Après les semaines vides, les semaines trop remplies. La mort de Victor Hugo, les préparatifs de ses funérailles, l’échauffourée du Père-Lachaise, l’enterrement d’Amouroux et les interpellations à la Chambre, sans compter ce-qui se prépare pour la semaine prochaine, voilà plus qu’il n’en faut pour remplir une semaine honnête.
Et tout ce qu’il pouvait y avoir de délicat au point de vue gouvernemental s’est encore aggravé par les indécisions, les tâtonnements, les contradictions mêmes du gouvernement.
C’est que le gouvernement n’est pas à l’aise. Il se sent pris entre les exigences de ses amis et les ran
cunes de ses adversaires, menacé d’être mis en mino
rité s’il mécontente les gauches radicales, menacé d’être attaqué et renversé s’il donne prétexte aux gauches modérées. C’est toujours la même situation qui se retrouve: la majorité républicaine divisée et ne pouvant fournir une majorité solide que sur des questions d’intérêt personnel.
Or, c’est par des raisons d’intérêt personnel que l’ancienne majorité, la majorité de M. Ferry, désire la chute du cabinet actuel et, sinon la rentrée immédiate de M. Ferry, au moins la constitution d’un cabinet qui suive sa politique et reprenne ses errements. C’est une question d intérêt électoral : avec M. Ferry, la majorité peut compter sur une candidature officielle vigoureusement menée; avec M. Brisson, le gouver
nement demeurera neutre et fera des « élections loyales ». Voilà pourquoi la majorité regrette M.Ferry.
Et ce n’est pas un regret purement platonique. Les modérés se croient — et ils sont probablement — en majorité dans la majorité républicaine.Aussi songentils sérieusement à renverser le cabinet. Non pas peutêtre le cabinet tout entier et d’une seule fois; mais le plan est de manger l’artichaut feuille à feuille en com
mençant par M. Allain-Targé, puis en continuant par
M. Sadi-Carnot. On compte beaucoup, pour préparer la rentrée finale de M. Ferry sur la demande de mise en accusation. Cette attaque assez maladroite de la gauche va faire beau jeu à l’Union républicaine (grand U) qui représente plus spécialement les oppor
tunistes dévoués à M. Ferry. A l’accusation, il est clair qu’on répondra par l’apothéose de celui qu’on appelait « la grande victime ». Et si le gouvernement n’y prend pas garde, les vaincus du 30 mars 1885 prendront un commencement de revanche.
D’autre part les révolutionnaires s’imaginent que l’heure est propice pour s’agiter. Non pas qu’ils aient la moindre idée de descendre dans la rue, croyez-le bien. Malgré le grand tapage et les grands mots dont ils sont prodigues, ces gaillards-là tiennent fort à leur précieuse peau; les chefs surtout, qui sont pour la plupart des socialistes du high life, des communards gentilshommes, assidus aux courses,aux premières repré
sentations, coquets et tirés à quatre épingles, plus friands de foie gras que de pain noir et convertissant volontiers en champagne des grandes marques les profi:s que leur rapportent « les larmes du peuple. »
Donc, on ne songe pas à prendre le fusil. Mais on n’est pas fâché de faire « des journées » et de crier « à la revanche ». Ça tient en haleine les fidèles et ç-a fait monter le tirage du journal. Et alors, il arrive que, la concurrence s’en mêlant, les journaux révolution
naires surenchérissent l’un sur l’autre. L’Intransigeant devenu carrément révolutionnaire anarchiste emboîte le pas à la Bataille.
C’est dans ces conditions que le gouvernement s’est trouvé en présence de deux questions funéraires toutes deux assez épineuses : d’un côté, l’extrême gauche demandait pour Victor Hugo les honneurs du Panthéon; d’autre part, les anarchistes préparaient et annonçaient, à grand fracas, une manifestation communarde au Père-Lachaise, pour le 24 mai, anniversaire de la chute de la Commune.
Dans les deux affaires, le gouvernement a également manqué de décision. A M. Anatole de la Forge récla
mant le Panthéon pour Victor Hugo, M. Allain-Targé a répondu que le gouvernement « avait besoin de con
sulter la famille » et il a demandé le renvoi à trois jours. Le gouvernement paraissait ignorer que le Pan
théon ayant été « affecté » et « désaffecté » par de simples décrets, un décret pouvait suffire. Puis, après n’avoir contenté personne, il a fallu se rendre le lendemain sous les sommations simultanées de la Lanterne
et de la République française, assez peu habituées à se trouver ainsi d’accord.
La question des manifestations révolutionnaires, moins délicate peut-être, présentait plus de gravité. Le „ gouvernement, ici encore, a hésité, tergiversé, s’est contredit. La police a reçu des ordres sur les
quels: on n’est pas d’accord. On a toléré ici, déchiré là, laissé passer ailleurs et saisi un peu plus loin le drapeau rouge et le drapeau noir. On a proscrit le drapeau et permis la bannière ; horizontal, le rouge a été tenu pour séditieux, vertical il devenait innocent ; sans inscription c’était un délit ; avec une inscription,
c’était une liberté. Le résultat de ces incohérences a été une algarade déplorable au Père-Lachaise, d’au
tant plus lâcheuse que la police et le gouvernement ont l’air d’avoir eu des torts. Et en effet, toutes les blessures reçues par les agents de l’autorité sont des contusions, des « coups de pierre ». Pas un coup de feu, pas un coup de pointe ou de couteau. Cela n’ex
cuse pas les violences ; mais il semble en résulter qu’il n’y avait pas, chez les révolutionnaires, préméditation de voies de fait. Et cela, d’ailleurs est probable, ces manifestants participant davantage du braillard que du combattant.
L’émoi cependant a été d’autant plus considérable que le coup était inattendu. Seuls, quelques vieux rou
tiers du journalisme avaient prévu l’algarade en lisant,
la veille dans le Temps et les journaux officieux, une note, assez gauche d’ailleurs, sur « les précautions prises pour empêcher l’exhibition du drapeau rouge. »
Sur le premier moment ce fut une panique. On annonçait « la bataille du Père-Lachaise »; d’autres disaient « l’émeute »; d’autres « le massacre ». Au mi
nistère on était effaré et affairé. Les dépêches les plus alarmantes étaient transmises en province et, dans cer
tains chefs-lieux d’arrondissement, le bruit a couru d’une « révolution » à Paris. A Y Intransigeant, on parlait de 60 morts et M. Rochefort convoquait tous les journalistes radicaux pour rédiger en commun une protestation « contre les assassinats de la police ». Là,
M. Clémenceau, de la Justice et M. Mayer, de la Lanterne, ayant proposé, au lieu de protestation, une invitation au calme et à l’abstention, disant qu’il fallait empêcher d’autres malheurs, M. Lissagaray de la Bataille, s’écriait carrément : « Qu’est-ce que cela me fait qu’on tue du monde! » Sur quoi, M. Clémenceau et M. Mayer se sont retirés.
Le lendemain, la Lanterne, la Justice, le Rappel, les journaux radicaux non-révolutionnaires, en un mot, recommandaient le calme et suppliaient les Parisiens
de renoncer à toute manifestation. Aussi les funérailles de M. Amouroux ont-elles été des plus tranquilles, bien que M. Amouroux eût été membre de la Commune.
Et, à la Chambre, l’interpellation de M. Sigismond Lacroix, doublée de celle de M. Lelièvre, s’est ter
minée par un vote de confiance à 388 voix contre dix !
Les deux attaques se sont annulées et amorties l’une par l’autre. M. Sigismond Lacroix a joué le rôle de tampon. Ce n’est pas encore du coup que les opportunistes renverseront le cabinet.
Sénat. — Séance du 19 mai : Commencement de la discussion de la proposition de loi sur le scrutin de liste. MM. Barthe et Girault parlent en faveur du scrutin d’ar
rondissement. M. Bardoux répond à M. Barthe. L’article iOT rétablissant le scrutin de liste est adopté. Sur l’article 2, un amendement de M. Lalanne, consistant à prendre le chiffre des électeurs inscrits et non celui des habitants pour base électorale, est repoussé. La partie de l’article 2 sur laquelle la rédaction de la commission est conforme à celui
de la Chambre est adoptée. La suite de la discussion est renvoyée au lendemain, sur la demande de M. Brisson.
Séance du 21. — Suite de la précédente discussion. Le Sénat, par 129 voix contre 121 adopte, conformément à la
proposition de la commission, la disposition qui exclut les étrangers du chiffre de la population servant à déterminer la base électorale.
Séance du 23. — Fin de la discussion sur le scrutin de liste. Le débat principal porte sur le paragraphe ajouté par
la commission dans le but de n’attrinuer un député de plus au département que lorsque la fraction de la population sera supérieure à vingt mille habitants. Le paragraphe est rejeté. Les autres articles sont adoptés sans difficulté et ne su
bissent que des modifications ne portant guère que sur la réduction. — Dépôt d’un projet portant ouverture d un crédit de vingt mille francs pour faire à Victor Hugo des fiinéraillesinationales. Le projet est adopté. Il avait été précédemment adopté par la Chambre.
Chambre des députés. — Séance du 19 mai : suite de l’examen de la loi sur l’armée coloniale. M. de Mahy parle contre la loi ; le général Campenon répond, la discussion générale est close. Les 5 premiers articles de la loi sont adoptés.
Egypte. — La question du canal de Suez. Le Journal des Débats a eu communication du texte du projet français et de l amendement anglais relatifs à la constitution, de la commission de surveillance du canal de Suez. On sait que cet amendement est l’objet de difficultés au sein de la com
mission. Nous mettons sous les yeux de nos lecteurs les deux textes, afin qu’ils puissent juger par eux-mêmes des prétentions du gouvernement britannique.
Le texte français porte : « Une commission composée des « représentants des puissances signataires de la Déclaration « de Londres et auxquels sera adjoint un délégué du gou« vernement égyptien, avec voix consultative, siégera sous « la présidence d’un délégué spécial de la Turquie. Afin de « pourvoir au service de la protection du canal, elle s’en« tendra avec la Compagnie de Suez pour assurer l’obser« vation des règlements et de police en vigueur. Elle sur« veillera, dans la limite de ses attributions, l’application « des clauses du présent traité et saisira les puissances des « mesures qu’elle jugera propres à en assurer l’exécution. « Le fonctionnement de ladite commission ne pourra porter « aucune atteinte aux droits du sultan. »
L’Angleterre ne veut pas accepter, un tel état de choses. Après avoir adhéré à U convention des puissances dans la question financière, après avoir accepté la nomination d’une commission pour l’examen de la question concernant la neutralité du canal, l’Angleterre entend remettre la sur
veillance de cette neutralité à l’Egypte — c’est-à-dire à l’Angleterre. Voici, en effet, ce que propose l’amendement anglais: « Le gouvernement égyptien prendra les mesures «, nécessaires pour faire respecter les dispositions du. présent « traité. » Et. plus loin :
« Dans le cas où le gouvernement égyptien ne disposerait « pas de moyens suffisants, il devra réclamer l assistance de « la Sublime Porte et des puissances signataires de la Dé« claration de Londres du 17 mars 1885. Les hautes par
« ties contractantes devront se concerter immédiatement « pour arrêter d’un commun accord les mesures à prendre « en vue de répondre à son appel. »
En résumé, le texte français propose un arrangement durable, par contre l’Angleterre demande l’incertitude à perpétuité, la convocation presque continuelle de Conférences pour jeter le désaccord parmi les intéressés, avec es
poir sans doute de pêcher, à l’occasion, en eau trouble. Il est peu probable que l’Europe y consente.
Le Bosphore égyptien a reparu. Sa réapparition a été saluée par des signes de satisfaction visibles, dit un télé
gramme du Caire qui apporte la nouvelle, dans le quartier européen et le quartier arabe.
Relativement à l’affaire de la réduction du coupon égyptien, la protestation de la France contre le décret du
12 avril a été suivie de celles de l’Autriche, de la Russie et de l’Allemagne, et Nubar Pacha a déclaré à M. St-René Taillandier que le décret en question n’aurait aucun effet et que les sommes retenues, soit 2,500,000 francs, seraient remboursées aux créanciers de l’Etat par la Caisse de la Dette.
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Canada. — Le chef de l’insurrection canadienne, Riel, a été fait prisonnier et doit passer prochainement en jugement.
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Nécrologie. — Victor Hugo. (Voir notre Courrier de Paris et notre article Gravures).
M. Amouroux, ancien membre de la Commune, récemment élu député du département de la Loire.
M. Cournet, ancien député et ancien membre de la Commune.
M. le général de division en retraite de Noue. Né en 1805, sorti de Saint-Cyr en 1823, général de division en 1862. Grand officier de la Légion d’honneur.
Aug. Marc, Directeur-Gérant.
Imp. de \’Illustration, A. Marc, 13, rue St-Georges, Paris.
HISTOIRE DE LA SEMAINE
Séance du 21. — Finde la discussion de la loi sur l’armée coloniale. La Chambre décide qu’elle passera à une deuxième délibération.
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Décrets. — M. Lanen, consul général à Québec, est nommé ministre plénipotentiaire à Port-au-Prince.
Sont nommés consuls généraux : A Québec, M. de Monclar, précédemment en la même qualité à Bogota ; -U- A Bogota, M. Daloz, consul à Odessa,
Sont nommés consuls : A Odessa, M. Cassas, précédemment en la même qualité à Philippopoli ; —A Philippopoli,
M. Boysset, en la même qualité à Riga ; -— A Riga, M. du Clozel, vice-consul de première classe à Varna.
Sont nommés vice-consuls : A. Varna, M. Amaury de Lacretelle, vice-consul à Savone; —A Savone, M. Ramoger.
Manifestations révolutionnaires a Paris. — Des troubles ont eu lieu le 24 mai au Pèrç-Lachaise où, sous prétexte d’honorer leurs anciens compagnons, les révolution
naires ont arboré le drapeau rouge. Une collision a eh lieu,
et force est restée à la loi ; mais le sang a coulé; Une trentaine de personnes ont été blessées dont cinq ou six grièvement.
Les troubles ont recommencé le lendemain, à l’occasion de l’enterrement de M. Cournet. Mais ils ont été plus vite et plus facilement réprimés que la veille. Espérons que l’autorité saura prendre des mesures assez énergiques pour qu’ils ne se renouvellent pas une troisième fois, à l’occasion de l’enterrement de M. Amouroux.