je suis forcé de rester tout à fait neutre... Vous comprenez... je fournis un peu dans tous les partis...
Lég timistes, bonapartistes, républicains, le diable et son train ! J’ai mon opinion... mais je la garde pour moi! Avant tout, j’ai mes biftecks à vendre, et si l’on savait pour qui je vote, il y aurait toujours bien un parti qui ne m’achèterait plus mes côtelettes! Alors...
Et le boucher riait, faisant joyeusement danser sa grosse chaîne de montre sur son ventre énorme.
— Fâché de garder ma voix dans ma poche, commandant, et sans rancune ! ajouta Lamoche, à qui Verdier avait envie de répondre brusquement :
Votre voix ! Je ne vous la demandais pas !
Il est trop nerveux, ce candidat !... pensait Ducasse, en voyant l’air assez colère de Verdier. Il fera quelque bêtise, le commandant!
Et Charvet, laissant là Lamoche qui le saluait très bas en lui donnant du « monsieur le sénateur, » disait à Verdier :
— C’est un malin! Il votera pour vous tout de même, je le parierais !
— Surtout, si vous avez chance d’être nommé, ajouta Cappois en ricanant. Il est de ceux qui viennent toujours au secours de la victoire.
Tout à coup, au milieu de cette foule curieuse qui s’écartait devant le candidat et le dévisageait, Charvet aperçut, pérorant au milieu d’un groupe, un homme robuste, râblé, haut en couleur et qui donnait de la voix à deux pas d’une baraque foraine, comme s’il y eût fait le boniment.
— Tenez, dit le sénateur au commandant, vous vouliez voir Garousse? Voilà Garousse !...
— Ah ! c’est Garousse ! fit Emile Ducasse, qui avait entendu.
Et il examina cet homme à barbe grise, qu’un grand garçon d’une trentaine d’années, roux et bien vêtu,
élégant, accompagnait : — sans doute le journaliste parisien que Garousse avait embauché pour rédiger en Seine-et-Marne VAnguille de Melun.
Verdier avait envie de voir de plus près son adversaire, et l’idée que ce monsieur à petites moustaches cirées et en tenue de gommeux, avait pu rédiger l’ar
ticle dont Fournerel parlait tout à l’heure, donnait à l’ancien soldat des fourmillements dans les doigts.
— Allons, dit Charvet, approchons si vous voulez. Garousse nous a peut-être aperçus. Il ne faut pas avoir l’air de reculer devant lui.
Visiblement le commandant était enchanté de regarder ce Garousse les yeux dans les yeux, et Ducasse remarqua encore avec quelle vivacité l’officier s’avança comme au pas de charge. Décidément trop nerveux, le brave homme!
Garousse et ses compagnons, gens de son comité, Vosvier,le maître paveur, Mouzin,sabotier, le tonnelier Bouillard qui l’entouraient, avaient, eux aussi, vu Charvet, et Garousse s’était mis à sourire en apercecevant Verdier.
— Ah ! c’est çà ?


_C’est un polytechnicien timide,


voilà tout ! On le roulera dans la farine comme un goujon.
Le groupe entier prit d’ailleurs, en voyant s’avancer le sénateur et ses amis, une attitude rébarbative d’une majesté qui ne transigeait pas, excepté Garousse qui ricanait, Saboureau, le rédacteur de l’Anguille, à qui tout cela semblait parfaitement indifférent et Vosvier,le paveur, un peu embarrassé parce qu’il devait de l’argent à Charvet.
Les gens de Chailly s approchaient,regardaient et étudiaient les attitudes des deux adversaires,s’abordant là, pour la première fois, en plein soleil. Le commandant marchait droit, mais son air pensif, sa taille mince lui donnaient devant la carrure large et le ventre insolent de Garousse un aspect voûté. Garousse, rubicond, roulait des yeux voraces dans de gros sourcils; la bouche sensuelle et mauvaise, dans sa barbe grise, il avait l’aplomb solide et le pied large, l’air important d’un marchand de bœufs. Sur sa face redoutable, à la fois épanouie et envieuse, tout un lot d’appétits s’éta
laient, et l’on voyait à plein, sur cette face vorace, la marque de toutes les gloutonneries.
— Et c’est un insurgé, ça! pensait Verdier. Allons donc ! Un chien basset qui joue au loup ! Voilà tout !
Le spectacle amusait Ducasse. Il se demandait, en amateur de pugilats oiatoires, lequel de ces deux
hommes, l’honnête soldat convaincu ou le cimbalier de la révolte, aurait une influence décisive sur les électeurs, et ce petit problème de politique courante
l’intéressait comme une question utile, une étude sur le vif. Pitt, the great Pitt, dans les bourgs d’Angleterre, devait avoir fait de ces comparaisons.
Jamais Verdier n’eût adressé le premier la parole à Garousse autrement que pour lui demander ce que c’était que cet article de journal dont on lui avait parlé et qu’il n’avait point lu, et Charvet à ses côtés, majestueux et calme, le suppliait d’être très politique, courtois en apparence ; ce fut donc Garousse luimême qui s’avança vers le commandant, saluant avec une solennité de geste où il y avait involontairement un peu de goguenarderie :
— Le commandant Verdier ? demanda-t-il poliment à son adversaire, comme s’il ne le connaissait pas.
Et Verdier ayant répondu, sans dire un mot, d’un signe de tête, l’autre ajouta, se présentant, comme pour délimiter brusquement la position par un seul trait :
— Le citoyen Garousse !
Ducasse remarqua que le visage de Mouzin et de Bouillard, du tonnelier et du sabotier, s’éclairaient avec une certaine fierté. Ils trouvaient que leur can
didat posait nettement la question, du premier coup. Le maître paveur Vosvier approuvait, mais silencieusement, plus gêné.
— Eh bien! commandant, continua Garousse, je vous salue, avant le ci amp clos !... Ce n’est pas une raison parce que vous représentez tous les privilèges et moi toutes les revendications, de ne pas échanger,
vous bourgeois moi ouvrier, une poignée de main, avant de croiser le fer.
Le commandant était stupéfait. Ce gros homme, à panse p eine, arborait là ce nom d’ouvrier comme il eut déployé un drapeau, et lui, le pauvre diable qui avait donné toute sa vie au pays, voilà maintenant qu’il représentait, comme disait Garousse « les privi
lèges ». Avant tous les autres, le privilège de se faire tuer. Verdier avait été tellement surpris par cette espèce de courtoisie brutale, de fausse chevalerie pro
clamée d’une voix de cuivre, qu’il ne put trouver de réponse. Il se contenta de ne point serrer la main que Garousse faisait mine de lui tendre, et c’était après tout une réponse, la meilleure de toutes. La foule qui grossissait autour de lui ne la comprit pas Elle ne vit qu’une chose qui lui fit impression : le commandant ne répondait rien.
— Dites-lui, fit alors Charvet à Verdier, tout bas, rapidement, que vous lui demanderez compte de ces mots : « revendications » « privilèges », dans la réunion politique de tout à l’heure!...
Verdier sentait bien qu’en effet il ne pouvait laisser sans réponse ce salut de Garousse qui n’était qu’une
première escarmouche. Il répéta à peu près ce que le sénateur venait de lui dire. Mais il était suffoquret, pensant à autre chose, il regardait Saboureau, le rédacteur de l’Anguille de Melun, qui ricanait en se frisant la moustache.
Emile Ducasse le regardait aussi, ce Saboureau.il le connaissait. Evidemment il le reconnaissait. Eh ! Saboureau de Réville, parbleu ! Un boulevardier qui avait, çà et là, joué le moraliste dans les petits journaux, et fulminé contre les cabotines après avoir ra
massé galamment les miettes de leur amour. Emile l’avait eu pour camarade au lycée et pour compagnon à la Conférence Montesquieu. Il tenait pour la légiti
mité, autrefois, Saboureau de Réville. Aujourd’hui, décavé, brûlé à Paris, le citoyen Saboureau opérait en province, combattait pour le citoyen Garousse et se refaisait à Melun une virginité rouge.
II semblait, du reste, n’avoir pas du tout reconnu l’ami Ducasse.
Emile se donna le plaisir de s’approcher de lui, pendant que Charvet échangeait des poignées de main dans la foule et présentait Verdier à quelques bonnes gens.
Le jeune parlementaire salua le rédacteur de l Anguille, d’un : « Bonjour, Réville, » correct et net qui donna au journaliste d’aventure une petite secousse.
— Comment, Réville ? fit Garousse étonné.
— Eh! oui, citoyen, Saboureau de Réville! Une vieille connaissance !
Et Ducasse insistait, demandant à Saboureau, vraiment embarrassé :
— Qu’est-ce que tu fais là ? Est-ce que tu habites Dammarie ?
Mais Saboureau était de ceux qui se remettent bien vite :
— Non, je ne suis ici qu’en passant. Veux-tu mon premier numéro ?
Il sortait de sa poche l’Anguille de Melun, que Ducasse devina plus vipère encore qu’anguille.
— Rentre ça, dit le jeune Pitt, toujours prudent. Cache çà !... Le commandant prend facilement la mouche !
La mouche du coche ? ricana Saboureau, pour faire un mot, sans savoir trop ce que le mot voulait dire. Ali! peste, il en verra bien d’autres, ton commandant.
— Ce n’est pas « mon » commandant, fit Ducasse un peu pincé, pendant que Réville ajoutait :
— Nous sommes décidés à tout ! entends-tu, à tout!
— A tout ! répéta Garousse qui n’entendait que la fin de la conversation.
— Partisan de la liberté illimitée, dit gravement D u- casse, je ne puis que vous conseiller d’exprimer votre pensée toute entière, bien que je blâme en principe les polémiques personnelles et les arguments ad homines !
II rappelait vaguement par son flegme, à ce boulevardier de Réville, une façon de comique doctoral, un jeune Diafoirus politicien.
— Quand on ne veut pas recevoir d’égratignures, on reste chez soi, riposta le journaliste. Il est si facile de ne pas être candidat !
Le notaire Cappois avait glissé sa petite tête noiraude entre les deux interlocuteurs :
— Oh ! fit-il très froidement, avec un sourire aimable, candidat à la députation ou candidat à la pièce de cent sous, tout le monde est plus ou moins candidat aujourd’hui !
Saboureau était assez spirituel pour sembler n’avoir pas compris. Il salua Ducasse et Cappois qui s’éloi
gnaient avec Charvet et le commandant, tandis que Garousse, haussant les épaules, disait à ceux de son comité :
— Il ne pèsera pas lourd devant le suffrage universel, le canonnier !
Autour de Charvet, bien des gens pourtant se pressaient, saluant le sénateur et le commandant, dont la rosette d’officier impressionnait quelques anciens militaires. Et Garousse, ironiquement, disait à Saboureau :
— Ah çà ! cst-ce qu il ferait recette/1
Il regardait le groupe formé autour du commandant,—Guénaut parlant à des pompiers, Charvet, sou
riant, épanoui, comme le berger au milieu de son troupeau — et il avait hâte de se trouver face à face
avec les électeurs devant la foule et d’écraser cet « artille ur ! »
Verdier, lui, se laissait conduire. Toute cette foule bourdonnait autour de lui comme un essaim d’abeilles.
Il y avait déjà des gens qui lui glissaient des pétitions dans la poche et lui demandaient un bureau de tabac. Sur ce maigre visage de soldat une lassitude se pei
gnait déjà, et comme le dégoût de l œuvre entreprise. Ducasse, à voir ces doigts nerveux qui, machinale
ment, tortillaient cette moustache d’un gris roux,
devinait la réflexion intime du commandant. Ce brave homme se faisait l’effet d’un colis transporté d’un vil
lage à un autre, pour être déballé et présenté à l’acheteur. Drôle de métier !
Lui aussi avait hâte de se trouver devant les électeurs et d’en finir avec cette première épreuve. Il répondait, un peu ahuri par le brouhaha de cette
poussée foraine, aux questions des uns, aux saluts des autres. Un bon homme, qui n’était pas de la circonscription, lui parlait avec admiration de son dé
puté, à lui, le député de Corbeil, Falochon, un modèle à suivre. Ah ! oui, un modèle ! le meilleur des députés, Falochon !
— Qu’est-ce qu’il a donc fait,Falochon ? demandait Verdier.
— Ce qu’il a fait? Il n’a rien fait. Mais ce qu’il a apostillé de pétitions, obtenu de rubans, accroché de bourses aux collèges ou de recettes buralistes, c’est