UN conteur de beaucoup d’esprit, très délicat et très fin, M. Paul Ginisty, vient de faire paraître un volume intitulé de façon originale:
— Quand l’amour va, tout va...
C est ce qu’on disait autrefois du bâtiment, au temps de M. Haussmann. Je ne sait si, pour parler comme
M. Ginisty, l amour va, car des pécheresses célèbres, Lucie de Kern et Alice Howard, liquident leurs bibe
lots avec une précipitation bizarre, mais, en somme, l’Europe, qui m’intéresse plus que mi-s Howard et Mlle de Kern, l’Europe retentit d’embrassades, pour le moment, après avoir failli gronder de coups de canon. M. Gladstone embrasse M. de Giers, Nubar- Pacha embrasse M. Saint-René Taillandier, le général Brière de l’isle embrasse les mandarins chinois qui embrassent les commandants des Pavillons-Noirs, le roi des Belges embrasse moralement les exposants internationaux en inaugurant l’exposition d’Anvers. C’est une immense embrassade.
Dieu merci, la guerre —fantôme saignant -— paraît de plus en plus éloignée après avoir semblé, la se
maine dernière, inévitable. On avait beau dire qu’elle
était impossible, que la Baleine ne pouvait se mesurer avec l’Eléphant, qu’un grand personnage russe avait dit: « La guerre n’est pas faisable : les Anglais n’om pas d hommes et nous n’avons pas d’argent! » Elit n’était pas faisable, soit, maison allait la faire. Des hommes, on en trouve, hélas ! De l’argent, on en trouve toujours lorsqu’il s’agit de détru;re, beaucoup moins lorsqu’il s’agit de fonder.
Bref, il y a huit jours l’Europe sentait la poudre et maintenant une vague odeur d’olivier, arbre pacifique, se répand dans l’atmosphère. Paris sourit et les hôteliers respirent : nous allons avoir la visite des An
glais, qui ne venaient plus depuis le Soudan et qui seraient venus moins encore si la vieille Angleterre avait dû faire le voyage de l’Afghanistan.
Paris alors danse avec moins de remords. Il multiplie les fêtes de charité. Aimez-vous les concerts? On en entend partout. Les courses de lévriers ? On en donnera tantôt au Champ de Mars et le malheur est que, pour ce cursing en plein vent, le starter ne sera pas la belle Mme Hochon, comme au cursing aris
tocratique de l’hôtel d’Uzès. Bref, on danse encore, mais ce sont les dernières danses de mai et Nilsson va chanter samedi, le jour même où paraîtront ces lignes, sur l’estrade du Trocadéro, au bénéfice des Ateliers d aveugles.
A propos de Christine Nilsson, j’ai reçu une lettre étonnée d’un lecteur me demandant comment la Nilsson
(c’est lui qui la nomme ainsi) peut réclamer le divorce, comme je le disais, puisque la mort l’a, depuis longtemps, divorcée d’avec son mati, M. Rouzeaud.
J’avais écrit divorce à propos de Mme Nilsson et je voulais dire procès, tout simplement. Elle plaide non contre son mari, qui n’est plus, mais contre les héri
tiers de son mari à qui elle réclame 250 000 francs avancés par elle à M. Rouzeaud. J’aimais presque autant le divorce. Ce procès-là est comme un divorce pos
thume où les plaidoiries se livrent, pour ainsi dire, entre des vivants et un cadavre.
Quand Yillemessant avait laissé passer dans son journal une petite coquille semblable à celle qu’on a bien voulu me signaler, il avait une façon extraordi
naire de se rattraper et c’est par là qu’on devinait en lui le gazetier de génie qui fonda l’Evénement et le Figaro quotidien avec M. Dumont. Il imprimait tout net ceci :
« Une bonne idée — et une bonne farce !
« Mes confrères me pillent si effrontément que j’ri voulu leur donner une leçon. Nous avons imprimé vo
lontairement une bourde — soigneusement choisie — dans notre dernier numéro et nos confrères se sont tout naturellement empressés de la répéter. Tant pis pour eux ! C’est bien fait ! Il n’y avait rien de vrai
dans ce que nous avions annoncé et je suis heureux d’avoir trouvé ce bon moyen de prendre nos emprunteurs la main dans le sac. Espérons qu’ils n’y revien
dront pas. J’ai encore de bonnes balourdises à leur disposition. »
Je pourrais dire exactement ce que disait là Ville— messant et plus d’un journal a pris soin de reproduire textuellement, ^sans citer l’Illustration, bien entendu) ce que j’avais imprimé. Mettons, si vous voulez, que j’avais tendu un piège à ces aimables démarqueurs de linge... Je les connais — et ils sont avertis !
On a beaucoup parlé de Gill dont la mort cependant était prévue depuis bien longtemps.
A l’heure même où les journaux annonçaient que le pauvre garçon allait mieux, M. le docteur Luys nous disait, en nous montrant un cerveau conservé et frappé de la mê ne maladie que celui de Gill :
— Ces granulations que vous voyez là, Gill les a dans son cerveau. C’est incurable 1
Et je regardais, stupéfait, ces modifications légères qui font pourtant d’un cerveau hier sain un cerveau malade et d’un être raisonnable un pauvre dément.
Ce bon Gill avait beaucoup de talent et beaucoup d’orgueil. On connaît la légende de la visite de Gill à Léo Lespès, qui ne manquait pas de vanité.
Gill frappe à la porte de Timothée Trimm, encore couché.
— Qui est là ? — Moi !
— Qui, vous ? — André Gill !
— Connais pas !
— Vous êtes le seul !
Et notez que l’anecdote pourrait être vraie.
On a moins parlé d’Alexandre Toussenel, un écrivain exquis, l’auteur de l’Ornithologie passionnelle, du Monde des oiseaux, de l’Esprit des bêtes... Un original,
ce Toussenel, qui fut célébré autrefois. Il retrouvait, dans l’homme, l’animal. Il faisait, en moraliste, ce que J. J. Grandville fit en dessinateur et en artiste. Tel homme était, pour lui, un loup cervier, tel autre un renard. Et il les étudiait au point de vue de la zoolo
gie, en naturaliste. Il divisait l’humanité en différentes espèces d’oiseaux et le monde lui semblait une immense volière (ne pas écrire volerie, il y a le même nombre de lettres).
Il avait été phalanstérien, ami de Victor Considérant et, chose curieuse, de Louis Veuillot aussi. Oui, au temps de Louis-Philippe. Toussenel et Veuillot étaient amis et Toussenel, qui était érudit, disait même assez souvent à Louis Veuillot :
— Vous avez un talent considérable, mais vous ne connaissez pas assez l’histoire ! Etudiez l’histoire !
A ce propos, un amateur d’autographes a même coi servé une originale correspondance, deux petits bidets échangés entre Toussenel et Veuillot. Le pre
mier avait laissé passer des années sans voir le second et pourtant, comme il aimait le polémiste catholique, malgré ses colères (je veux dire les colères de Veuillot) il tenait à le retrouver. Comment renouer avec un ancien compagnon ? Toussenel savait qu’il n’avait qu’à demander un service au gros homme.
Il lui écrit donc :
« Ma parole, j’ai envie de vous demander cent francs, puisque c’est le seul moyen de pouvoir vous voir! »
A. Toussenel. A quoi, sur le champ, Veuillot de répondre :
« Viens les prendre! » (Citation tirée de l’histoire de Sparte, pour vous empêcher de m’accuser de n’y avoir jamais mis le nez.)
Louis Veuillot.
Le bon Toussenel, comme Victor Hugo, avait horreur du chapeau à haute forme, de ce que M. Alphonse Karr, qui déteste aussi ce genre de coiffure, appelle Vignoble tuyau de poêle. Il portait toujours un chapeau de feutre. Ce n’est pas à lui, mais à l’auteur des Guêpes que son feutre valut d’ailleurs de ne pouvoir être reçu, un soir, au cercle d’une grande ville de Belgique.
Alphonse Karr s’y présentait, comme s’y fût présenté Toussenel, avec son chapeau de feutre.
— Ohl monsieur, dit un huissier, on n’entre pas ici en chapeau mou !
— Mais puisque je le dépose au vestiaire, mon chapeau mou!
— Oh I monsieur, nous n’avons pas le droit d’accepter des chapeaux de feutre au vestiaire. Accrochés aux patères, ils feraient un effet désobligeant!
— Mais, je suis invité! Je suis M. Alphonse Karr 1 — Vous seriez le petit caporal... (Et l’huissier souriait). Puis il ajouta gravement cette parole mémorable : Le chapeau haut de forme est statutaire!
Alphonse Karr rentra à l’hôtel et, prenant une feuille de papier, il adressa au président du Cercle cette lettre, qui vaut bien les deux billets cités plus haut :
Monsieur le Président,
On m’a refusé l’entrée de votre Cercle parce que j’avais un chapeau de feutre et non un chapeau de soie.
Vous devez donc porter, statutairement, un chapeau de soie.
Combien vous coûte-t-il?
Vingt francs ! Mettons vingt-deux !
Mon chapeau de feutre, monsieur le président, me re
vient, à moi, à soixante francs. C’est donc quarante francs ou trente-huit francs au moins de considération de plus qu’il devrait me valoir de la part des huissiers de votre Cercle.
Ce chapeau de soixante francs, je l’ôte, monsieur le président, pour vous saluer et avoir l’honneur de prendre congé de votre chapeau de soie. Agréez, etc.
Alphonse Karr.
La lettre est jolie et Toussenel, apôtre du chapeau de feutre, eût été bien capable aussi de l’écrire, comme l’auteur de Sous les tilleuls.
Mais, mon Dieu, que de morts! Régnier, l’autre semaine, M. Auguste Dumont, le fondateur du
Gil Blas, cette fois, un des doyens et des maîtres du journalisme. Qui demain? On s’est demandé si le peintre Alphonse de Neuville, si sympathique à tous, n’était pas en danger lorsqu’on a lu dans les journaux que le maire et le prêtre s’étaient transportés chez lui pour célébrer son mariage avec Mlle Maréchal et tous les amis du brave et éminent artiste se sont sentis vrai
ment émus par cette nouvelle. J’espère que l’auteur de
tant de toiles si crânement françaises sera bientôt hors de péril et que nous pourrons serrer sa main qui, pour la gloire de notre jeune école française, aura repris le pinceau.
On devait, ces jours-ci. le 10 de ce mois, s’il m’en souvient, ce dimanche même, inaugurer la statue de Béranger au square du Temple, mais je ne vois pas qu’il en soit question encore dans les journaux. Il y a six mois, la statue parDoublemard,était achevée, mais les bas-reliefs du piédestal n’étaient pas finis. Sont-ils prêts maintenant? Je l’ignore. Peut-être l’argent manque-t-il un peu. On a demandé tant de pièces de vingt francs au public pour tant de statues diverses !
Il faudrait pourtant se hâter si l’on veut que Paris soit à Paris quand on fêtera Béranger. Déjà je vois apparaître sur les voitures des chemins de fer et à la de
vanture des gares les affiches déambulatoires annonçant les excursions diverses et les voyages d’été : le Mont St-Michcl, la Normandie, les Vosges, les Côtes de Bretagne !
Le joli mois de mai est le mois des peintres, mais ce mois contient aussi l’heure des layetiers. Elle a sonné, cette heure-là!
Les layetiers étalent avec complaisance des malles diverses : malles en cuir, malles en bois, malles colossales, malles à main...Ils ont raison : il y a du magné
tisme dans une malle exposée sur un boulevard. On ne pensait pas le moins du monde à partir; on aperçoit une malle; on se dit brusquement : Tiens! si je partais ?
C’est le premier symptôme de la fièvre spéciale qui sévit avec le printemps.
Le second symptôme se traduit par cette réflexion : — Mais, au fait, pourquoi ai-je regardé cette malle puisque j’en ai une ?
Troisième réflexion : C’est vrai! J’en ai une !
Quatrième réflexion : Mais qu’est-ce qu’une malle qui n’est pas faite ? Peut-on se dire qu’on a une malle quand cette malle est vide? Et si je faisais ma malle?
Cinquième réflexion, qui se traduit par un ordre en rentrant chez soi : Pierre ! — Monsieur?
— Faites ma malle !
— Monsieur va en voyage! Où Monsieur va-t-il? — Je ne sais pas !
C’est alors que la sixième réflexion se présente. Où aller? Bah! n’importe où ! On part pour partir. On part pour faire sa malle. Bien mieux, on part tout sim
plement parce qu’on a vu un tas de malles exposées sur un trottoir de l’avenue de l’Opéra, comme on va au théâtre parce qu’on a vu les photographies de la pièce nouvelle exposées boulevard des Capucines ou rue Vivienne.
Les Parisiens feront pourtant bien de réfléchir un peu avant de se mettre en route. Il y a aussi cette septième réflexion : « Si je ne partais pas? » Paris est charmant. Le Salon est, à tout prendre, un salon où l’on cause et si le Bois est mouillé, il est tout em
baumé et tout vert. Je trouve que le Mont-St-Michel et les Côtes de Bretagne sont en avance. Il n’y a que des rhumes à y recueillir, comme chez la reine d’An
gleterre où, nous dit le comte Vassili, on ne fait jamaisde feu, jamais,la reine Victoria, comme Louis XIV, ayant toujours trop chaud !
Ce comte Paul Vassili, qui étudie dans la revue de Mme Adam, la Société de Londres, après la Société de Berlin et la Société de Vienne, qui est-il ? Existe-t-il ? Comment est-il? Blond, brun, gros, gras, mince, chauve, chevelu ?
Est-ce un mythe ou un homme? On a accusé M. Gérard, le lecteur de l’impératrice Augusta, de lui prêter sa science à Berlin et M. de Beust un peu de son fin esprit à Vienne. Pures calomnies. Je crois que
COURRIER DE PARIS