plaisait à vivre au milieu de ces ruraux, qui ne connaissaient de lui que le révolté et les coups de gueule de son radicalisme, et ne pouvaient lui demander compte des lâchages d’autrefois.
On le redoutait à Melun, quoiqu’en réalité il ne fût guère redoutable. Ce tonnerre qui roulait toujours, comme disait Charvet, ces ébranlements de gong de
vant un palais vide, faisaient illusion aux auditeurs de tous les cabarets de Dammarie et de Chailly. Garousse, qui n’était pas fier, quoique enrichi, mangeait dru et buvait sec, passait pour un homme d’es
tomac, de poigne et de courage. Ah ! de sa voix de bronze, qu’il enflait comme un cabotin de mélo
drame, il leur disait leur fait aux bourgeois, aux gens des châteaux, ce Bossuet de la canaille ! Il ne mâchait pas ses mots et les crachait à la face des aristos, il fallait voir ! Et chez ce révolté aux grandes phrases haineuses, il y avait pis qu’un bourgeois sa
tisfait : un dogue repu et montrant toujours ses dents et jouant au loup, afin que les chiens encore affa
més ne vinssent pas lui disputer son morceau d’or. Bourgeois dans sa tenue, dans sa redingote, dans sa cravate, dans sa tournure de gros notaire de village, Garousse était plus bourgeois encore dans son amour du gain, dans l’âpre adoration qu’il avait pour son magot, pour la terre achetée par lui, pour les pierres de son château — il avait un château, Garousse — dans sa terreur intime de cette révolution qu’il parlait de déchaîner et qu’il tremblait, en sa peau de pro
priétaire, de voir apparaître, un jour. Il était bourgeois jusqu’aux moelles, et dans un temps de réaction, on lui eût dit d’être bedeau pour conserver les actions qu’il avait mises de côté, Garousse eût répondu :
— Ya pour bedeau !
Et il eût suivi les processions.
Le commandant écoutait, et, tandis que Charvet lui analysait le personnage, Verdier, se disait qu’après tout on a facilement raison de ces exagérés, et quoiqu’il ne fût pas éloquent, il n’avait décidément pas peur de Garousse.
— Je connais le particulier. Au régiment nous appelions ça des calebasses à musique. Çà fait du bruit mais il n’y a rien dedans 1
Charvet ajoutait d’ailleurs que Garousse, comprenant l’influence de la presse, avait fondé récemment un journal local, Y Anguille de Melun, rédigé par un gazetier quelconque venu de Paris et avec lequel il faudrait avoir maille à partir. — Soit, dit Verdier.
-— Vous maniez la plume facilement, n’est-ce pas, commandant ? Vous avez écrit des livres ?


— Des livres de science, pas d’articles de polémique 1


— Ça ne fait rien. C’est toujours la même chose !... Et d’ailleurs les journalistes I Le mieux est de ne pas se préoccuper de ce qu’ils écrivent ! Des va-nu-pieds qui veulent notre argent ou nos places 1 Les jour
naux, conclut Charvet, ne sont bons qu’à insérer nos professions de foi. Et encore nous pourrions nous passer d’eux. Nous avons les affiches !
Les maisons de Chailly-en-Bière apparais, aient déjà, là-bas, au bout de la route; Verdier en éprouvait alors un petit frisson, se disant que pendant des heures, là, jusqu’au soir, il fallait aller, venir, parler, échanger des poignées de main, discuter, trinquer, s’enfour
ner dans l’étuve d’une réunion publique. Mais quoi !
puisque c’était nécessaire !... « Allons, le sort en est jeté! »
Les deux hôtels de Chailly, le Cheval Blanc et le Lion d’Or se disputaient les candidats. Garousse avait déjeuné au Cheval Blanc. Puis la réunion aurait lieu, faute d’autre local, dans le vaste atelier d’un peintre américain, espèce de hall immense, récemment bâti non loin de l’Ecole Communale. Terrain neutre que cet atelier et où tout Chailly eût pu tenir à l’aise.
Les hôtes de Mme Herblay mirent pied à terre, Emile Ducasse jetant tout d’abord, sur la foule, le re
gard de l’homme d’Etat qui tient à se rendre compte de la matière électorale à pétrir.
Il y avait, autour de quelques baraques en plein vent, d’un tir à poupées, d’un débit de gaufres, une foule assez compacte qui s’était écartée devant la voi
ture de Médéric Charvet. On savait à Chailly que la voiture du sénateur portait un candidat et tout naturellement on se pressa à l’entrée du Lion d’Or pour
voir Verdier. Emile Ducasse, suivant Guénaut et Cappois qui, ça et là, distribuaient des saluts et des poi
gnées de mains, regardait tout et étudiait comme il eut pris des notes. Il se rendit compte immédiatement de l’effet que produisait Verdier. Boutonné dans sa re
dingote étroite, le candidat visiblement paraissait mince. Le talent, pour le peuple, doit avoir la poitrine large. La carrure ajoute à l’autorité.
Il y avait bien des yeux étonnés parmi les gens de Chailly, et l’on trouvait au commandant, malgré sa moustache et sa rosette, des allures mesquines, avec cette poitrine maigre et ces jambes grêles. Fort heu
reusement pour l’effet moral, un homme de haute taille, proprement mis, sortit de la foule, ôta son feutre, et découvrit sa tête chauve en disant très haut, la paume de sa main gauche bossuée de durillons portée militairement à la hauteur du front : — Salut, mon commandant !
Alors le visage de Verdier s’éclaira. Il reconnaissait Fournerel, un ancien brigadier au f d’artillerie, un de ceux qui étaient descendus avec lui dans le puits de Méons, pour sauver les mineurs, autrefois.
— Ah ! mon vieux Fournerel, ça me fait plaisir !... Et leurs mains se serraient, Verdier tout heureux,
et le carrier très honoré. Puis, devant tout ce monde, l’ouvrier et le commandant causaient, compagnons de route, camarades de danger, et les gens « trouvaient ça bien », disant que le commandant «n’était pas fier.»
Verdier accepta de trinquer avec l’ancien soldat. « Encore!... pensait Ducasse. Oh! mais il sera malade ce soir.» On entra au Cheval Blanc, dans une grande salle ornée de dessins, d’esquisses appendues aux mu
railles et où bavardaient en fumant des gens venus pour la fête. Il y en eut qui, apercevant le sénateur Charvet, se levèrent en saluant. C’était des briquetiers, s’incli
nant devant l’ancien patron et dévisageant de côté le candidat.
— Eh bien, Fournerel, demanda Verdier une fois assis, comment ça va-t-il ?
— La santé ou l’élection ? Si c’est la santé, ça va bien, merci, mon commandant, le coffre est solide... Si c’est l’élection, ça n’ira pas mal, malgré ces farceurs avec leur canard...
— Quel canard? dit Charvet.
— Mais l’Anguille de Melun, parbleu, monsieur le sénateur!... Ils l’ont fourrée, leur satanée Anguille,
dans les poches de tout le monde... et même Poniche, vous savez bien, Poniche, mon commandant, qui passait sa vie à se faire fourrer au bloc, au régiment... oui, Poniche...
— Je me rappelle bien Poniche, parbleu ! fit Verdier. Eh bien, Poniche, qu’est-ce qu’il fait ?
— Cet animal-là, mon commandant, s’est mis à distribuer... à l’œil, tout à fait... comme qui dirait gra
tuitement... ce sacré journal que j’avais envie delui faire avaler à coups de poing !
— Ne faites pas ça, Fournerel, dit le sénateur. Pas de querelles, mon ami ! Il faut laisser les violences à nos adversaires. Le mépris de l’adversaire confine au respect de soi-même.
— Alors il faut donc tendre l’autre joue quand on est giflé ? dit le carrier avec des allures d’ancien soldat.
Giflé ! Verdier eut comme un soubresaut à ce mot qui le rendit blême. Il demanda ce que contenait donc le journal de Garousse.
— Rien, des bêtises ! Une histoire stupide. On y pose comme çà,— histoire d’embêter le commandant, — la question de savoir si M. Verdier, candidat oppor
tuniste,n’est pas le même Verdier qui, étant capitaine, a passé en conseil de guerre à Guelma pour exactions commises sur les Arabes. Des saletés, quoi! Et quelle stupidité ! le commandant n’a même jamais servi en Algérie.
Verdier, très pâle, voulait pourtant savoir qui avait pu, dans un journal, imprimer une pareille calomnie.
— Tout cela n’a aucune importance, dit le petit notaire Cappois, et les injures des adversaires c’est une boue qui ne tache pas. Un coup de brosse, il n’en reste rien... Et puis qui lit ce journal Y Anguille?
— Oh ! pour çà, monsieur Cappois, s’écria Fournerel, tout le monde. Je ne sais fichtre pas où ils prennent l’argent. Poniche en a déjà distribué des tas de leur Anguille !
— Où est-il, Poniche ? demanda le commandant.
— Dans la fête, au Lion d’Or, je ne sais pas. Il cuve peut-être son vin dans un fossé, tout simplement. Et ce n’est pas une canaille, notez bien, Poniche. C’est un particulier comme il y en a tant !
— D’ailleurs, conclut philosophiquement Emile Ducasse que ces propos intéressaient, est-ce qu’il y a des gredins en politique ?
Verdier, maintenant, n’avait plus qu’une idée, il voulait rencontrer Poniche. Il trouvait stupéfiant qu’un ancien soldat, un homme à qui il avait commandé, comme à Fournerel, se fît le colporteur des niaises infamies de Garousse et compagnie.
— Dame ! dit Ducasse, il n’est plus troupier, Poniche, il est électeur.
— Est-il même électeur ? répondit Fournerel en achevant son verre de vin.
On sortit. Il fallait bien parcourir les groupes, faire de la propagande, enlever des suffrages par un mot dit à propos, une poignée de main, un geste, une bonne parole. Charvet et Verdier se félicitaient du zèle actif de M. Cappois qui allait de l’un à l’autre en disant :
— Il ne paie pas de mine, mais c’est un bon ! Voyez sa croix !
Et le notaire de glisser de temps à autre à l’oreille de Verdier :
— Malheureusement, nous n’avons pas le scrutin de liste... Il faut donc payer de votre personne... Allez donc, allez, allez!
Et il le poussait sur les électeurs comme un chien mal dressé vers le gibier.
Le pauvre commandant sentait à la gorge comme une sensation d’étranglement quand il fallait aborder,
d’un salut cordial, les électeurs influents que désignait Guénaut ou Cappois. Le vétérinaire lui touchait le coude, et Verdier s’approchait alors, avalant difficile
ment, comme dans l’angine. Ces paysans endimanchés, ces petits bourgeois de petite ville, jaugeant la « ca
pacité » du candidat sur son acabit et prêts à le soupeser comme un bétail à vendre, effrayaient le soldat et le rendaient muet. Il eût affronté plus allè
grement une batterie. Mais ces prunelles malicieuses, ces regards sondeurs, ces demi-sourires 1
— Allons, commandant, encore un effort... encore un 1 disait le notaire; ce marchand de moutons, tenez, là-bas, dispose de douze voix, au moins, du côté de Barbizon... Parlez-lui du dernier concours régiona . Empaumez-le !
Empaumer! Le mot faisait courir de petits frissons sur l’épiderme du commandant. Emile Ducasse re
marquait avec quelle émotion avalée, étouffée comme une douleur, l’ancien soldat se mesurait avec ses juges
Et tout satisfait qu’il fût de cette petite revanche prise sur un candidat si peu fait pour les luttes oratoires, le jeune Pitt de la Conférence Montesquieu éprouvait une pitié profonde et vraie à voir cette timidité d’un homme qui, au moins une fois en sa vie, avait été un héros, se frotter à l’importance protectrice de ce ven
deur de bêtes, lequel eût volontiers tâté les muscles du candidat pour s’assurer s’il était à point.
Et Emile, en même temps qu’il regardait ce mâle visage, presque convulsé par l’effort, de l’oncle, revoyait tout à côté, par la pensée, la jolie figure hon
nête, douce, réfléchie de Gilberte. Évidemment à ce moment même Mlle Gilberte songeait au pauvre com
mandant et souffrait, là-bas, de tout ce qu’il souffrait ici. Mais aussi que diable, pourquoi les militaires s’avisentils défaire le métier des politiciens?... Ah! s’il eût été candidat, lui, Ducasse! Comme il l’eût brillamment enlevée, emportée, conquise, la succession Charvet! Des flots de discours lui montaient aux lèvres, et, de
vant cette foule qu’il eût voluptueusement haranguée, des déclarations d’amour au suffrage universel lui
venaient ardentes comme des protestations faites à une femme aimée.
Maintenant Verdier, poussé par Guénaut, s’approchait d’un gros homme joufflu, rouge comme un quar
tier de bœuf saignant, qui se carrait sur le pas de sa porte — Lamoche le boucher — et saluait Charvet, Guénaut, Cappois, Ducasse, le commandant, tout le monde, mais, à la première parole de Guénaut, répon
dait bien vite en montrant ses énormes dents blanches dans sa face pourpre :
— Messieurs, enchanté, flatté... vous êtes trop


aimables... Mais je dois vous dire, dans ma position,