voulant pas évidemment servir cette affreuse République ?
Mme Herblay appuyait sur les mots avec une sorte de coquetterie. M. de Montbrun essaya de sourire encore : « Non, il les eut gardés, les galons, mais le lendemain même, une balle... l’ambulance... » puis avec une expression singulière il ajouta presque brusquement :
— J’aurais mieux fait de rester au régiment, une lois guéri !
Et, comme pour en finir avec une pensée triste, il parla d’autre chose, tira de sa poche un portefeuille, y prit une enveloppe et la tendit à Mme Herblay en lui disant qu’il était tort heureux de s’associer à la bonne œuvre entreprise par elle un ouvroir fondé pour les pauvres filles des environs. Il remerciait Mme Herblay d’avoir bien voulu ne pas l’oublier parmi les souscripteurs et il lui apportait son obole.
Henriette avait ouvert l’enveloppe. Cinq cents francs! M. de Montbrun se montrait vraiment très généreux et les protégées de Mme Herblay lui en seraient profondément reconnaissantes. Elle serait heureuse de l’inscrire parmi les membres donateurs et fondateurs de l’œuvre.
— Non, je vous en prie, madame, dit le comte, si je puis être utile je suis enchanté, mais je voudrais que ma contribution demeurât anonyme.
Henriette, avec sa passion de politique, hocha la tête :
— Je comprends. Vous ne voulez pas avoir l air de protéger mes petites radicales !
Mais Gilberte fut enchantée de la réponse de M. de Montbrun.
—- Je vous jure, madame, dit-il, que je ne m’étais pas du tout inquiété de connaître l’opinion de vos protégées, pas plus, j’en suis certain, que vous ne cherchez à savoir ce que pensent les pauvres filles à qui vous donnez de l’ouvrage. Si elles souffrent, cela vous suffit. A moi aussi.
Gilberte, qui n’avait rien dit depuis l’arrivée de M. de Montbrun, regardait le jeune homme avec une sorte d’attendrissement un peu inquiet. Elle était assise entre lui et Mme Herblay, et le comte, en parlant à Henriette, semblait fuir, avec une sorte de timidité ou de crainte, le regard de Gilberte. Il semblait à la jeune fille qu’il avait l’air plus triste et qu’il avait pâli et maigri depuis qu’ils s’étaient, l’an dernier, rencontrés à Trouville, où Verdier l’avait menée pendant quel
ques jours pour la distraire. Elle avait conservé de ces
journées, — dates importantes dans son existence si pauvre d’incidents, monotone et vide, — un souvenir
plus profond qu’elle ne voulait se l’avouer à elle-- même.
Il lui semblait que les heures de cette vie d’hôtel étaient les meilleures qu’elle eût vécues. M.de Montbrun était là, et le hasard les avait placés à table coude à coude. Tout d’abord ils s’étaient à peine parlé. Elle avait seulement remarqué la distinction et la tristesse de ce jeune homme, et lorsque le comman
dant l’avait reconnu pour un de ses anciens soldats, la voix un peu chantante et mélancolique du jeune homme lui avait causé une impression indéfinissable, comme l’émotion d’une plainte. Mais ce n’était pas ce seul voisinage de hasard qui lui rendait cher le souve
nir des causeries de Trouville et ramenait si souvent, depuis, la vision de M. de Montbrun à sa pensée. Un sentiment de pitié les avait, là-bas, et pour toujours,
liés l’un à l’autre. Après s’être retrouvés, chaque matin et chaque soir, à la table du même hôtel, un malheur survenu à de pauvres diables de pêcheurs,
les réunissait, un jour, près de la jetée, en une commune angoisse, tandis que les sauveteurs en vareuse rouge allaient, dans le fracas des vagues, arra
cher les naufragés de la barque près de sombrer. Ils étaient côte à côte, Gilberte et Robert, sur le rivage,
tandis que les matelots entraient comme en plein dans les lames et en ressortaient, blancs d’écume, ramant hardiment pour ramener au port les pêcheurs. Et tous les regards qu’ils avaient échangés dans ces minutes d’anxiétés suprêmes qui étouffaient les cris mêmes de la foule, l’étranglaient d’émotion, la prenaient aux entrailles; ces regards éperdus, elle ne les avait jamais oubliés. Gilberte et M. de Montbrun avaient commu
nié dans une terreur et une joie pareilles : chacun d’eux avait entrevu les larmes de l’autre à travers ses
propres larmes, et la sympathie instinctive de ces deux êtres s’était décuplée soudain dans cette fraternité d’angoisse.
Ils s’étaient retrouvés, du reste, sur la jetée, plus d’une fois, après la catastrophe qui anéantissait l’espoir de vivre, l’humble bien-être des pêcheurs naufragés.
Les sauveteurs avaient bien réussi à ramener à terre les trois hommes qui montaient la barque T R. 120 — le patron, un vieux cassé par l’âge, cuit et recuit par le vent de mer, son gendre, un grand garçon à demi phthisique, et un matelot à gages — mais la barque même, la barque battue des flots, déchiquetée par la morsure de chaque lame nouvelle, comme un cadavre par le coup de bec d’un corbeau, la barque, réduite à l’état de carcasse inutile,— l’humble barque qui faisait vivre le patron Taigny, sa fille et les deux petits de sa fille, la barque rongée, défoncée, avalée par l’eau qui bavait autour de ses débris, était perdue. Alors, père, gendre, fille, les Taigny s’étaient mis tous à sauver du désastre ce qu’ils avaient pu, la voile maintenant étendue et séchant au soleil sur la grève, les débris de cor
dages, les amarres, les poulies, de misérables détritus du naufrage qui étalaient leur misère sur le sable et que,
travaillant de jour et de nuit, harassés, les pêcheurs ruinés allaient, lambeau par lambeau, arracher à la me.
Le soir qui avait suivi le naufrage, les Taigny, dans la nuit, luttaient encore, allant, en canot, de la jetée à la barque échouée et de la barque à la jetée par où,
grimpant aux échelons, ils transportaient les miettes de leur bateau. Gilberte et son oncle étaient assis au bout de la jetée, sur la balustrade goudronnée et, s’in
terrogeant la nuit, à peine apercevaient-ils l’épave ballottée par la vague, et le canot s’agitant tout au our, comme un point noir. Ils voyaient près d’eux, lorsque le canot revenait, une forme noire se pencher, ils enten
daient, de temps à autre, une voix de femme demander à quelqu’un qui péniblement grimpait le long de la jetée: « Ça va-t-il? » U,n gémissement de vieux ou une toux de jeune homme répondait : « Ça ira mieux demain matin. » Et le sauvetage de ces misérables restes de barque détruite continuait patient, silencieux,
morne et comme inconscient. Gilberte se sentait le cœur serré et le commandant songeait alors aux mi
neurs de Méons. Que de fourmis humaines luttaient ainsi pour les autres, un peu partout, sur la mer, sous la terre, comme les abeilles pour les frelons I
Et comme ils s’en retournaient pensifs à l’hôtel, Gilberte avait deviné que quelqu’un les suivait dans l’ombre. Le bruit de la mer battant les deux côtés de la jetée, la faisait se rapprocher instinctivement de son oncle dont elle avait pris le bras; mais elle se rassurait bien vite en reconnaissant M. de Montbrun qui rentrait en même temps qu’eux.
Il y avait longtemps qu’il était là, lui ausn, penché sur la balustrade et cherchant à apercevoir les pê
cheurs se débattant dans ce gouffre noirl II avait bien vu que la jeune fille et son oncle se retrouvaient près de lui, mais il n’avait point parlé. Le commandant l ayant reconnu à son tour, ils s’étaient arrêtés alors au milieu de la jetée et échangeant leurs impressions sur ce naufrage de la barque, ils avaient longuement causé, là, dans l’ombre, tandis que la mer continuait son grand murmure infini. Et c’était délicieux! —Gil
berte s’en souvenait toujours — cette lente causerie sur la pitié, les misères des pauvres, cet échange de souvenirs et d’impressions navrées entre le jeune homme et le vieux commandant. Elle avait encore dans l’oreille la voix musicale de M.de Montbrun qui, douce
ment, se faisait entendre malgré le long bruit des flots. Un moment la brume, au tond, s’étant dissipée, une traînée de lumière avait apparu au loin— le Havre — et, sur leurs têtes, une à une, s’étaient allumées les étoiles, laissant voir maintenant le fantôme de la barque penchée sur le côté, pareille à un blessé et secouée comme des frissons d’une bête qui agonise.
Alors une idée leur était venue à tous deux d’organiser pour ces malheureux une souscription dans l’hôtel. Gilberte avait donné ses économies de jeune fille ; le comte recevait au Casino les versements de ses amis qu’il ajoutait à sa part et Gilberte allait avec le jeune homme et le commandant porter la somme totale aux Taigny. Pauvres gens! Le vieux pleurait de joie ; les petits, effarouchés, regardaient Gilberte comme ils eussent contemplé une fée, et le gendre couché sur un grabat, remerciait d’une voix brisée,
au milieu de sinistres accès de toux... Et ce souvenir et cette bonne action, toute simple, avaient lié plus étroitement Gilberte et Robert l’un à l’autre que ne l’eussent fait de longs mois de relations mondaines. Ils se parlaient maintenant, aux repas, au salon, et M. de Montbrun était demeuré tout un soir, un triste soir de pluie, auprès de la jeune fille qui, au piano, gen
timent, sans coquetterie, lui avait joué tout un album de romances de Gounod, de Massenet et de mélodies de Mendelssohn.
Et Gilberte se sentait, sans savoir pourquoi, toute heureuse de cette rencontre avec ce jeune homme qui lui paraissait si doux, si triste et si bon. Elle ne se demandait pas si cette espèce de joie confuse aurait un lendemain. C’était tout nouveau et exquis, cette sensation de sympathie particulière qu’elle éprouvait
pour M. de Montbrun. Il lui semblait qu’elle l’avait toujours connu. Le commandant lui avait, en effet, autrefois, raconté plus d’une action d’éclat de l’adolescent devenu soldat, sur la Loire. Mais elle igno
rait alors qu’elle dût trouver le jeune comte en son chemin, et à présent elle avait cette illusion de croire que M. de Montbrun était un vieil ami.
Par dessus tout, la mélancolie évidente du jeune homme l’attirait. Il y a, chez presque loutes les
femmes, une sœur de charité latente qui, d’instinct, va droit à la souffrance comme si elle était née pour la
soulager. Gilberte plaignait M. de Montbrun sans savoir au juste pourquoi il était à plaindre. Mais elle ne s’y trompait pas ; une grande douleur plutôt morale que physique, plissait ce front, creusait ces joues. Elle eut voulu tout connaître pour essayer de consoler.
Le hasard d’une promenade, sur la Côte de Grâce, du côté de Villerville, l’avait mise, d’ailleurs, face à face peut-être avec une partie du secret de M.de Mont
brun. Gilberte, descendant de voiture avec son oncle,
avait voulu marcher dans l’herbe des pâturages,voir ces enclos touffus, ces coins de robuste terre normande où les pommiers rampent, chargés de fruits, au ras des verdures puissantes tachetées de bestiaux qui ru
minent. Elle regardait, par dessus les haies, ces fermes, recrépies parfois et décorées par la fashion comme un bibelot qu’on répare, et elle avait des sur
prises d’enfant à regarder le soleil trouer les arbres feuillus, les canards barboter dans quelque ruisselet, les poussins courir ou les bœufs la suivre lentement de leurs yeux placides.
— Mais comme tu es joyeuse!... disait Verdier. — Oui, quand je suis avec vous, mon oncle.
Et le soldat remarquait, sans conclure, combien Gilberte était devenue gaie, en effet, depuis ce voyage de Trouville
Tout à coup, il vit sa nièce s’arrêter net au milieu du chemin. Elle était comme interdite et très-pâle, sous son ombrelle de toile écrue. Devant eux, un homme venait, qui s’arrêta subitement, à son tour, dès qu’il aperçut le commandant et la jeune fille, et qui, à demi plié en deux, essayait, en faisant de
petits pas, de guider une fillette, un peu pâle et comme titubant à demi sur la terre grasse du chemin. Der
rière, une grosse paysanne, quelque nourrice, suivait. L’homme se redressa brusquement, souleva du sol l’enfant qu’il prit dans ses bras et comme emportant le petit être,disparut, suivi de la Normande, derrière une haie, par un sentier descendant vers la mer.
Verdier avait regardé sa nièce.
— Mais c’est M. de Montbrun !...
Gilberte, immobile, ne répondait pas, semblait chercher sur le chemin le comte disparu et cette paysanne et cette enfant.
— Tu l’as bien reconnu, n’est ce pas, Gilberte? — Oui, dit-elle.
Et elle demanda vivement à remonter en voiture. Elle éprouvait, sans se l’expliquer, un nâvrement profond, une tristesse subite et noire. II lui semblait que quelque chose faisait naulrage autour d’elle. Le vieux Taigny devait avoir eu cette stupeur, l’autie jour.
En chemin, le commandant revenait obstinément à cette rencontre :
— C était parfaitement M. de Montbrun. Il ne nous a pas reconnus. Pourquoi aurait-il filé o mine ça? Très gentillle, cette petite qui trottinait. Qu’est-ce que c’est que cette jeune personne-là?...
Alors Gilberte le priait de ne rien dire, d’oublier
Mme Herblay appuyait sur les mots avec une sorte de coquetterie. M. de Montbrun essaya de sourire encore : « Non, il les eut gardés, les galons, mais le lendemain même, une balle... l’ambulance... » puis avec une expression singulière il ajouta presque brusquement :
— J’aurais mieux fait de rester au régiment, une lois guéri !
Et, comme pour en finir avec une pensée triste, il parla d’autre chose, tira de sa poche un portefeuille, y prit une enveloppe et la tendit à Mme Herblay en lui disant qu’il était tort heureux de s’associer à la bonne œuvre entreprise par elle un ouvroir fondé pour les pauvres filles des environs. Il remerciait Mme Herblay d’avoir bien voulu ne pas l’oublier parmi les souscripteurs et il lui apportait son obole.
Henriette avait ouvert l’enveloppe. Cinq cents francs! M. de Montbrun se montrait vraiment très généreux et les protégées de Mme Herblay lui en seraient profondément reconnaissantes. Elle serait heureuse de l’inscrire parmi les membres donateurs et fondateurs de l’œuvre.
— Non, je vous en prie, madame, dit le comte, si je puis être utile je suis enchanté, mais je voudrais que ma contribution demeurât anonyme.
Henriette, avec sa passion de politique, hocha la tête :
— Je comprends. Vous ne voulez pas avoir l air de protéger mes petites radicales !
Mais Gilberte fut enchantée de la réponse de M. de Montbrun.
—- Je vous jure, madame, dit-il, que je ne m’étais pas du tout inquiété de connaître l’opinion de vos protégées, pas plus, j’en suis certain, que vous ne cherchez à savoir ce que pensent les pauvres filles à qui vous donnez de l’ouvrage. Si elles souffrent, cela vous suffit. A moi aussi.
Gilberte, qui n’avait rien dit depuis l’arrivée de M. de Montbrun, regardait le jeune homme avec une sorte d’attendrissement un peu inquiet. Elle était assise entre lui et Mme Herblay, et le comte, en parlant à Henriette, semblait fuir, avec une sorte de timidité ou de crainte, le regard de Gilberte. Il semblait à la jeune fille qu’il avait l’air plus triste et qu’il avait pâli et maigri depuis qu’ils s’étaient, l’an dernier, rencontrés à Trouville, où Verdier l’avait menée pendant quel
ques jours pour la distraire. Elle avait conservé de ces
journées, — dates importantes dans son existence si pauvre d’incidents, monotone et vide, — un souvenir
plus profond qu’elle ne voulait se l’avouer à elle-- même.
Il lui semblait que les heures de cette vie d’hôtel étaient les meilleures qu’elle eût vécues. M.de Montbrun était là, et le hasard les avait placés à table coude à coude. Tout d’abord ils s’étaient à peine parlé. Elle avait seulement remarqué la distinction et la tristesse de ce jeune homme, et lorsque le comman
dant l’avait reconnu pour un de ses anciens soldats, la voix un peu chantante et mélancolique du jeune homme lui avait causé une impression indéfinissable, comme l’émotion d’une plainte. Mais ce n’était pas ce seul voisinage de hasard qui lui rendait cher le souve
nir des causeries de Trouville et ramenait si souvent, depuis, la vision de M. de Montbrun à sa pensée. Un sentiment de pitié les avait, là-bas, et pour toujours,
liés l’un à l’autre. Après s’être retrouvés, chaque matin et chaque soir, à la table du même hôtel, un malheur survenu à de pauvres diables de pêcheurs,
les réunissait, un jour, près de la jetée, en une commune angoisse, tandis que les sauveteurs en vareuse rouge allaient, dans le fracas des vagues, arra
cher les naufragés de la barque près de sombrer. Ils étaient côte à côte, Gilberte et Robert, sur le rivage,
tandis que les matelots entraient comme en plein dans les lames et en ressortaient, blancs d’écume, ramant hardiment pour ramener au port les pêcheurs. Et tous les regards qu’ils avaient échangés dans ces minutes d’anxiétés suprêmes qui étouffaient les cris mêmes de la foule, l’étranglaient d’émotion, la prenaient aux entrailles; ces regards éperdus, elle ne les avait jamais oubliés. Gilberte et M. de Montbrun avaient commu
nié dans une terreur et une joie pareilles : chacun d’eux avait entrevu les larmes de l’autre à travers ses
propres larmes, et la sympathie instinctive de ces deux êtres s’était décuplée soudain dans cette fraternité d’angoisse.
Ils s’étaient retrouvés, du reste, sur la jetée, plus d’une fois, après la catastrophe qui anéantissait l’espoir de vivre, l’humble bien-être des pêcheurs naufragés.
Les sauveteurs avaient bien réussi à ramener à terre les trois hommes qui montaient la barque T R. 120 — le patron, un vieux cassé par l’âge, cuit et recuit par le vent de mer, son gendre, un grand garçon à demi phthisique, et un matelot à gages — mais la barque même, la barque battue des flots, déchiquetée par la morsure de chaque lame nouvelle, comme un cadavre par le coup de bec d’un corbeau, la barque, réduite à l’état de carcasse inutile,— l’humble barque qui faisait vivre le patron Taigny, sa fille et les deux petits de sa fille, la barque rongée, défoncée, avalée par l’eau qui bavait autour de ses débris, était perdue. Alors, père, gendre, fille, les Taigny s’étaient mis tous à sauver du désastre ce qu’ils avaient pu, la voile maintenant étendue et séchant au soleil sur la grève, les débris de cor
dages, les amarres, les poulies, de misérables détritus du naufrage qui étalaient leur misère sur le sable et que,
travaillant de jour et de nuit, harassés, les pêcheurs ruinés allaient, lambeau par lambeau, arracher à la me.
Le soir qui avait suivi le naufrage, les Taigny, dans la nuit, luttaient encore, allant, en canot, de la jetée à la barque échouée et de la barque à la jetée par où,
grimpant aux échelons, ils transportaient les miettes de leur bateau. Gilberte et son oncle étaient assis au bout de la jetée, sur la balustrade goudronnée et, s’in
terrogeant la nuit, à peine apercevaient-ils l’épave ballottée par la vague, et le canot s’agitant tout au our, comme un point noir. Ils voyaient près d’eux, lorsque le canot revenait, une forme noire se pencher, ils enten
daient, de temps à autre, une voix de femme demander à quelqu’un qui péniblement grimpait le long de la jetée: « Ça va-t-il? » U,n gémissement de vieux ou une toux de jeune homme répondait : « Ça ira mieux demain matin. » Et le sauvetage de ces misérables restes de barque détruite continuait patient, silencieux,
morne et comme inconscient. Gilberte se sentait le cœur serré et le commandant songeait alors aux mi
neurs de Méons. Que de fourmis humaines luttaient ainsi pour les autres, un peu partout, sur la mer, sous la terre, comme les abeilles pour les frelons I
Et comme ils s’en retournaient pensifs à l’hôtel, Gilberte avait deviné que quelqu’un les suivait dans l’ombre. Le bruit de la mer battant les deux côtés de la jetée, la faisait se rapprocher instinctivement de son oncle dont elle avait pris le bras; mais elle se rassurait bien vite en reconnaissant M. de Montbrun qui rentrait en même temps qu’eux.
Il y avait longtemps qu’il était là, lui ausn, penché sur la balustrade et cherchant à apercevoir les pê
cheurs se débattant dans ce gouffre noirl II avait bien vu que la jeune fille et son oncle se retrouvaient près de lui, mais il n’avait point parlé. Le commandant l ayant reconnu à son tour, ils s’étaient arrêtés alors au milieu de la jetée et échangeant leurs impressions sur ce naufrage de la barque, ils avaient longuement causé, là, dans l’ombre, tandis que la mer continuait son grand murmure infini. Et c’était délicieux! —Gil
berte s’en souvenait toujours — cette lente causerie sur la pitié, les misères des pauvres, cet échange de souvenirs et d’impressions navrées entre le jeune homme et le vieux commandant. Elle avait encore dans l’oreille la voix musicale de M.de Montbrun qui, douce
ment, se faisait entendre malgré le long bruit des flots. Un moment la brume, au tond, s’étant dissipée, une traînée de lumière avait apparu au loin— le Havre — et, sur leurs têtes, une à une, s’étaient allumées les étoiles, laissant voir maintenant le fantôme de la barque penchée sur le côté, pareille à un blessé et secouée comme des frissons d’une bête qui agonise.
Alors une idée leur était venue à tous deux d’organiser pour ces malheureux une souscription dans l’hôtel. Gilberte avait donné ses économies de jeune fille ; le comte recevait au Casino les versements de ses amis qu’il ajoutait à sa part et Gilberte allait avec le jeune homme et le commandant porter la somme totale aux Taigny. Pauvres gens! Le vieux pleurait de joie ; les petits, effarouchés, regardaient Gilberte comme ils eussent contemplé une fée, et le gendre couché sur un grabat, remerciait d’une voix brisée,
au milieu de sinistres accès de toux... Et ce souvenir et cette bonne action, toute simple, avaient lié plus étroitement Gilberte et Robert l’un à l’autre que ne l’eussent fait de longs mois de relations mondaines. Ils se parlaient maintenant, aux repas, au salon, et M. de Montbrun était demeuré tout un soir, un triste soir de pluie, auprès de la jeune fille qui, au piano, gen
timent, sans coquetterie, lui avait joué tout un album de romances de Gounod, de Massenet et de mélodies de Mendelssohn.
Et Gilberte se sentait, sans savoir pourquoi, toute heureuse de cette rencontre avec ce jeune homme qui lui paraissait si doux, si triste et si bon. Elle ne se demandait pas si cette espèce de joie confuse aurait un lendemain. C’était tout nouveau et exquis, cette sensation de sympathie particulière qu’elle éprouvait
pour M. de Montbrun. Il lui semblait qu’elle l’avait toujours connu. Le commandant lui avait, en effet, autrefois, raconté plus d’une action d’éclat de l’adolescent devenu soldat, sur la Loire. Mais elle igno
rait alors qu’elle dût trouver le jeune comte en son chemin, et à présent elle avait cette illusion de croire que M. de Montbrun était un vieil ami.
Par dessus tout, la mélancolie évidente du jeune homme l’attirait. Il y a, chez presque loutes les
femmes, une sœur de charité latente qui, d’instinct, va droit à la souffrance comme si elle était née pour la
soulager. Gilberte plaignait M. de Montbrun sans savoir au juste pourquoi il était à plaindre. Mais elle ne s’y trompait pas ; une grande douleur plutôt morale que physique, plissait ce front, creusait ces joues. Elle eut voulu tout connaître pour essayer de consoler.
Le hasard d’une promenade, sur la Côte de Grâce, du côté de Villerville, l’avait mise, d’ailleurs, face à face peut-être avec une partie du secret de M.de Mont
brun. Gilberte, descendant de voiture avec son oncle,
avait voulu marcher dans l’herbe des pâturages,voir ces enclos touffus, ces coins de robuste terre normande où les pommiers rampent, chargés de fruits, au ras des verdures puissantes tachetées de bestiaux qui ru
minent. Elle regardait, par dessus les haies, ces fermes, recrépies parfois et décorées par la fashion comme un bibelot qu’on répare, et elle avait des sur
prises d’enfant à regarder le soleil trouer les arbres feuillus, les canards barboter dans quelque ruisselet, les poussins courir ou les bœufs la suivre lentement de leurs yeux placides.
— Mais comme tu es joyeuse!... disait Verdier. — Oui, quand je suis avec vous, mon oncle.
Et le soldat remarquait, sans conclure, combien Gilberte était devenue gaie, en effet, depuis ce voyage de Trouville
Tout à coup, il vit sa nièce s’arrêter net au milieu du chemin. Elle était comme interdite et très-pâle, sous son ombrelle de toile écrue. Devant eux, un homme venait, qui s’arrêta subitement, à son tour, dès qu’il aperçut le commandant et la jeune fille, et qui, à demi plié en deux, essayait, en faisant de
petits pas, de guider une fillette, un peu pâle et comme titubant à demi sur la terre grasse du chemin. Der
rière, une grosse paysanne, quelque nourrice, suivait. L’homme se redressa brusquement, souleva du sol l’enfant qu’il prit dans ses bras et comme emportant le petit être,disparut, suivi de la Normande, derrière une haie, par un sentier descendant vers la mer.
Verdier avait regardé sa nièce.
— Mais c’est M. de Montbrun !...
Gilberte, immobile, ne répondait pas, semblait chercher sur le chemin le comte disparu et cette paysanne et cette enfant.
— Tu l’as bien reconnu, n’est ce pas, Gilberte? — Oui, dit-elle.
Et elle demanda vivement à remonter en voiture. Elle éprouvait, sans se l’expliquer, un nâvrement profond, une tristesse subite et noire. II lui semblait que quelque chose faisait naulrage autour d’elle. Le vieux Taigny devait avoir eu cette stupeur, l’autie jour.
En chemin, le commandant revenait obstinément à cette rencontre :
— C était parfaitement M. de Montbrun. Il ne nous a pas reconnus. Pourquoi aurait-il filé o mine ça? Très gentillle, cette petite qui trottinait. Qu’est-ce que c’est que cette jeune personne-là?...
Alors Gilberte le priait de ne rien dire, d’oublier