombardement... Un de mes artilleurs fut aplati sous un bloc de houille tombant des parois... Nous ne nous en aperçûmes même pas... Nous allions, nous allions dans la nuit, appelant... « Y a-t-il quelqu’un?» Une fois je trébuchai et tombai à terre... C’était sur un cadavre que j’avais buté...
Le commandant, comme s’il retrouvait l’émotion même d’autrefois à ce souvenir, parlait maintenant avec l’éloquence des gens traduisant la chose vue et, ne pensant plus qu’on l’écoutait, se retrouvait presque dans la mine de Méons, y passant quinze heures, tâtonnant dans ce noir, dans cette puanteur, dans ces décombres, capitaine de trente ans guidant ses soldats au salut de ces autres soldats des batailles souterraines. Il sem
blait à Verdier — l’esprit à présent hors de la salle à manger de Mme Herblay — qu’il s’acharnait encore à sonder ces décombres, à tirer de ces éboulements des
êtres carbonisés, rapetissés par le leu. Et il s’irritait toujours, il s’irritait encore, après dix-sept ans, faisant passer ceux qui l’écoutaient par ses mêmes an
goisses et ses mêmes colères, il s’irritait à cette idée inique, révoltante, qu’il n’allait trouver là que des cadavres... Cadavre du maître mineur, cadavre de l Ingénieur, avec son chapeau brûlé sur sa face noire, cadavres de chevaux, cadavres de mineurs... Puis, tout à coup, dans un éboulement, ratatiné sous les décombres, attendant la mort : un homme. C’était Verdier qui, le premier, lui tendait la main, l’arrachait à ce coin sinistre... Alors un mineur s’écriait : « Tiens, c’est Gobert! » Et Gobert, le son de cette voix ne lui disant rien, demandait, comme un être qui sort d’un rêve, qui donc avait parlé là ?... Qui ?... « Moi, Lorin,
tu ne me reconnais donc pas ? » Et comment l’eût-il reconnu, Gobert? Les yeux brûlés — avec deux trous saignants dans la face — il était aveugle, Gobert!...
Verdier était vraiment éloquent en racontant, en ravivant l’affreux souvenir. Puis, c’était la lutte achar
née pour arracher d’autres survivants, qu’on entendait gémir et qui râlaient sous des décombres.... On s’y attelait de bon cœur, les mineurs comme au travail,
les artilleurs comme à la manœuvre et l’on tirait de là deux autres hommes et le petit, le pauvre petit qui, ayant faim, mordillait la ceinture de cuir qu’il avait autour des reins... Verdier l’avait encore chez lui,
rue Mansart, cette courroie, avec les dents du petit marquées au milieu... Au total, quatre créatures, arra
chées au grisou, à l’écrasement: trois pères de famille et un enfant. Il y avait bien, quand on remonta, des yeux hagards, des faces convulsées de femmes autour de la margelle brisée du puits... Il y avait des désespérées, des veuves, des orphelins collés, tout trem
blants, aux jupes des mères. Mais enfin, on avait fait ce qu’on avait pu. On ramenait à ce jour ces quatre enterrés, et de gros baisers fous s’abattaient sur les joues noires de l’enfant tandis qu’encore hébétés, les trois hommes sentaient couler sur eux les pleurs des femmes... Toute cette population de pauvres gens faisait alors aux soldats une ovation... Ah! une ova
tion ! Il fallait entendre çà ! « Vivent les canonniers ! » « Bravo, les artilleurs ! Vive l’armée 1 » Et, les artil
leurs, descendus là dans la nuit, et sortant, les yeux éblouis, en plein soleil de midi, après quinze heures de bataille, ne savaient plus où ils étaient et disaient aux mères qui leur embrassaient les mains : « De quoi ? De quoi? Oh! ce n’est pas la peine, allez! » Nous sommes ici pour ça, nous autres !
— Demandez à Fournerel, dit le commandant. Il doit se souvenir de çà, lui aussi. — Fournerel?
— Le carrier de Chailly ? demanda Henriette.
— Très influentparmi les ouvriers ! ajouta Guénaut. — Il ne m’a jamais parlé de Méons, fit Charvet.
— Il s’y est pourtant bien conduit. Mais il n’est pas de ceux qui se vantent, dit Verdier. Il faut bien qu il y en ait comme çà, pour faire passer les autres !
Il s’oubliait même en laissant échapper cette boutade qui n’était pas dans son habitude : il oubliait jusqu’à son propre désintéressement et s’arrêtait quand il eût fallu raconter comment, après avoir risqué sa vie, il insistait auprès de ces veuves pour leur donner sa bourse, ses économies, tandis que les pauvres femmes répondaient, abruties de douleur et résignées : « Merci, nous n’avons besoin de rien. Nous serons pensionnées par la caisse de secours de la mine. »
Mais ce que Verdier ne disait pas, on le devinait et Emile Ducasse, un peu remué malgré son flegme bri
tannique remarquait que les regards fixés maintenant sur le soldat n’avaient plus la même expression d’ironie étonnée. Médéric Charvet cherchait évidem
ment une phrase complimenteuse, qu’il ne trouvait pas et le notaire Cappois, ami des bravoures, paraissait évidemment plongé dans une admiration profonde.
Mme Herblay, enchantée, pensa qu’il était bon d’en rester sur cette impression et elle se leva en se déclarant très émue. Elle l’était en effet. Gilberte rayonnait, fière de son oncle.
Cappois disait à Guénaut tout bas, en faisant tomber à terre quelques miettes de pain qui mouchetaient son pantalon :
— Eh! bien, mais,il me paraît que c’est un homme, ce petit homme-là !
A quoi le vétérinaire, plus défiant, répondait :
— Oui, mais rien de tout çà ne nous dit ce qu’il pense exactement en politique!
Après avoir pris le bras du commandant pour passer de la salle à manger au perron du jardin, Henriette, avec un petit sourire, jeta ces mots à Ducasse :
— Eh! bien, mon cher Pitt(Emile sourit et se rengorgea) je vous ai regardé pendant que le commandant parlait : vous aviez... au coin de l’œil...
— Une escarbille ?
— Méchant! Non, non... une petite, toute petite larme !
Le jeune politicien essaya de rire :
— Je pleure quelquefois, dit—il, quand je vais entendre un mélodrame à l’Ambigu, mais ça ne tire pas à conséquence !