lle est assez dramatique, la semaine que nous traversons ! La journée de dimanche dernier jette déjà sur elle un voile noir, avec des taches rouges. Ah ! les pauvres braves gens que ceux qui croient à la concorde entre les hommes, à l’oubli des haines, à la fraternité, à l’humanité !
Un beau jour, — un jour de fête — les sabres sortent du fourreau comme les pavés de leur alvéole et on assiste à ce spectacle douloureux et à cette mêlée sanglante I
Je croyais bien n’avoir à parler aujourd’hui que du poète étendu, là-bas, dans la petite maison désormais historique et qui, pareil au duc de Guise, semble plus grand encore couché que debout. Et voilà que les préoccupations publiques semblent étendre une ombre sur ce cercueil que nous voulions entourer de la véné
ration de tout un peuple, sans distinction de partis, sans malentendu de politique 1 Oh! l’odieuse politique ! Est-ce qu’elle va faire entendre ses hurlements et ses clameurs autour du poète de la paix et de la pitié?
Dimanche, pendant qu’on se bousculait — disons la vérité, qu’on se battait au Père-Lachaise, on saluait,
à Villers-Cotterets, la statue du bon Dumas. Un rayon de soleil éclairait le bronze dressé sur un piédestal de granit par Carrier-Belleuse et, dans les clapotements des drapeaux, les défilés des soldats et des pompiers, les fanfares du Soissonnais, une impression de gaieté, d’affection, une sorte d’encens familier, si je puis dire, montait autour du cordial grand homme.
Et l’on se pourchassait, à Paris, autour des tombes! Ah! la bonne journée de calme que cette journée de Villers-Cotterets où M. le préfet de l’Aisne a si justement porté un toast à la gloire des trois Dumas!


Victor Hugo a dit d Alexandre Dumas :


« Dumas et moi, nous avions été jeunes ensemble. Je l’aimais et il m’aimait. Alexandre Dumas n’était pas
moins haut par le cœur que par l’esprit. C était une grande âme bonne. »
Jamais on n’a mieux défini Dumas et le grand poète se définissait aussi lui-même. Toutes les questions, depuis huit jours sont celles-ci : — Quel jour les funérailles?
— Croyez-vous qu’il y ait du trouble autour de son cercueil ?.
— Avez-vous vu, aux Portraits du Siècle, l’esquisse ou plutôt le portrait peint par Bonnat ?
Lui! toujours lui ! partout ! Ou vivante ou glacée, Son image sans cesse absorbe ta pensée!
Et à la devanture des papetiers, au coin des rues, devant les kiosques, sur le boulevard, inévitablement, le portrait de Victor Hugo, VictorHugodebout, Victor Hugo mort, Victor Hugo en chromolithographie, Victor Hugo à l’eau-forte. L’annonce seule des funérailles a fait hausser le prix des fleurs. Une couronne qui valait cinq cents francs en vaut huit cents. Les jardiniers de Nice sont débordés. Et, comme l’ironie doit se mêler nécessai
rement à toutes choses, les prospectus encadrés de noir sont expédiés par la poste:
Deuil National. — « La maison X... se recommande à la Société des Auteurs Dramatiques. »
On lit sur une de ces cartes :
Trois-Etoiles, fleuriste. — Qui a déjà fourni huit couronnes à l’enterrement de Gambetta.
Lorsque la maladie de Gambetta lut connue, il y eut des courtiers de pompes funèbres qui s’installèrent, guettant l’heure de l’agonie, dans des chambres louées en hâte, à Ville d’Avray. C’était à qui arriverait bon premier. Dès que le tribun fut mort, les courtiers se précipitèrent et il y eut, autour de ce cadavre, le même steeple-chase qu’autour de celui de Victor Hugo
M. Lockroy, l’autre jour, était forcé de congédier, à onze heures du soir, un journaliste étranger qui avait trouvé le moyen de se glisser jusqu’à la chambre mor
tuaire du poète et qui répondait à tout ce qu’on lui disait :
— Je suis dans mon droit. L’agonie de Victor Hugo appartient à l’Europe !
Nous en verrons bien d’autres, dans l’avenir.
Si les partis avaient été habiles, ils n’eussent pas discuté Victor Hugo. L’auteur de Notre Dame était la grande admiration de l’impératrice Eugénie.
Oui, dans sa bibliothèque particulière, l’impératrice gardait et mettait à la place d’honneur, le croirait-on?
les livres de Victor Hugo. Non pas les Châtiments sans doute, mais les Odes et Ballades, les Feuilles d’au
tomne et ces volumes étaient, au premier feuillet, signés de sa main : Eugénie. Elle gardait une sorte de culte secret pour le poète, et celui-ci, intérieurement, en était flatté. L’admiration de l’impératrice pour Victor Hugo datait, au surplus, de longtemps.
M. de Montijo, le père, avait été aide de camp du général Léopold Hugo, alors que le père du poète était gouverneur de Guaalajara. Plus tard. Mme de Montijo, devenue veuve et habitant Paris, rendait sou
vent visite au fils de l’ancien général de son mari, et elle amenait chez Victor Hugo sa fille qui, en robe blanche, la plupart du temps, était un des charmes des réceptions, alors fameuses, de la place Royale. Mlle de Montijo, charmante, un peu romanesque, aimait beaucoup alors à causer avec cet improvisateur étourdis
sant qui s’appelait Alexandre Dumas. D’autres fois, en compagnie d’autres jeunes filles espagnoles, elle chantait, pour plaire au maître du logis, quelques uns des chœurs de la Esmeralda dont Victor Hugo avait écrit les paroles, Mlle Bertin la musique, et que Nourrit, Levasseur et Mlle Falcon chantaient à l’Opéra, en novembre 1836.
Danse, jeune fille,
Tu nous rends plus doux ! Prends-nous pour famille, Et joue avec nous!
Ces soirées de la place Royale, où la future impératrice venait saluer l’auteur à venir de Napoléon le Petit, datent de 1844 ou 45. Est-il rien de plus curieux
comme antithèse, et la vérité n’a-t-elle pas vraiment le privilège des paradoxes?
C’est que dix ans, vingt ans passés, modifient et transforment bien des choses et bien des hommes. Et
il ne s’agit pas seulement des situations respectives et du jeu des révolutions, qui met une jeune fille sur un trône et envoie un poète hors de sa patrie, il s’agit aussi de ces transformations, moins frappantes pour la foule, mais tout aussi intéressantes pour l’observateur, qui s’opèrent, avec les années, dans les esprits et les consciences. La France en est là, ou plutôt tout ce qui juge, comprend et pense sainement et honnêtement, tout ce qui, en France, recherche en toute sincérité le vrai, le bien, toute cette partie de la nation en est là.
Elle éprouve un besoin âpre de se transformer et de s’amender.
Ou plutôt, elle devrait en être là, mais l’échaulfourée du Père-Lachaise donne terriblement à réfléchir.
Ne voulant parler que de Victor Hugo, je cher
che dans les souvenirs que je tiens de lui quelques traits parmi les plus caractéristiques. Aujourd’hui, il disparaît dans une apothéose — et nul homme n’a été plus insulté.
Lui-même nous a conté qu’il fut, un jour, presque sérieusement accusé d’avoir, en un accès de folie, étranglé ses deux premiers enfants. Un journal d’alors, et Victor Hugo n’était pas sûr que ce ne fût point le Journal des Débats, inséra même cette petite annonce laconique : — On nous apprend que M. Victor Hugo vient d’être conduit à Charenlon.
Victor Hugo affirmait, lorsqu’il rappelait ce souvenir, que la note avait été apportée au bureau du journal par M. d’Argout lui-même.
Accusé de folie et d’assassinat, M. Victor Hugo pouvait encore se défendre. Mais on allait bientôt porter contre lui une accusation aussi ridicule quoique plus grave, beaucoup plus grave, parce qu’il est difficile de s’en laver. On allait prétendre que Victor Hugo n’é­
crivait jamais ses drames que lorsqu il se trouvait en état d’ivresse.
Enfin, le temps même n’était pas loin où Henri Heine allait imprimer en pleine Galette ciAugsbourg qu il avait le secret de Victor Hugo et que c’était « un génie bossu. »
Henri Heine prétendait avoir eu pendant longtemps le même tailleur que Victor Hugo, et il racontait que ce tailleur lui avait affirmé que le poète de Marion avait l’épaule gauche plus élevée que l’épaule droite.
Il s’ensuivait donc, à peu près, — pour les ennemis du poète qui avaient déjà prétendu qu il possédait tous les instincts de Iicin d’Islande, — il s’ensuivait que les douleurs de Quasimodo, dans Notre-Dame de Paris, n’étaient qu’une sorte d autobiographie.
Victor Hugo dut prendre en riant toutes ces accusations successives, et il en parlait dans les dernières années de sa vie avec beaucoup de gaieté. Un jour cependant, envoyant son portrait à un ami, il voulut rappeler le beau temps de ces cancans hyperboliques,
et il écrivit en bas de la gravure ces deux vers où il se peint lui-même, à la manière noire et amusante :
Voici les quatre aspects de.cet.hommel éii ce, Folie, Assassinat, Ivrognerie... et Bosse!
aaa Au reste, les colères n’avaient pas toutes désarmé 1 En 1872, prenant part, dans une séance de l’A­
cadémie, à la discussion engagée pour savoir quel recueil de vers nouveaux on couronnerait, M. Lebrun l’auteur de Marie Stuart parlant contre le volume d’un jeune poète, fit observer que ses vers étaient pleins de rejets défectueux et de méchantes césures. Le romantique de 1820 était terriblement classique en 1872.
Ce fut alors que M. Legouvé osa faire observer que les vers de Victor Hugo, eux aussi, contenaient des rejets audacieux. A quoi, gravement — on m’a garanti le fait — un académicien, que je nomme pas car il est très célèbre, s’interposant entre M. Legouvé et M. Lebrun :
— Je ne comprends pas, dit-il, que l’on parle des vers de M. Hugo. Depuis longtemps il est entendu
qu’ils sont absolument oubliés, et s’ils se font encore entendre, ils ne survivent que par le jeu des Comédiens 1
Cela dit, l’académicien se tut, mais M. Lebrun,luimême, demeura stupéfait.
Balzac avait, depuis longtemps dit, à propos de Victor Hugo, ce mot superbe, un fier éloge :
— Hugo ? C’est un grand homme. N’en parlons plus !
On a dit que Victor Hugo ne désarmait pas dans ses représailles. Voici un exemple du contraire. Pendant le siège de Paris, quelques jours après la sanglante affaire du Bourget, où le commandant Baroche avait glorieusement succombé, Victor Hugo fai
sait entendre, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, une audition publique des fragments de son livre, Les Châtiments. Dans les pièces de vers qu’on allait lire à cette matinée, plusieurs fois revenait justement ce nom de Baroche. Victor Hugo avait voulu qu’il ne fût pas prononcé. Dans l’Expiation, au vers où le nom de Baroche est accolé à celui de Troplong, Victor Hugo l’avait remplacé par celui de Chaix-d’Est-Ange, et cette correction est notée dans les éditions nouvelles des Châtiments. L’acteur Dumaine allait réciter la pièce intitulée Joyeuse vie, où se trouvent ces deux vers :
Qu’importe ! Allons, emplis ton coffre, emplis ta poche ! Chantez, le verre en main, Sibour, Troplong, Baroche!
Victor Hugo modifia ainsi ce dernier vers : Chantez, le verre en main, gonflez votre sacoche!
— Et si dans la salle on réclame le texte,dit-il,levezvous et répondez : « M. Banche fils a été tué à l’at
taque du Bourget. Victor Hugo a donc supprimé, dans cette publique lecture des Châtiments, le nom de Ba
roche, estimant que la mort du fils pouvait faire oublier la vie de son père. »
Je me rappelle encore que ce même jour, dans la pièce la Caravane, récitée par Mlle Lia Félix, Victor Hugo avait également remplacé le nom de Vcuillot par celui de Fréron.
— Après tout, disait-il, Veuillot n’a jamais été un personnage officiel ! On peut lui pardonner ses polémiques! Louis Veuillot a-t-il jamais connu ce fait?
Et quand on pense que le 2 décembre a assuré à Victor Hugo la gloire dont il jouit aujourd’hui ! A l’auréole de la renommée vint se joindre dès lors celle du malheur et l’imagination des peuples fut conquise.
C’est le 2 décembre, disait Théophile Gautier, qui est cause que Victor Hugo et moi nous portons notre barbe entière. Avant le Deux-Décembre, nous avions, l’un et l’autre, le menton ras; j’habitais, alors, boulevard Montmartre, et j’allais me faire raser chez un coiffeur au-dessus du passage Jouffroy, mais la fusil
lade m’en empêcha, pendant quelques jours, et ma barbe se trouvant déjà longue, je la laissai pousser tout entière. De même Victor Hugo, obligé de se cacher et de s’exiler, ne pouvait guère songer à se faire la barbe. Influence de la politique sur le menton des hommes!
Voilà le souvenir qu’avait gardé du coup d’Etat Théophile Gautier.
On s’est demandé ce que Victor Hugo, qui n’écrivait plus depuis quatre ou cinq ans, laissait après lui d’inédit.
Jusqu’en 1880 il Il’est point de jeune homme peut-. être qui travaillât autant que lui. Aucun matin sans une ligne, sans une pensée, sans un vers.
II laisse encore en portefeuille, comme on dit : Le Théâtre en Liberté! Il a un drame historique : Les Ju
meaux, dont quatre actes sont achevés ; c’est l’histoire du Masque de fer. Il a un drame moderne : 1Mangeront-ils ? qu’il appela d’abord : la Faim. Il a une co
médie : La Grand’ mère. Il a un poëtne tout entier : La Fin de Satan. Il a une série nouvelle de vers sati
riques les Justes Colères. Il a peut-être achevé une seconde partie de Quatre-Vingt-Treize, la guerre étran
COURRIER DE PARIS