LA SUCCESSION CHARVET


PAR JULES CLARETIE
(Suite.)
Le remueur de foule se croyait encore dans quelque meeting de la salle Lévis...
DESSIN D’ÉMILE BAYARD
Vous l’écraserez, le Garousse, eh ! commandant ? disait Charvet, se réveillant un peu, tandis que la voiture approchait de Chailly. Non pas qu’il soit désagréable, cet animal-là,îlest drôle,avec son tonnerre, ses grands mots et il m’amuserait même au besoin, si l’on pouvait s’amuser d’un péril social... Mais enfin, il faut l’écraser, c’est votre devoir et ce sera fait demain,
n’est-ce pas, commandant? Tout à l’heure, même, si nous le trouvons à la réunion électorale.
— Je ferai ce que je pourrai, répondait Verdier d’un ton déjà las.
Et ce nom de Garousse revenant à tout propos depuis le déjeuner, le soldat demanda au bout d’un moment :
— Mais enfin; au juste, qu’est-ce que c’est que Garousse ?
— Ah ! qui le sait ? fit alors Charvet, secouant le sommeil qui le congestionnait. Un type, dans tous les cas. Un propriétaire égoïste déguisé sous la peau d’un affamé. Je ne sais qui l’a appelé un « Tartufe du Danube ». Le surnom est juste.
Et de son ton assez sentencieux, le sénateur faisait alors à Verdier un portrait de l’homme que le candidat allait avoir à combattre. Le soldat dépouillait de son mieux, de leur verbiage solennel, les renseignements que lui donnait Charvet, et à travers la phraséologie du politicien, commençait à apercevoir distinctement le type.
Garousse, qui n’habitait pas loin de Charvet, entre
Melun et Dammarie, menait dans le pays l’existence grasse d’un riche boutiquier retiré. Gros et fort, avec un rire qui voulait être bon enfant et qui sonnait creux, il promenait par les champs sa carrure solide et son ventre bien nourri. On n’eût jamais reconnu, dans ce flâneur bedonnant, le révolté d’autrefois, qui jouait au tribun dans la mêlée parisienne en 71, et roulait à travers les réunions publiques une voix tonitruante, dont le tonnerre ne tombait pas. Redoutable aux heu
res du triomphe, il avait été prudent à l’heure du danger, puis il s’était assagi avec les années, Ga
rousse. Il avait des rentes aujourd’hui. Il engraissait et prospérait. Du vieux Médoc dans sa cave, des poulardes grasses sur sa table, des conserves en ses armoires pour ses dents longues de vieil affamé, il se