JE crois qu’on va plumer les canards. L’affaire a l’air de s’arranger entre l’Angle
terre et la Russie et 1s grand duel entre la baleine et l’éléphant finira par un déjeuner. C’est l’Afghanistan qui sera mangé à la sauce tartare.
Il faut dire que la Russie a mené les choses très crânement; on peut même dire qu’elle les a brutalisées. Il y a longtemps qu’un gouvernement n’a mis le bonnet sur l’oreille et le poing sur la hanche avec des airs aussi fendants. L’Angleterre qui, dès le commence
ment de l’affaire, avait voulu faire la grosse voix et remuer sa ferraille — si vis pacem para hélium — a été vite dépassée à ce jeu-là. Pendant qu’elle demandait cinq cent millions de crédits, la Russie mettait cinq cent mille hommes en état de marcher. On armait à Portsmouth, mais on armait bien davantage à Cronstadt, et quand lord Granville négociait, le czar envoyait un sabre d’honneur au général Komarof.
Tant il y a que l’Angleterre, un beau matin, a fait cette découverte inattendue : que la neutralité de l’Af
ghanistan n’était pas iid spensable à la sécurité de l’Inde autant qu’on l’aurait cru et que la théorie de l’état-tampon avait fait son temps. Ensuite de quoi, l’Angleterre soutiendra le sultan de Caboul tant que les Russf s ne l’attaqueront pas et le défendra tant qu’il ne sera pas attaqué. Si les Russes prennent Hérat,
les Anglais sont prêts à reconnaître que la présence des Russes à Hérat n’est pas un danger pour l’Inde. Et voilà comment on protège ses alliés. Mai;, à quoi bon s’apitoyer? Le sort des « tampons » n’est-il pas d’être écrasés?
A vrai dire, cette solution ne doit point nous déplaire. D’abord parce que la guerre pouvait avoir des conséquences graves et, dans tous les cas, c’était un trouble profond jeté dans les affaires de tout le monde. Puis, à un point de vue plus égoïste encore, nous avons besoin, nous, França s, que la Russie ne s’affai
blisse point trop et qu’elle soit prête à agir vers l’Ouest au lieu d’occuper ses forces dans l’Est. Si l’Angleterre et la Russie se prenaient au collet, nous le regrette
rions infiniment; mais je crois bien que lord Granville aurait peu de chances de succès s’il nous demandait d’aller avec lui à Sébastopol.
Donc, la paix devient de plus en plus probable et nous-mêmes, en Chine, nous allons probablement arriver à la pacification définitive. Lun-Vinh-Phuoc lui-même, à ce qu’il paraît, évacue le Tonkin. Toute
fois, l’évacuation n’est pas encore terminée et cette affaire du Tonkin nous a réservé tant de surprises qu’il faut s’attendre à tout. Cependant, nous avons au moins la certitude, cette fois, que le gouvernement ne nous cache rien et ne met pas les dépêches sous le boisseau, comme faisait le ministère précédent.
Car, à cet égard, on en apprend de belles! La commission d’initiative qui doit statuer sur la prise en con
sidération de la demande de mise en accusation contre le ministère Ferry fait d’étranges découvertes. Augrand scandale des opportunistes, qui prenaient la chose de haut, la commission a déclaré «qu’elle examinerait l’affaire sérieusement et se renseignerait avec pré
cision ». Il est vrai que M. Waldeck-Rousseau, non sans prendre de grands airs, a refusé de comparaître devant elle. Mais, à défaut des ministres, la commis
sion a fait venir... les dossiers. Et comme, cette fois, le gouvernement n’a pas cru devoir refuser à la com
mission les pièces offijielles, comme on a remis les dossiers complets et non pas expurgés comme du temps de M. Ferry, la commission a fait de singulières découvertes.
Le fameux « boisseau » sous lequel, depuis si longtemps, on mettait la vérité, s’est trouv^ tout à coup retourné et la commission a constaté qu’il était plein de choses désagréables ou dangereuses pour M.Ferry.
C’est ainsi qu’on y trouve, paraît-il, des dépêches de l’amiral Courbet suppliant qu’on n’aille pas à For
mose; des dépêches de l’amiral Lespès faisant connaître le danger d un débarquement à Tamsui où « l’on n’est pas sûr de pouvoir rembarquer à volonté si, par hasard, on éprouvait un échec ». — Et c’est précisé
ment le cas qui s’est produit. Ce qui n’empêchait pas M. Ferry de répondre par l’ordre formel de débarquer. Bref, toutes sortes de révélations prouvant le... peu
de sincérité des déclarations de M. Ferry devant la Chambre. Cela fera quelque tapage, un moment ou l’autre.
Peut-être aussi cela servira-t-il à calmer un peu les ardeurs de certains ministériels d’autrefois, qui réclament à grand cri le droit exclusif d’être ministé
riels aujourd’hui. Non pas qu’ils entendent servir doci
lement le ministère, mais ils prétendent en être servis. C’est la suite de cette fameuse théorie qui avait fait la base de la majorité ferryste, à savoir : que le ministère appartient à la majorité et non pas la majorité au mi
nistère. Cette théorie, d’ailleurs, si on la serre d’un peu près, n’a d’autre formule que la candidature offi
cielle, et c’est aussi au point de vue de la candidature officielle que se placent les mécontents de l’ancienne majorité. Ces bonnes gens trouvent que M. Brisson n’est point assez « protecteur » pour les députés, et qu’on manque, au ministère de l’intérieur, de complai
sance et... de fonds secrets. — Et à ce propos, vous savez que M. Waldeck-Rousseau n’a pas laissé un centime de fonds secrets pour le premier semestre de 1885. Tout est mangé jusqu’au Ier août.
Cette subite cessation des « faveurs ministérielles » n’est pas sans inquiéter vivement les opportunistes. Ils avaient leurs listes faites, au ministère, pour les pro
chaines élections et cela les rassurait. Aujourd’hui,
M. Brisson, paraît-il, entend que les électeurs euxmêmes fassent leurs listes, et qu’au ministère on ne s’en mêle pas. De là, colère grande chez les anciens candidats officiels qui, maintenant, ont peur de ne plus en être. Et cela vous explique comment il se fait une sorte de conspiration contre le scrutin de liste. On travaille, en effet, vigoureusement le Sénat pour qu’il repousse la loi votée par la Chambre. « On » ce sont les opportunistes, bien entendu. Et comme au Sénat on était très ferryste; comme les trente députés qui sont entrés au Sénat y sont entrés par la grâce de M. Ferry, la conspiration, quoique ayant peu de chances de succès, n’en est pas moins sérieuse.
En attendant, la Chambre expédie à bas bruit une certaine quantité de besogne : une mauvaise loi contre les récidivistes; une bonne loi sur des modifications au régime pénitentiaire et une loi qui n’est pas faite encore,et qui se discute vivement,sur l’armée coloniale. En somme, des choses utiles et qui se font avec d’autant plus de calme qu’elles ont plus d’utilité.
J’aurais pu vous parler aussi de ce qui se passe à Tunis où l’affaire de Taïeb-bey subit des péripéties étranges. Mais des éclaircissements sont nécessaires, et ce sera pour la semaine prochaine.
Et, en finissant, j’ai encore deux mauvaises nouvelles à vous donner : M. Floquet ne se porte pas bien et Victor Hugo est très malade.
Décrets. — Décret annulant celui du 13 octobre 1883, par lequel il avait été décidé qu’une exposition nationale des ouvrages des artistes vivants aurait lieu âu Palais des Champs-Elysées en 1886.
Réception à l’Elysée, par M. le président de la République, du nouveau ministre plénipotentiaire des Etats-Unis, M. Mac-Lane, qui lui a remis ses lettres de créance.
Sénat. — Séance du 16 mai. Validation de l’élection de M. Bergeon dans les Deux-Sèvres. Lecture du rapport de M. Bozérian sur la proposition de loi relative au scrutin de liste. Le Sénat fixe la discussion au 19.
Chambre des députés. — Séance du 16 mai. Dépôt par M. Clovis Hugues de sa proposition d’amnistie. D’accord avec le gouvernement l’urgence est déclarée et la discussion immédiate ordonnée. MM. Clovis Hugues, Allain-Targé, ministre de l’intérieur, Pelletan et Laguerre prennent successivement la parole, après quoi l’article unique de la proposition est repoussé par 278 voix contre 122. Une pro
position ayant pour but d’attacher aux grâces les effets de l’amnistie, est déposée par M. Laguerre. Après un in
cident provoqué par les révélations contenues dans les Souvenirs d’un préfet de police et les explications fournies par M. Andrieux, la Chambre commence la discussion de la proposition de loi adoptée par le Sénat sur les moyens
de prévenir la récidive. Les neuf premiers articles sont adoptés, à l’exception de l’art. 2 qui est renvoyé à la commission pour remédier à certaines obscurités de rédaction.
Séance du 18: Fin de la discussion de la loi sur les moyens préventifs de combattre la récidive. Quelques mo
Grande-Bretagne. — A la suite du voyage du prince de Galles en Irlande, la question de la levée de l’état de
siège a été posée. Il fallait évidemment faire quelque chose pour les Irlandais et certainement l’abolition du « Crimes
Act » s’imposait, surtout en vue des prochaines élections générales. Mais ici, le cabinet lui-même se trouve divisé ;
tandis que M. Chamberlain, qui appartient au parti radical, fera cause commune avec les parnellistes, lord Spencer, vice-roi d’Irlande, et en cette qualité membre du cabinet, déclare qu’il ne sera pas en mesure de continuer ses fonc
ions si les lois extraordinaires qui régissent actuellement l’Irlande sont abolies. Quoi qu’il en soit, le bill relatif à l’Irlande sera déposé à la Chambre des communes avant les vacances cle la Pentecôte.
*
Le conflit anglo-russe. — La situation reste la même. La Russie n’a pas adhéré à la ligne frontière élaborée à Londres. Elle demande Maruchak, au sud de l’oasis de Pendjeh, et du côté de Zulficar quelques pâturages situés plus au Sud que la ligne frontière proposée. Si ce n’était
que cela, ce serait peu de chose et M. Gladstone, qui est décidé à reculer jusqu’au fossé, céderait encore; mais il paraît que la Russie voudrait entretenir un agent diploma
tique à Caboul auprès de l’émir. Cela s’arrangera encore. Après la récompense décernée au général Komarof par l’empereur de Russie, rien ne peut plus troubler la paix.
* *
Amérique centrale. — Après la défaite des troupes du Guatemala et la mort du président Barrios, on pouvait croire que l’incident survenu entre les cinq républiques de cette partie de l’Amérique était absolument terminé. Il n’en est rien ; les quatre petites Républiques, le Honduras, le San-Salvador, le Nicaragua et Costa-Rica viennent de con
clure un traité d’alliance et réclament à leur tour, dans l’intérêt de la paix, le démembrement du Guatemala, dont le territoire est de beaucoup plus vaste, et la population plus nombreuse. Ce n’est pas cependant un démembrement total que veulent les quatre Républiques ; elles prétendent seulement s’approprier une quantité suffisante du territoire du Guatemala pour maintenir l’équilibre entre les cinq Répu
bliques de l’Amérique centrale. Attendons la réalisation de ce partage, en souhaitant que les copartageants n’en viennent pas aux armes entre eux.
*
* *
Nécrologie. — C’est par erreur que nous avons dit que M. Sevaistre, ancien représentant à la Constituante et à la Législative de 1848, dont nous annoncions la mort dans notre dernier bulletin, avait toujours voté avec la droite. M. Sevaistre faisait partie de la gauche républicaine.
M. de Lestourgie, maire d’Argentat, ancien député et l’un des chefs du parti royaliste de la Corrèze. Cinquante et un ans.
M. - Teissèdre, ancien député et conseiller général du Cantal. Nommé en 1877, il ne se représenta pas en 1881. Soixante-neuf ans.


HISTOIRE DE LA SEMAINE


difications de détail ayant été introduites dans le texte, la loi devra retourner devant le Sénat. Mise en délibération du projet de loi sur l’organisation de troupes coloniales. Le ministre de la guerre expose l’économie de la loi que combat vivement M. Margaine.
*
* *
Le 13, remise, par la colonie américaine à la Ville de Paris, et inauguration, sur la place des Etats-Unis, de la statue de la Liberté, comme hommage de ses sympathies pour la nation française. Cette statue est une réduction au tiers de la grandeur de l’œu re de M. Bartholdi. M. le président de la République était représenté à cette cérémo
nie à laquelle assistaient MM. Brisson, président du conseil, Allain-Targé, ministre de l’intérieur, Floquet, président de la Chambre des députés, Boué, président du conseil mu
nicipal de Paris et 12 conseillers, etc... Plusieurs discours ont été prononcés.
*
* *
Tonkin. — L’évacuation continue, mais plus lentement qu’ori ne devait s’y attendre. Il résulte d’un télégramme du général Brière de l’Isle que les Chinois lui ont fait de
mander quelques jours de répit pour l’évacuation définitive du Song-Koï. Le général a demandé l’autorisation d’ac
corder dix jours à la condition que nous serions mis en possession de Thuan-Quan le 23 mai.
Le général signale aussi la réapparition de bandes de pirates qu’il fait poursuivre sans relâche du côté de Than
Moï et de Dang-8011, entre le Day et la rivière Noire et enfin entre la rivière Claire et le Song-Cau.