— Oh ! vous, dit Henriette, vous lui en voulez d’être candidat, à mon commandant !...
— Je vous jure.
— Ne vous en défendez pas! Toutes les ambitions sont légitimes!. Mais, patientez, vous aurez votre tour !
— Mon tour? La succession Verdier? fit Ducasse. J’aurais préféré la succession Charvet!
— Gourmand !
— Dites gourmet, madame, après un déjeuner pareil !
On prenait maintenant le café sur le perron. Une vérandah où montaient, autour des piliers, des roses grimpantes, jetait de l’ombre sur les têtes, par ce chaud soleil de juillet.
Charvet avait regardé sa montre et conseillé tout bas à Henriette de donner l’ordre qu’on attelât. Il ne fallait pas perdre de temps. De deux à six heures, le commandant devait se montrer dans deux réunions, et le soir, à huit heures, en affronter une troisième.
— Déjà! avait dit naïvement le pauvre Verdier.
— Et nous en aurons plus que çà un autre jour ! Oh ! les minutes comptent double! Garousse s’agite!
Nous avons improvisé ces réunions... littéralement improvisé!... Et çà n’est pas fini!
— Qu’est-ce que vous voulez ? répondait le commandant, puisqu’il le faut !...
Il était résigné à tout, il se laisserait colporter comme un colis et prendrait la parole quand il le fau
drait, puisque c’était là quelque chose comme une consigne. Seulement il regrettait déjà de s’être em
barqué dans l’aventure. Il était si bien, rue Mansart,
fumant sa pipe à sa fenêtre, en regardant fleurir ses rosiers !
Existence d’égoïste, il est vrai, et puisque, paraîtil,c’était un devoir de lutter contre Garousse, il lutterait. Il se préparait dès à présent à la première attaque et, l’entourant, le questionnant, Guénaut de son air brus
que et le notaire Cappois, plus madré, abordaient coup sur coup les questions les plus graves, tout en
sirotant leur café, à petites gorgées. Verdier, autour de qui les invités de Mme Herblay faisaient cercle, semblait un peu ahuri de cette débauche de politique,
à brûle-pourpoint. Le fameux argument de Guénaut retentissait comme une série de coups de cloche : « Scrutin de liste... scrutin de liste... » et Me Cappois passait avec une agilité prodigieuse de la question de l’équilibre budgétaire à la question du Tonkin. « Tout cela était grave, très grave. » Quelle était l’opinion nette du commandant? Et Verdier sentait bien, au ton de la demande, qu’il ne s’agissait plus là d’une causerie, mais d un interrogatoire. Des prunelles malignes fouillaient son regard et lui perçaient la peau comme des vril
les. Il était littéralement devant des juges. Les silences de Guénaut, de Cappois et des invités interrogeaient, solennellement. Verdier, alors, de son mieux, répon
dait en honnête homme, et quand la réponse plaisait
complètement à Cappois elle ne séduisait Guénaut qu’à demi, et réciproquement. Diable! si deux hommes s’entendaient aussi peu, qu’est-ce que penserait donc une assemblée de deux ou trois cents électeurs à la fois ?
Le commandant allait le savoir, du reste, puisque Charvet, arrivant avec le chapeau sur la tête, lui disait qu’il était temps de se mettre en route.
Les chevaux piaffaient devant la grille. On allait
d’abord à Chailly, à l’auberge du Lion d Or où Garousse se rendrait peut-être. Cappois et Guénaut, puisqu’ils faisaient partie du Comité Verdier, accompagneraient le candidat.
Emile Ducasse demanda à se joindre à l’expédition; cela l’intéressait beaucoup cette élection ; et — qui sait? — il pourrait, peut-être, au besoin, donner quelques conseils.
Me Cappois et Guénaut s’asseyaient alors côte à côte dans le coupé de Charvet et le député d’hier, faisant passer devant lui Verdier qui s’excusait, voulait poli
ment laisser sa place au sénateur sur les coussins de la calèche de Mme Herblay.
— Allons donc, allons donc, disait Ducasse, toujours pincé, vous êtes le héros de la fête ! Passez, commandant !
— Je vous demande pardon, répondait alors timidement Verdier.
En montant, le pied lui glissa sur le marche-pied,
il trébucha et tomba sur un genou, le menton frôlant presque la roue de la calèche. On le crut blessé et Henriette, brusquement, sentait lui venir aux lèvres un petit rire nerveux.
Mais, lestement, le commandant s’était relevé et, remerciant d’un sourire Gilberte accourue vers lui,
brossait du revers de son gant la trace de la terre sur son pantalon noir.
— Vous êtes-vous fait mal, commandant? demanda Mme Herblay.
— Nullement... nullement... merci...
— Un Romain eût reculé, dit Ducasse. Mordre la poussière au moment de se mettre en route, c’est un mauvais présage!
— Drôle de candidat ! commençait Guénaut, dans le coupé de Médéric Charvet. J’ai une peur... Ma parole, ce satané Garousse est capable de le battre !
Enfin, officier de la Légion d’honneur, çà fait encore bien sur une affiche !
Les deux voitures s’éloignèrent en même temps, Henriette disant: « Bonne chance ! » et Gilberte, très pâle, plus émue qu’elle ne voulait le paraître, traver
sait alors le jardin sous l’ombrelle dont Mme Herblay l’abritait.
Elles marchaient lentement, sous le soleil, pour regagner le salon, et elles pensaient, l’une et l’autre, à ce même homme qui s’en allait s’engouffrer, là-bas,
dans l’étuve d’une réunion publique et Henriette était aussi inquiète que Gilberte elle-même, inquiète pour le candidat comme la jeune fille l’était pour l’homme même.
— S’il pouvait partout raconter l’histoire de son sauvetage, comme il l’a fait tout à l’heure, dit Mme Herblay, il aurait l’unanimité !
— Peut-être, fit Gilberte, mais il a fallu qu’il se sentît bien à l’aise, bien aimé ici... pour se livrer comme il l’a fait... Croyez-vous que,moi, je lui avais à peine entendu parler de Méons ?
— Il ne vous dit donc pas tout ce qu’il fait ?
— Tout ce qu’il fait ? Si. Tout ce qu’il a fait, non. — Et vous, demanda Henriette en souriant, avezvous des secrets pour votre oncle? Gilberte souriait.
(A suivre.) Jules Claretie.


LA GRANDE MARNIÈRE


(Suite et fin.)
La péroraison de l’organe du ministère public fut un appel à la sévérité du jury, gardien éclairé de l’égalité judiciaire, et une flagellation énergique de l’oisiveté qui conduit au crime. Ses dernières paroles furent suivies d’un silence épouvanté. Puis le prési
dent, d’une voix lente, prononça la phrase d usage : « Le défenseur a la parole », et au milieu d’un mur
mure de curiosité, Pascal se leva. Il était très pâle, mais jamais résolution plus ardente ne resplendit sur le front d’un homme. Il se tourna vers l auditoire qu’il parcourut d’un regard profond, et ayant trouvé Antoi
nette, il laissa un instant reposer sur elle ses yeux,
comme pour lui demander l’inspiration, et commença à parler. Ce fut d’abord très bas, avec une sorte d’in
dolence, comme s’il dédaignait de discuter les moyens de ses adversaires; et dans cette tonalité sourde, son
organe avait une douceur pénétrante qui fit passer dans l’auditoire un frisson de plaisir.
Avant qu’il eût commencé à discuter, la caresse de sa voix agissait. Comme un grand instrumentiste, il semblait préluder à son morceau éclatant par des accords moëlleux et délicats. Il était si visiblement maître de lui que l’illustre avocat de Paris fronça le sourcil, et cessa de classer les pièces de son dossier avec une affectation d’indifférence. La Cour s’était redressée sur ses fauteuils profonds, et écoutait. Le jury, en proie à ce trouble intérieur que produisent irrésistiblement les virtuoses dès la première note ou les premiers coups d’archet, était immobile et saisi.
Dans la vaste salle assombrie par la première obs curité du soir, pas un tressaillement, pas un souffle.
La parole de Pascal se déroulait mélodieuse, empruntant à ces demi-ténèbres un charme plus poé
tique. Et Antoinette, le cœur serré, les nerfs vibrants,
écoutait à la fois avec angoisse et ravissement cette voix qui défendait l’honneur et la liberté de Robert,
mais qui, la jeune fille le savait bien, ne parlait que pour l’amour d’elle. Oui, toute cette séduction s’adres
sait à elle. Ce que disait Pascal, elle ne l’écoutait pas, elle n’entendait que le son de sa voix, et cette voix disait : « Je t’adore, tout ce que j’ai fait, tout ce que je ferai, c’est pour te plaire. Je combats pour toi,
pour toi seule, et sois sans inquiétude puisque c’est ta cause que je défends, je trouverai des forces sur
humaines et je triompherai. Antoinette sentit une confiance soudaine passer en elle. Elle n’avait plus peur, elle était dans une espèce d’engourdissement qui ne lui permettait plus de distinguer le faux du réel. Il lui semblait qu’un nuage l’enveloppait, et qu’elle perdait la notion des choses qui l’entouraient. Elle se vit emportée dans des espaces vagues où chan
tait une voix divine, et cette voix évoquait l’enfance de la jeune fille, celle de son frère, et le parc de Clai
refont apparaissait baigné de soleil. Une pauvre femme souffrante marchait sur la terrasse, c’était la marquise portant sur son front la pâleur de la mort... Pauvres orphelins qui n’avaient pas connu les dou
ceurs de la tendresse maternelle, et qui, entre leur père voué tout entier aux travaux scientifiques, et leur tante, cœur tendre et faible, avaient grandi dans une liberté un peu sauvage! Et toute la vie de la famille, au fond du château silencieux et désert, se déroulait dans sa monotonie patriarcale; l’affection respectueuse des enfants pour leur père, la soumission à ses caprices, et peu à peu la ruine entrant dans la maison, et l’hostilité faite de convoitise de tout un pays grandissant autour de ce vieillard.
Ce fut un tableau complet, saisissant que celui de cette lutte sourde engagée entre les confédérés qui voulaient s’emparer du domaine, et le pauvre marquis affolé par sa manie. Tous les dessous de l’affaire commencèrent à se découvrir, sondés dans leurs plus intimes profondeurs.
Maintenant la voix n’était plus caressante et attendrie, elle avait une sonorité sévère et attristée. Et, plus touchante, elle allait droit au cœur. Elle montait harmonieuse et colorée, remplissant l’oreille et séduisant l’esprit. Son débit se faisait plus pressé, les arguments se serraient, lancés à l’assaut comme des co
lonnes d’attaque. Et Antoinette écoutait, dominée par une curiosité ardente, enfiévrée, possédée, s’incarnant en celui qui charmait son oreille, vivant de sa vie,
s’échauffant de son enthousiasme, combattant avec lui. Elle était tout entière en lui, elle l’aidait, le souf
flait, l’encourageait ; elle était prise de cette illusion qu’elle défendait son frère elle-même. Cette parole claire et puissante était l’expression de sa pensée, et par les lèvres de Pascal, c’était elle qui parlait. La sensation fut si vive que l’hallucination qui s’était emparée de la jeune fille cessa brusquement, et qu’elle sortit de son rêve. Ses yeux se rouvrirent. Elle revit la foule, sa tante, la Cour, son frère et Pascal. Il
n’était plus pâle, une animation puissante colorait son visage, et son geste s’étendait ample et vigoureux. Il discutait avec une âpre ironie, et toutes les ques
tions qu’il avait posées pendant l’audition des témoins lui servaient pour la défense. Il prenait corps à corps ses adversaires et les écrasait avec une force irrésis
tible. Les faits, échafaudage dangereux élevé contre Robert, s’écroulaient et il n’en restait que des débris.
Par une gradation savante, il était arrivé à chercher quel mobile aurait pu déterminer Robert à com
mettre le crime, et il prouvait qu’il était impossible d’en admettre un qui fût possible. Pourquoi aurait-il tué? Dans quel but? Pour quelle raison? Dans quel intérêt ?
Toutes les présomptions morales étaient nulles, et ne pouvaient s’imposer un instant à des esprits éclairés. Les preuves matérielles étaient plus que dou
teuses. Qui avait vu le meurtrier? Chassevent et Pourtois. Comment l’avaient-ils vu? De loin, dans l’obscurité, fuyant. Et quelle valeur avait ce témoignage du père entraîné par une cupidité que trahis
sait la demande en dommages-intérêts. Il fallait que le coupable fûtM. de Clairefont qui pouvait payer, et non quelque bandit écumeur de broussailles, assassin mystérieux qu’on avait mal cherché parce qu’on ne désirait pas le retrouver. Et Pourtois! Ce témoin tremblant, effaré, méconnaissable, travaillé par des terreurs qui ressemblaient à des remords, qui balbutiait, s’en rapportait à Chassevent, et en somme