DEPUis huit jours, Paris a un sport nouveau. On a établi un Cursing ou Coursing au Champ de Mars. Les lévriers y courent après des lièvres qui sont happés rapide
ment — une, deux!—et disparaissent dans l’estomac des chiens. C’est le Canis-Club qui a organisé ce divertissement. Le Canis-Club pourrait bien, quel
que jour, être aussi haut coté que le Jockey-Club. Sa vogue commence. Il nous avait promis, en même temps que la course de lévriers, une chasse au faucon et le ressouvenir du moyen-âge ne déplaisait pas trop aux gens amis de la couleur historique. Mais, soit que j’aie battu en retraite trop tôt, soit que le temps ne l’ait point permis, car il faisait grand vent, je n’ai pas vu le moin
dre exercice de fauconnerie. Ce sera pour plus tard.
Le Canis-Club débute : il a le temps de faire ses preuves.
Il serait, du reste, la dernière nouveauté de la saison s’il n’y avait pas eu le torpilleur. On estime à quatrevingt mille personnes par jour le nombre des curieux qui sont allés voir de loin le torpilleur n° 68 amarré sur la Seine. Les députés et les sénateurs ont, seuls, eu l’autorisation de mettre leurs pieds législatifs sur le bateau national.
Les Américains racontent volontiers l’histoire plus ou moins plaisante, mais typique, de ce Yankee demandant à visiter un navire de l’Etat.
Le capitaine lui en refuse l’autorisation.
Alors, froidement, le citoyen de la libre Amérique prend un canif dans sa poche et coupe un léger mor
ceau de bois — un copeau minuscule — dans la coque du navire, puis, le glissant dans la poche de son gilet :
— Comme ce bateau appartient à la nation j’en suis propriétaire pour une part infinitésimale, et je la prends !
Le trait est un de ceux que les Américains racontent volontiers et qui les fait rire. Si la dixième partie des curieux attirés au pont de la Concorde par le tor
pilleur n° 68 avait suivi le procédé facétieux de l’Américain et emporté un atôme du bateau, il n’en se
rait pas resté lourd à l’Etat. Mon Dieu ! que de monde autour de ce petit bateau, qui va sur l’eau de Seine avant de naviguer dans les mers de Chine 1 II y avait, autour du torpilleur, plus de monde qu’au Coursing du Champ de Mars et autant qu’aux courses du Bois de Boulogne.
Du reste, Paris a offert, ces jours derniers, une quantité de curiosités aux désœuvrés et aux observateurs, qui ne sont, très souvent, que des désœuvrés philosophes.
La visite à l’hôtel de miss Alice Howard, avenue d’Iéna, a fait galoper plus d’un équipage armorié vers la petite maison de la pécheresse. Car, c’était une pé
cheresse, et des plus belles, que l’Anglaise, imposante comme une statue, dont on a mis le prie-Dieu à l’encan. Un prie-Dieu ! Il a été très lorgné par les visi
teuses, ce prie-Dieu de luxe, et on s’est volontiers demandé quelles sortes de prières il avait bien pu en
tendre. Peut-être des prières plus sincères que bien
d’autres, qui sait? Tout est possible! Mais il serait, je crois, malséant d’insister.
Puis il y a eu foule, et foule choisie, titrée, huppée, au concert donné par Mme Christine Nilsson dans la salle du Trocadéro, au bénéfice des ateliers d’ouvriers aveugles fondés, grâce à Mme Heine-Furtado, par M. Lavanchy-Clarke.
On nous disait d’avance, en nous parlant de Christine Nilsson :
— Vous allez avoir une désillusion! — Comment ?
— Oui, sa voix ! Ah ! elle n’a plus sa voix d’autrefois 1 C’est dommage !
La cantatrice a paru et elle a charmé. On ne chante plus Faust comme elle le chante encore. Voilà deux fois qu’au Trocadéro j’entends et la Patti et la Nilsson et que, deux fois, je me dis : « Où sont les chanteuses qui ont remplacé celles-là, les étoiles nouvelles qui ont pris la place de ces étoiles ? » Est-ce que je vieillirais que j’en suis à trouver le passé d’hier plus étincelant que le présent?
Mais, en fait de nouveautés,il y a la grosse question des personnalités dans le livre et du droit des ro
manciers de s’inspirer des faits contemporains pour en tirer des récits émouvants.
C’est un roman nouveau, signé Ary Ecilow et intitulé Roland et aussi le très dramatique volume de M. Albert Delpit, Solange de Croix-Saint-Luc qui ont remis la discussion sur le tapis.
Il parait que ce Roland, écrit par un professeur ignoré et retouché par une femme d’un goût très sûr et d’un dévouement admirable, est l’histoire — vraie — d’un enfant enlevé à une princesse par un mari fa
rouche et qu’on voudrait arriver à faire rendre à sa mère. On murmure tout bas, on prononce même tout haut des noms illustres, des noms de maisons souve
raines et le livre fait ainsi son chemin parce qu’on assure que c’est arrivé! Le public ne croit plus qu à ce qui est arrivé !
On dit que Solange de Croix-Saint-Luc est un roman arrivé ! « Avez-vous lu l’histoire de la pauvre duchesse de Chaulnes, par Albert Delpit ? C’est bien émouvant! » Voilà ce qu’on entend répéter et même ce qu’on a dû imprimer, çà et là. Mais M. Albert Del
pit se défend d’avoir voulu faire un portrait de femme et il l’a formellement déclaré à M. de Pontmartin, le
maître critique. Il s’est inspiré d’un malheur qui a semblé touchant à la foule, mais de là à un portrait, il y a loin.
Il a raison de protester, Delpit, d’abord parce que ses intentions sont ainsi nettement déclarées et puis parce que les mêmes propos reparaîtraient lorsque Mme Jane Hading se fera applaudir, au Gymnase, l’hiver prochain, da ’s cette Solange de Croix-Saint-Luc.
On n’a pas encore attribué à M. Ohnet la velléité d’avoir fait des portraits dans son livre à grand succès, la Grande Marnière. Cela viendra peut-être. Le lec
teur tient à ce que tous les personnages des romans qu’il lit soient calqués sur la réalité. Quand ce n’est pas le public, ce sont les pseudo-héros eux-mêmes. Plus de dix poètes dramatiques ont remercié Pailleron de les avoir glissés dans le Monde où l’on s’ennuie.
— Oui, parbleu! Le poète... l’auteur qui lit sa tragédie, c’est moi !
— Pas du tout : ce n’est personne !
On finirait, du reste, par blesser les gens en leur répétant qu’on n’a jamais songé à eux.
Mais il est tout naturel que les drames vrais, lorsqu’ils sont poignants, comme la mort d’une duchesse de Chaulnes dans un taudis, fassent naître l’idée de les analyser et je saurais gré à Albert Delpit d’avoir si bien étudié ce cruel fait divers de la haute vie. On me dirait qu’un romancier s’occupe de tirer un roman de ce procès, plus romanesque encore que la vie ellemême, — l’affaire Lenoir-Rtchard, jugée à Montpellier — je ne m’en étonnerais pas.
Il s’agit aussi de l’enlèvement d’un enfant, dans l’affaire Richard, comme dans Solange de Croix-Saint- Luc. Un pauvre cocher de fiacre, Liéven Lenoir, expédiait son enfant à des Franciscains qui lui avaient promis de l’élever. Un ingénieur de Cette, M. Richard, apprend cela, en wagon, veut soustraire l’enfant à l’influence des religieux et l’emmène chez lui, à Cette. Voilà, en peu de mots, l’histoire. On a fait, avec rai
son, grand bruit de l’affaire du petit juif Mortara, enlevé à ses parents et baptisé malgré eux. Que d’en
cre Edmond About versa alors, à ce sujet, et de la bonne encre! Mais, à dire vrai, le petit Lenoir est une sorte de petit Mortara plus âgé, enlevé à son père par un libre penseur qui n’entend point qu’on pense autrement que lui.
Saint Simon! Passe même encore pour Sainte Beuve! Mais Saint Cloud! Mais Saint Joseph! Mais les bien
heureux du calendrier ! Gratte, gratte ces noms que l’on ne saurait voir !
Et l’on gratte. Et les adversaires du gouvernement mesurent le libéralisme officiel sur là mesure de M. Mesureur. Bon Dieu ! Mais est-ce que l’esprit ou le bon simple bon sens deviendrait, en France, une denrée aussi rare ?
Quoiqu’il en soit, il est probable que le cocher Lenoir trouvera des juges à Montpellier comme le meunier de Sans-Souci en trouvait à Berlin. Mais c’est Gounod qui vient d’en trouver d’étranges à Londres !
Mme Weldonlui intentait un procès. Mme Georgina Weldon est cette chanteuse, qui n’a point le talent de Christine Nilsson, et qui s’enthousiasma si fort pour la musique de Gounod que le maître lui promit de lui faire chanter la Pauline de son Polyeucte à l’Opéra. Gounod n’a pas fait chanter Mme Weldon, et c’est aujourd’hui Mme Weldon qui fait... condamner Gounod par les tribunaux anglais.
Etrange créature, cette Mme Weldon. Grande, grande, bionda e grassa, comme dit le poète, avec une carnation de lys et de roses, comme les Anglaises des Keepsakes, et un cerveau de calculateur, à la Ba
rême. Elle était fort séduisante et, dans son admiration
pour Gounod elle disait volontiers, en parlant des chefsd’œuvre que le maestro avait écrits avant de la rencontrer :
— Oh ! Faust, Philémon et Baucis...je ne m’en occupe pas, ce ne sont point mes enfants!
Elle se figurait peut-être qu’elle était pour quelque chose dans l’inspiration de Gallia et que Gounod avait mis de son âme, à elle, Mme Weldon, dans Polyeucte.
Et c’est pourquoi elle trouvait que ce Polyeucte et aussi un George Dandin, encore inédit, étaient ses enfants.
Elle se fait payer cher son inspiration, Mme Weldon. Son avocat réclamait une indemnité substantielle. Le jury anglais lui a accordé dix mille livres sterling, soit 250,000 francs qui, avec une dette de 41,000 fr., reconnue par M. Gounod, font 291,000 francs à tou
cher. C’est assez substantiel, en effet, comme dit l’avocat britannique. L’arrêt, paraît-il, a été applaudi par le public anglais. Il a révolté l’opinion publique en France.
La loi française a du moins des haut-le-cœur que n’éprouve point, paraît-il, la pudique loi anglaise.
Elle juge les faits à un certain point de vue moral et elle aurait prononcé hautement pour le grand artiste spolié. Croyez bien que dans l’ovation faite, samedi dernier, à Gounod venant conduire le lamento de Gallia sur l’estrade du Trocadéro, il y avait, avec beaucoup de respect pour le maître inspiré, beaucoup de protestations contre le verdict qui venait de l’atteindre.
J’ai entendu même une Anglaise, fort jolie, applaudir à deux reprises et dire, avec beaucoup de passion :
— Ces bravos-là sont pour Gounod ! Et :
— Ceux-ci sont contre Mme Weldon!
Est-ce qu’il n’y a pas, en Angleterre, d’appels possibles contre de pareils jugements ?
Ce qui est admirable, étonnant, incroyable, dans les réclamations de Mme Weldon c’est ce raisonne
ment développé par son avocat : « M. Gounod m’a empêchée de gagner 600,000 francs par an parce qu’il m’a donné le temps d’engraisser. Ce n’est pas l’âge qui déprécie une chanteuse, c’est l’obésité. J’ai engraissé, je n’ai plus de succès à espérer ! » Ainsi, à bien prendre, ce serait sa graisse que Mme Weldon se ferait payer
250,000 francs. Mais que vont dire et Mme Judic qui a engraissé, et l’Alboni, ce rossignol logé dans le corps d’un éléphant et Mme Krauss, et Mme Gueymard et Marie Sass et la jolie et jeune Mlle Richard? Elles vont assigner Mme Weldon en diffamation. C’est la révolte des chanteuses grasses.
Mme Weldon ne sait pas quelle tempête elle a déchaînée. La question afghane est finie. La question de l’obésité des chanteurs commence.
Mlle Sarah Bernhardt, seule, donnera raison à Mme Weldon, au nom de la maigreur. La vieille ba
taille des gras et des maigres qui amusa le moyen âge, va peut-être recommencer! Eh ! après tout — la chose se décidant en champ clos, au Champ de Mars, cela serait bien aussi nouveau et aussi amusant que le Coursing!
Perdican.
COURRIER DE PARIS
Et savez-vous que c’est assez attristant cette éternelle tyrannie qui oscille de droite à gauche et de gauche à droite comme le balancier d’une pendule qui ne marquerait jamais l’heure de la modération?
Tic : — Enlèvement d’un petit israéliste à ses parents.
Tac : Confiscation d’un petit cocher au profit d’un homme qui a d’autres idées que son père.
Et le respect de la famille ? Et le sentiment de la liberté individuelle, de la liberté morale? Tout cela n’existe guère! Le balancier ne s’arrête jamais et éternellement les esprits modérés et justes en seront à gémir des sottises et des brutalités des partis !
M. Mesureur, un conseiller municipal qui s’est mis en tête de débaptiser nos rues, est encore un libéral de la race de M. Richard. II n’enlève pas les enfants, M. Mesureur, mais il arrache les étiquettes. Il ne veut pas de noms de saints à l’angle des rues. Passe pour