comprenait maintenant pourquoi Charvet lui disait naguère que sa candidature était un devoir.


Comme il avait hésité alors ! Le pauvre commandant avait pour parvenir deux défauts rédhibitoires : il était timide, il n’était point souple. Epris d’un
idéal de justice, il trouvait tout naturel qu’il y eût des gens travaillant à assurer cet idéal-là. Mais ceux-là lui paraissaient devoir être choisis parmi des hommes d’une intelligence spéciale, d’une supériorité reconnue, les plus glorieux — c’est-à-dire ceux dont la vie lui semblait être la plus exemplaire — lui paraissant devoir être les plus dignes.
Et comment, dans un département si voisin de Paris, Charvet lui ferait il croire qu’il n’y avait, à défaut du négociant, d’autre député possible qu’un ancien com
mandant au 5e d’artillerie, démissionnaire dans un moment de mauvaise humeur?


Quoi ! c’était lui, Verdier, qui pouvait le mieux porter la parole pour un tas de pauvres diables d’élec


teurs ayant dans leur élu une béate confiance ? Mais il savait à peine parler !... Mais le sentiment de son insuffisance l’écrasait. L’idée seule de monter à la tribune, lui faisait passer des sueurs sur la peau.


— Vous ne parlerez pas, vous travaillerez. Vous avez bien vos idées sur l’armée? lui avait dit le sénateur.


S’il avait ses idées sur l’armée? Certes! Et il ne les avait jamais dites étant au service, la discipline lui en
joignant le silence ; mais certainement il eût tâché de les faire prendre en considération, s’il eut fait partie de la Chambre*
— Eh! bien, entrez-y 1 lui disait Charvet.
Le commandant sentait avec une inquiétude de patriote et un âpre amour de cette noble existence mili
taire, qu’il y avait tant de choses à faire, tant de choses !
Ah! certainement, si le bonheur voulait qu’un homme pratique et sans ambition, ancien compagnon du trou
pier, pût faire accepter par ces bons bourgeois des réformes qui profiteraient aux braves gens demeurés au régiment, à ces frères d’armes qu’il chérissait, qu’il regrettait parfois en revoyant la fumée des batailles dans la fumée de sa pipe qui montait, montait et se fondait... Si cet homme-là se rencontrait, certainement, tout le monde y gagnerait!
Et Verdier allant voir sur le boulevard St-Ambroise, à Melun, ou sur l’esplanade des Invalides, à Paris, ma
nœuvrer les pantalons rouges, se disait, mordillant sa moustache rousse en regardant ces petits fermiers de France, si résolus sous l’uniforme :
— Pauvres enfants, si pourtant au lieu de jouer à la quille avec les ministères et s’insulter entre Fran
çais, on s’occupait de vous, il y aurait encore de crânes garçons sous vos tuniques bleues!
Mais qui s’occupait d’eux? De vieux entêtés comme lui, éprouvant des humeurs noires à certains anniver
saires trop fréquents, de vieilles badernes promenant leurs mélancolies dans les casernes ou sur les mails des petites villes de province. Et puis, personne!...
— A qui la faute? disait Charvet. Puisque je vous offre la députation qui peut être utile à ces enfants, et que vous n’en voulez pas, vous!
Et maintenant, en écoutant Garousse, le commandant se rappelait que Charvet avait eu raison de lui conseiller d’accepter. Oui, il fallait que les gens de cœur vinssent réagir contre ces idées de haine sociale,
contre ces attaques faites à la patrie au nom d’on ne savait quel humanitarisme doublé d’ailleurs de colères et de revendications. Le discours de Garousse donnait à Verdier la sensation d’une attaque à repousser, d’un assaut à soutenir. A la bonne heure! Il se leva pour y répondre comme il serait allé au feu.
Il ne cherchait pas ses phrases, il ne se demandait point s’il parlait devant deux personnes ou devant une foule. Très pâle, raide dans sa redingote, sans un autre geste que les mouvements brefs et impératifs de sa main droite, il attaqua hardiment la théorie de Ga
rousse. Comment! il ne s’agissait plus que d’être « de la terre » et non plus de ce coin de terre où l’on avait sa famille, ses vieux endormis, ses enfants vivants? On fondait la nation dans le monde comme une motte de sable dans le flot de la mer? Et c’était le progrès, ça? Et c’était ce que le citoyen Garousse venait pro
poser à des gens qui avaient vu, entendu sur la terre de France les talons allemands il y avait quatorze années? C’était ce qu’il osait dire devant un soldat et devant


des hommes qui avaient porté l’uniforme et qui avaient encore des fils sous l’habit bleu au régiment?


Sans doute, lui aussi, Verdier, rêvait un état futur où l’humanité pacifiée ne formerait qu’une immense famille. Mais le moment ne semblait pas venu, et bien des baisers de nation à nation ne seraient jusque-là que des baisers Lamourette, s’ils n’étaient pas des baisers de Judas. « Et puis, disait le soldat de son ton net et bref, qui aime trop de gens n’aime personne. Etre fils, époux, père, ami, citoyen, cela suffit déjà; être apôtre et apôtre de l’internationalisme, c’est trop!»
Pour Verdier, tandis qu’il parlait, cet atelier rempli d’auditeurs disparaissait et il ne lui semblait plus avoir devant lui qu’une sorte de grand trou noir où il ne distinguait rien et d’où sortait un bruit confus, plutôt sympathique. Avec cette étrange impressionnabilité des foules, les mêmes hommes qui avaient acclamé Garousse, trouvaient qu’il avait raison, bien raison, le commandant Verdier, et l’applaudissaient.
C’est vrai, tout de même, c’est quelque chose, le pays. Ils avaient été soldats, en effet, ces carriers, ces ouvriers. Le respect de l’uniforme leur restait, l’amour de ce qu’ils avaient servi, défendu. Tout ce qu’avait dit Garousse, c’était bien ; mais ce n’était pas mal, non plus, non ce n’était pas mal, ce que disait là le comman
dant. Il n’avait pas la voix de l’autre, certainement, il était petit et criquet sans doute, mais c’est égal, c’était un homme tout de même. Il ne fallait peut-être pas badiner avec lui. Maigre, mince, chéti, mais vigoureux, sapristi ! Et le roulement des bravos qui saluait comme une salve les détonations du citoyen Garousse, faisait presque aussi violemment trembler le vitrage de l’ate
— Répondez ! criaient les auditeurs au commandant. — Expliquez-vous !


— Méprisez l’insinuation ! dit Cappois que sa verve entraînait.


— A Guelma ! à Guelma ! hurlait Tivolier avec acharnement.
— Silence! répondit le président Bouillard. La parole est au citoyen Verdier.


Garousse paraissait enchanté.


Le commandant voulut parler. Il sentit un flot de sang lui sauter à la gorge et l’étrangler presque. Ses oreilles bourdonnaient ; une douleur lui serrait le front comme des tenailles. Guelma ! Un conseil de guerre ! Que voulait dire ce Tivolier et quelle calomnie avait-on bien pu inventer là ?
— C’est imprimé! dit l’ouvrier. Et si vous voulez — il brandissait l’Anguille de Melun, — je m’en vais lire.
— Oui, lisez, dit alors le commandant froidement. Je voudrais bien savoir...


Mais un grand diable à tournure militaire, sec comme un échalas, se levait déjà dans la foule, se pré


cipitait sur l’estrade, demandait la parole et la prenait du même coup et étendant la main vers le commandant, s’écriait avec une violence dont l’indignation gagnait brusquement l’auditoire :
— C’est inutile! On ne lira pas ces saletés-là ici ! On ne les lira pas, c’est moi. Fournerel, qui vous le dis... Il n’y a pas un mot de vrai dans ce que chante ce canard-là ! Pas un mot! Le commandant Verdier du 5° d’artillerie, n’a jamais été soupçonné de quoi que ce soit, je vous en dorme mon billet ! Et si ceux
qui l’accusent avaient le toupet de soutenir tout haut ce qu’ils osent écrire, ils auraient affaire à Pierre Fournerel, ancien canonnier, qui se ferait couper- en quatre pour son commandant, ça, comme il n’y a qu’un bon Dieu de bon Dieu ! Et voilà !
Fournerel, en parlant, s’était campé à côté du commandant comme s’il se fût agi de recevoir pour lui une grêle de balles, et il regardait d’un air furieux le rédacteur de 1 ’Anguille de Melun, qui s’était levé, lui aussi, et, comme pour braver l’ancien soldat, se frisait en riant la moustache.
L’intervention de Fournerel avait fait impression sur la foule. Elle touchait Verdier et à la fois l’humiliait un peu. Quelque brave garçon que fût son compagnon d’autrefois, il en coûtait un peu au commandant de se sentir protégé par un subordonné. La protection ne désarmait pas, du reste, Tivolier, qui répétait comme un refrain rageur :
— A Guelma! à Guelma! Tout cela ne nous apprend pas l’affaire de Guelma !
— Mais enfin, citoyen commandant, dit le citoyen Bouillard, il serait, en effet, bien simple de vous expliquer sur cette déplorable affaire de Guelma!
Les opinions de la foule étaient partagées. Quelques auditeurs soupçonnaient vaguement quelque trame, une infamie quelconque sous cette « déplorable affaire », comme disait le président.


Le vétérinaire Guénaut, qui ne doutait pas du commandant, trouvait lui-même pourtant que Verdier s’obstinait un peu trop à ne pas s’expliquer.


Alors un grand cri s’éleva à la fois de l’auditoire, et les ouvriers et les pépiniéristes se mirent à demander, à chanter sur l’air des Lampions :


« Et Guelma !


« Et Guelma ! »
— Guelma ? dit Verdier retrouvant son sang-froid devant ces gamineries, qui voulaient être des insultes. Le rédacteur de la feuille que monsieur tient à la main (il désignait Tivolier) devrait bien me renseigner luimême sur l’affaire de Guelma. Je ne peux pas la connaître, moi. Je n’ai jamais mis le pied en Algérie !
— Jamais ? cria Tivolier incrédule. — Jamais !
— Pourtant l Anguillede Melun... le journal de Garousse...
— Le rédacteur est là, dit Fournerel en désignant Saboureau de Réville. Qu’il s’explique ! C’est lui qui doit s’expliquer !
Et Garousse, un peu rouge, ennuyé, faisait signe à Saboureau de répondre et de répondre vite, car il pressentait une méchante affaire.
Saboureau demanda la parole à Bouillard.
Il souriait encore en parlant, ce Saboureau de Ré
lier.
Me Cappois était enchanté. Il poussait du coude Guénaut, son voisin, et disait :


— Il se révèle, notre candidat!... Il se révèle !... Parfait ! Excellent !


— Un peu trop chauvin! répondit le vétérinaire. Verdier avait à peine fini de parler que le grand jeune homme blond dressé au bout de la salle, éten


dait sa main maigre vers le président Bouillard, et demandait la parole.


— La parole 1 Pourquoi ?


— Pour poser une question au candidat. — Votre nom ? dit le président.


— Tivolier (Léon-Jean-Baptiste) répondit le jeune homme avec fierté, comme si ce nom déjà célèbre dans les réunions populaires de Paris, dût être connu à Chailly-en-Bière.
Bouillard lui donna la parole et le commandant cherchait à deviner quelle question pourrait bien lui poser cet homme qu’il ne connaissait pas.
Garousse, étalé sur l’estrade où il faisait des effets de torse, et Saboureau de Réville, assis près de lui dans la foule des auditeurs, échangèrent un coup d’œil rapide, narquois et satisfait, en voyant que dans sa main maigre Tivolier agitait un journal, comme un drapeau. Ils reconnaissaient l Anguille de Melun.
— Citoyens, dit le jeune homme avec les grands gestes des orateurs inexpérimentés, quand on sollicite les suffrages du peuple, on lui doit compte des actes de toute sa vie, heure par heure. Je ne suis qu’un
ouvrier employé à la fabrique de dragées, domicilié à Dammarie, mais on peut savoir ce que j’ai fait, moi, minute par minute, depuis que je suis né, et si l’on tient à le savoir, ehl bien, je m’en vais vous le dire...
— On ne vous demande pas ça ! — Au fait ! A la question !
— Soit, dit Tivolier vexé de rengainer sa biographie, j’y arrive, à la question! Qu’est-ce que le com
mandant Verdier, ici présent, avait fait, étant en garnison en Algérie, pour passer devant un conseil de guerre à... à...
Tivolier déploya le journal qu’il tenait à la main et lut, sur le papier, le nom déjà oublié.


— A Guelma !... Oui, à Guelma? Voilà!


— Un conseil de guerre? demanda Verdier toujours debout.
Il était demeuré comme pétrifié devant la question, et ses yeux devenus fixes regardaient le jeune homme avec une stupeur où il n’y avait même pas place pour la colère.
— Comment un conseil de guerre?
— Oui! à Guelma 1 à Guelma! répondait Tivolier,
enchanté d’avoir retrouvé ce nom.