ville, il ricanait comme s’il eût tout simplement fait « une bonne farce » au commandant. C’est vrai, il avait raconté dans l’Anguille une certaine histoire de conseil de guerre à laquelle le commandant Verdier aurait été mêlé. Mais les renseignements incomplets, inexacts l’avaient seuls induit en une erreur qu’il déplorait plus que personne.
— Oui, plus que personne. Nous avons été les premiers à affirmer le fait, nous tenons à honneur, pro
clama Saboureau, d’être les premiers à déclarer que le fait en question n’avait, en principe, aucune espèce de fondement.
— Bravo ! cria Garousse.
Et devant cette admirable franchise, plus d’un auditeur répéta bravo. Tivolier seul avait l’air écrasé.
— Alors, Guelma ? Guelma ?
Mais Saboureau racontait d’où venait l’erreur. L’officier traduit devant le conseil de guerre de Guelma n’était pas commandant d’artillerie, mais lieutenant de chasseurs, il ne s’appelait pas Verdier mais Richomme, il n’était pas accusé d’exaction mais de blessure don
née dans un duel... Il n’avait pas été blâmé par le conseil, mais acquitté aux applaudissements de ses camarades. Sauf ce léger détail, — et l’on pouvait, comme on voit, s’y tromper, — dit noblement le journaliste, le fait en lui-même était absolument exact.
Les auditeurs commençaient à ne plus comprendre grand chose à la discussion et Garousse comptant sur le trouble jeté dans leurs esprits, se disait qu’après tout il resterait de l’affaire, de « la déplorable affaire » de Guelma quelque arrière-pensée dans certains esprits. Au total, cependant, la journée était neutre.
Le président Bouillard mettait tour à tour aux voix les candidatures de Garousse et de Verdier, et elles étaient, l’une et l’autre, aussi chaleureusement acclamées.
Le commandant sortit un peu alors. L’air du dehors lui fit grand bien. Il alla droit à la mairie où Charvet l’attendait. Ducasse, en chemin, lui disait la tactique qu’il aurait fallu suivre. Ah ! cette affaire du journal ! Avec un peu d’adresse comme on pouvait la faire tourner à la confusion de l’adversaire! On prenait là Garousse — car l Anguille de Melun, c’était Garousse — en flagrant délit de calomnie, de fausse nouvelle, de manœuvre électorale.
— Quel succès, commandant, si vous aviez dit : « L’AnguilleI ce n’est pas l’Anguille, citoyens, c’est l’Aspic de Melun ! »
Cappois et Guénaut, qui écoutaient, trouvaient que Ducasse avait de l’à-propos.
— De l’à-propos et du sang-froid, disait même Me Cappois, les deux vertus de l’homme politique !...
—... Qui n’a pas besoin de vertus ! ajouta, en riant, Emile, lorsque le notaire lui fit à brûle-pourpoint le compliment.
A la mairie, Charvet, un peu ému, demanda : — Eh bien ?
— Eh bien I répondit Verdier encore tout pâle, c’est fini !
— Vous vous en êtes bien tiré ?
— Je ne sais pas. J’avais envie de sauter à la gorge d’un imbécile...
— Oh ! fit le sénateur, sauter à la gorge ! Comme vous y allez. Un candidat doit tout subir, tout...
— Mais une calomnie, une absurde calomnie...
— Bah! est-ce que ça compte?... S avez-vous ce que je réponds, moi, quand, dans une réunion publique, on me jette quelque sottise dans les jambes ?
— Non.
— Vous pouvez noter la phrase, elle n’a jamais manqué son effet.
Et le sénateur, comme s’il était devant les électeurs, ainsi que Verdier tout à l’heure, de dire noblement de sa grosse voix enflée et grasseyante :
« — On peut ouvrir mon cœur, messieurs, on peut l’ouvrir ; on n’y trouvera gravés en lettres d’or que ces deux mots qui sont notre drapeau : « Honneur et Patrie ! »
— Bravo! dit Cappois.
— Monsieur le sénateur a raison : cela répond à tout, ajouta Guénaut.
Verdier hochait la tête. On entendait par la fenêtre de la mairie des acclamations qui accompagnaient une voiture, passant au milieu de la foule sous les fenêtres :
— C’est Garousse qui s’en va dans sa calèche, dit le vétérinaire Guénaut.
— Sa calèche ! fit Ducasse. En calèche, un socialiste ?
— Bah! s’écria Charvet, le socialisme, ça n’empêche pas les sentiments... ni les voitures de maîtres.
Verdier et ses amis partirent à leur tour. Un flot de gens les accompagna aussi, avec des vivats. Fournerel criait plus que les autres. On entendait sa voix de basse-taille répéter :
— Vive le commandant!
Lui, le candidat, était triste en quittant Chailly. Il avait hâte de se retrouver seul, de revoir Gilberte. Ce premier tête-à-tête avec le suffrage universel l’écœurait. Accusé d’il ne savait quelle infamie par un indi
vidu qu’il ne connaissait même pas, lui, Verdier ! Son élection législative lui faisait maintenant vaguement l’effet d’un calvaire dont les stations n’étaient ni sans crachats ni sans blessures.
— J’étais si bien rue Mansard!... Aujourd’hui, dimanche, j’aurais été avec Gilberte voir les Grandes Eaux, à Versailles!... Et il rêvait...
— Commandant, dit Charvet, en lui frappant sur la cuisse, il faudra songer à votre profession de foi !
— Ah ! c’est vrai, fit Verdier subitement ramené à la réalité présente. Ma profession de foi ! Je n’y pensais plus !
— Il faut la rédiger, l’imprimer, la corriger, l’afficher. Vons n’avez pas assez de temps, songez-y!
Soyez net et court. Dites tout, en ne disant rien de trop ! Guénaut et Cappois vous donneront de bons avis là-dessus, et moi-même...
— Oui, c’est vrai, monsieur Charvet, je vous remercie !
Et maintenant, jusqu’à Dammarie, le pauvre commandant n’eut plus qu’une idée — cruelle comme une angoisse: cette profession de foi obligatoire où il fallait « tout dire — sans rien dire de trop ! »
— L’art suprême, ajoutait le sénateur Charvet, serait même de ne rien dire du tout.
Gilberte attendait anxieusement son oncle à Dammarie. Elle fut heureuse lorsque Mme Herblay, entrant au salon où la jeune fille tenait un livre à la main, sans savoir ce qu’elle lisait, lui dit:
— Voici votre oncle avec ces messieurs !
Le gros Charvet montrait en effet sa carrure superbe au bout d’une allée et marchait fièrement, précédant Ducasse et Verdier, le commandant fatigué visiblement.
Derrière eux marchaient Cappois et’ Guénaut qui paraissaient songeurs.
Gilberte remarqua tout de suite l’air soucieux de son oncle. Le teint cuit, congestionné, avec des veines grosses comme des cordes saillant à ses tempes, le commandant paraissait fourbu.
— Eh bien, êtes-vous content ? demanda tout bas Gilberte à Verdier.
— Je ne suis pas mécontent .. c’est fatigant... Mais ça aguerrit.
Il essayait de sourire pour faire plaisir à sa nièce. — Le commandant a-t-il écrasé Garousse? demanda Mme Herblay.
Verdier hocha la tête.
— Pas encore !... Il me faut du temps !
— Ah ! commandant, fit gracieusement Henriette, songez que le parti républicain marche à l’abri de votre égide.
Cappois avait regardé Guénaut. Ils la connaissaient, cette égide. Elle avait déjà servi à Javouillet et à Charvet. Peut-être n’était-elle pas encore usée !
Ducasse cherchait, sans la trouver, une réponse spirituelle, où le mot glaive — le glaive du comman
dant — fît antithèse à cette fameuse égide. Il ne la trouva pas.
Mme Herblay voulait retenir le vétérinaire et le notaire à dîner. Mais c’était impossible. Guénaut et Cap
pois dînaient tout justement ensemble à Melun, chez le préfet.
— Comment! dit Mme Herblay en riant, il est à Melun ? le croyais qu’il était toujours à Paris, notre préfet ?
— L’Opéra fait relâche ce soir, répondit finement Cappois.
Et Guénaut ajouta, appuyant lourdement :
— Le foyer de la danse est fermé 1
Le regard de Mme Herblay lui désigna Gilberte. Le vétérinaire s’arrêta, et en prenant congé de Mme Herblay, il dit à Verdier en lui tendant la main :
— Si j’ai un conseil à vous donner, commandant, c’est de vous accentuer! Le pays est très avancé...
Garousse est capable de l’empaumer... Assez de gens vous conseilleront de mettre de l’eau dans votre vin ; moi, à votre place, je mettrais dans mon vin... un peu d’alcool.
Le commandant ne répondit pas. S’accentuer ? Il ne pouvait se donner que pour ce qu’il était, un brave homme, croyant au devoir, au respect de la loi, libéral quand il s’agissait des idées même les plus chimé
riques, ferme et résolu dès que le droit et la patrie lui paraissaient en péril. S’accentuer?...
— Guénaut a raison, dit Me Cappois d’un ton plus finaud, et limez bien votre profession de foi !
Ils laissèrent le commandant sur cette recommandation et montèrent dans la voiture de Guénaut, récapi
tulant en chemin les menus incidents de la journée.
Eh ! bien, là, en bonne conscience, qu’est-ce qu’ils pensaient l’un et l’autre du candidat déterré par Charvet !
— Il m’a l’air d’un Brave homme, dit Cappois, ou plutôt d’un homme, pour dire le mot, mais il ne me paraît pas précisément taillé pour les escarmouches politiques.
— C’est ce que je crains, fit Guénaut. — Tandis que Garousse...
— Ah! Garousse, un malin, au contraire!... Pas si bête, l’affaire de Guelma ! Ceux qui auront lu l’Anguille croiront toujours un peu que c’est arrivé. Ah !
j’ai bien peur que Charvet n’ait fourré son artilleur dans un guêpier !
— Et nous avec, ajouta le notaire un peu inquiet. La voiture, après avoir traversé la plaine au loin
coupée par des lignes d’arbres et, à gauche, par une colline douce, comme écaillée de toits d’ardoise, qui
était maintenant la route de Dammarie, montait vers Melun par la rue du Petit Dammarie, et, suivant le bras de la Petite Seine, dépassait la ville d’où émer
geaient, comme deux tours ajourées, les clochers de Saint-Etienne.
Cappois regarda sa montre. Ils avaient le temps d’arriver tout juste pour le dîner à la préfecture. Un dîner intime, un dîner de causerie : M. le préfet était garçon.
Mais, en arrivant à la préfecture, Cappois et Guénaut furent stupéfaits. Monsieur Cappois n avait donc pas reçu la lettre de Monsieur le préfet? Monsieur le préfet la lui avait expédiée par estafette.
— Je n’ai rien reçu... Nous étions à Chailly...
— Monsieur le secrétaire général, dit le concierge, expliquera à ces messieurs...
— Ah! M. de Berlemont est à la préfecture 1 Ils firent passer leur carte à M. de Berlemont.
C’était un homme étonnant, ce Berlemont, d’une effrayante habileté,qu’on avait vu arriver petit employé, plumitif anonyme, à la préfecture de police de Paris, en 48 avec Caussidière, portant les cheveux longs et la barbe hirsute des montagnards et qui, après avoir fait de l’ordre avec du désordre, s’était cramponné à son poste, énergiquement fidèle aux émoluments, et modifiant sa chevelure et sa barbe, selon les circons
tances, chaque régime imposant un caractère nouveau à la tête humaine, avait poussé le dévouement jusqu’à devenir chauve à la fin de l’Empire, et jusqu’à porter,
avec un nom nouveau, des moustaches cirées à la Morny ou à la Napoléon III. Depuis la République, il laissait pousser sa barbe grise. Et personne n’eût reconnu le citoyen Roulier sous M. de Berlemont, se
crétaire général de Seine-et-Marne, et chevalier de la Légion d’honneur.
Roulier de Berlemont reçut Cappois et Guénaut avec des tffusions navrées. Monsieur le préfet était désolé. Une dépêche de Monsieur le Ministre de l’intérieur l’avait appelé à Paris, tout à coup. (Monsieur de Berlemont disait cela gravement, sans rire, et devait savoir ou deviner quel nom féminin se cachait sous le pseudonyme de Monsieur le ministre).
Mais Monsieur le secrétaire général ferait aux hôtes de M. le préfet les honneurs de la préfecture.
Guér.aut et Cappois s’entre regardaient, se demandant s’ils devaient accepter. Pourquoi pas? Le dîner