Verdier n’avait certes pas envie de rire, il sourit pourtant en regardant ces grands jeux sérieux de jeune fille et cette.petite bouche d’où tombaient gentLment des maximes de philosophie.
— Allons, dit-il, c’est toi qui vas m’apprendre la vie, à présent... sans la connaître?...
— Oh! vous savez, fit Gilberte, quand on a été longtemps...longtemps...seule,on a eu le loisir de de
viner... Et puis, je pourrais me tromper pour moi. Pour vous, non. Vous êtes le meilleur des êtres, vous, mon
oncle! Savez-vous qui vous me rappelez? Vous me rappelez un héros de roman...
— De roman?.. Un héros de roman?.. Le candidat Verdier? Ah! pauvre de moi!...
— ... Et un héros que j’aime beaucoup, que j’aime profondément...
— Et qui s’appelle ? — Don Quichotte I
Le commandant sourit encore, mélancolique cette fois, mais sans amertume.
— Mais je ne déteste pas du tout Don Quichotte, dit-il. J’aimerais même mieux avoir pour adversaires ses moulins à vent que tant de gens qui mériteraient...
Gilberte devina qu’il songeait encore au journal. Elle l’interrompit, très vite :
— Vous savez bien que ces gens-là n’ont pas à eux tous autant de courage et de loyauté que vous dans votre petit doigt. Alors ce qu’ils disent et écrivent, qu’est-ce que cela vous fait?
Elle l’entraînait doucement par les allées, et, causant de toutes choses, tâchait d’éloigner bien loin de ses préoccupations la pensée du commandant. Elle lui montrait, dans le jardin, les fleurs, par delà la grille,
les champs éveillés, et elle réussissait tout simplement à faire regretter à Verdier son petit appartement de Paris.
— Je n’aurais peut-être jamais dû en sortir, vois-tu!... La maison s’éveillait d’ailleurs. Les hôtes de Ma
dame Herblay devaient se retrouver au déjeuner. M. Gharvet avait promis de revenir, voulant, renseignements pris, donner à Verdier son opinion sur l’im
pression première des électeurs. Jusqu’au déjeuner chacun était libre. Gilberte prit le bras de son oncle et l’emmena doucement, à pas lents, sur la route, hors de la_grille.
— C’est très joli, Dammarie ! dit-elle. Hier soir, pendant que vous parliez politique, avec M. Charvet et Mme Herblay, je suis sortie...
— Sortie, toi?... Toute seule?
—Toute seule. Vous n’avez pas remarqué ma petite fugue?
— Non.
— Parbleu ! Les affaires de l’Etat vous absorbaient. Moi, elles m’endormaient. Je suis descendue dans le jardin... la grille était ouverte... Machinalement j’ai marché,marché droit devant moi... C’était délicieux!
Un ciel plein d’étoiles, une paix ! Et j’étais déjà loin quand je me suis aperçue que j’étais seule. Alors, j’ai eu peur... oui, mon commandant... votre nièce a eu peur... Et je suis rentrée, très vite, très vite... Oh ! j’avais tout le temps : vous parliez encore politique! M. Ducasse vous faisait même un cours sur le parle
mentarisme anglais !... J’avais envie de l interrompre en lui citant le mot de M. de Villèle, vous savez... pour lui prouver que, moi aussi, tout comme Mme Herblay, je suis une femme savante : « La question parle
mentaire n’est qu’une question de mâchoires.» Mais ça l’aurait peut-être blessé !
Elle riait, de son joli rire frais, qui parfois contrastait avec sa timidité un peu grave.
Et, le commandant et sa nièce, doucement, en causant ainsi, sans but, et marchant à pas lents, arrivaient,
sans presque s’en être aperçus, au pont du chemin de fer, à Melun, lorsqu’en arrivant sousj’arcade du viaduc ils aperçurent, dans un tilbury, Guénaut, qui arrêta net son cheval en voyant le commandant.
Le vétérinaire avait avec lui, dans le tilbury, son domestique; il sauta hors de la voiture.
— J’ai un mot à dire au commandant ; marchez au pas!...
Et, après avoir salué Gilberte, qu’il regardait d’un air un peu surpris et comme incrédule, il prit assez familièrement le bras de Verdier et l’emmena, tout en
causant, du côté de Dammarie tandis que la jeune fille, à qui Verdier avait fait signe qu’il allait la re
joindre, continuait à marcher et montait vers le petit square, entre le pont et la gare.
Elle se leposerait là-et elle y attendrait son oncle. Le vétérinaire ne devait pas avoir grand’chose à dire.
Encore quelque complication, sans doute, une nouvelle intrigue à propos de cette élection !
Gilberte était toute seule dans ce square et elle s’était assise sur un banc, regardant devant elle l’eau
d’une petite cascade factice tombant sur des rochers façonnés par un décorateur rustique. Puis elle enten
dit le sable crier, retourna la tête et devint toute rouge, subitement. Le jeune M. de Montbrun était là et, en s’avançant vers elle, il paraissait tout étonné et pourtant souriait, un peu ému.
— Comment êtes-vous ici, mademoiselle ? demandat-il tout en faisant un grand salut.
Elle ressemblait à une pensionnaire prise en faute. Elle éprouvait une impression singulière. L’idée de se trouver seule en tête-à-tête avec ce jeune homme, même là, dans ce jardin ouvert à tous, lui causait une sorte d’effroi. Il lui semblait qu’il y avait, entre elle et M. de Montbrun, elle ne savait quel secret, une confidence prête à naître, et elle redoutait que la moindre parole ne trahît ce qu’elle pensait, les idées qui lui traversaient la tête lorsqu’elle songeait à lui...
Et il avait eu l’air si heureux en l’apercevant qu’elle s’en était sentie plus troublée encore.
Il partait pour Fontainebleau, où il allait voir un de ses amis, professeur à l’Ecole d’Application. Il était arrivé fort en avance et, en attendant le train de Paris, il venait dans ce square fumer un cigare, qu’en voyant Gilberte il avait jeté.
— Ma bonne fortune, dit-il, veut qu’en deux jours j’aie la joie de vous rencontrer deux fois... après être demeuré si longtemps sans vous revoir... Si longtemps !
Il avait mis une telle tendresse dans ces simples mots qu’elle en éprouvait à la fois un plaisir et une petite angoisse. M. de Montbrun allait-il lui dire ce qu’elle tremblait d’écouter, avec l’espoir pourtant, le secret battement de cœur, de l’entendre un jour ?
Elle levait ses yeux francs vers lui, sans dire un mot. Elle le trouvait bien pâle, bien triste.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi? demanda-t-il. Elle ne savait pas toute la pitié qu’involontairement elle mettait dans ce regard. Lui en fut touché.
— Vous avez l’air de me plaindre, fit-il, la voix un peu mélancolique.
— Oh! ne vous en défendez pas! La pitié, c’est ce qui m’humilierait le plus chez certains êtres indif
férents ou narquois et ce qui, venant de vous, me toucherait le plus profondément. C’est vrai, vous... je suis sûr que vous...
II s’arrêta, comme s il craignait, lui aussi, d’en trop dire. Puis, détournant la conversation, il se mit à parler de la politique.. Ah ! la grosse question du mo
ment !... La succession Charvet!... Eh bien, c’était décidé, le marquis de Montbrun, son père, renonçait
à toute candidature... Des amis l’y avaient vainement poussé. « Il s’abstient et il a raison. Il n’abdique pas; il se résigne».Lui, Robert de Montbrun, se désintéres
sait parfaitement de la lutte et voyait avec peine des honnêtes gens comme M. Verdier se jeter à corps perdu et à cœur ouvert dans la mêlée des petits intérêts et des gros appétits.
— Après tout, peut-être cette agitation forcée ne sera-t-elle pas nuisible au commandant. Une élection, cela fouette le sang!... Mais seulement, voyez, Made
moiselle... Si l’on nous apercevait ici .. La nièce du candidat républicain et le fils de l’ex-candidat légiti
miste, causant ensemble... sans se jeter l’Inquisition ou la Terreur à la tête... quel scandale!... Mon père passerait pour un jacobin et votre oncle ne réunirait pas cent voix!
Alors, tout en parlant de cette situation bizarre qui aurait pu donner le marquis pour adversaire au commandant Verdier, Robert de Montbrun soulignait tris
tement les ironies de la vie, rappelait à Gilberte leurs rencontres,à Trouville, et leurs causeries, là-bas, sur la jetée, tandis que les pauvres naufragés sauvaient, un à un, les humbles débris de leur désastre...
Et, doucement, se laissant aller à la dérive des souvenirs, Robert trouvait que, plus ou moins, la plupart des hommes ressemblent tout justement à ces pauvres diables. Un coup de vent, dans l’existence, une tem
pête, et combien il faut de temps ensuite pour en effacer les avaries !..
— On traîne souvent pendant des années et des années le poids d’une heure ! Parfois même on le traîne toujours!...
Il était debout, près de Gilberte contemplant d’un œil vague, — et qui regardait au-delà, — le petit lac du square où passaient rapidement les poissons, comme des traits d’argent.
Gilberte avait bien deviné tout ce que contenait d’amertumes personnelles les comparaisons que faisait là Robert entre la vie et la barque échouée des pêcheurs
de Trouville. Et, elle aussi, voyait, par delà ce petit square vert, tout fleuri et tout gai sous ce beau ciel
d’été, l’allée de la Côte de Grâce, et l’enfant, cette petite fille, dont jamais M. de Montbrun ne lui avait parlé.
A une souffrance qu’elle éprouvait elle-même et plus vivement qu’elle ne l’eût avoué, elle sentait que c’était là ce qui faisait souffrir Robert. Le visage, pâle et fatigué, du jeune comte, lui semblait ce matin plus battu et plus lassé encore. Quelque tristesse avait,
depuis la veille, passé sur lui. Et comme Gilberte eût voulu questionner, savoir ! Et elle avait l’instinct qu’elle pouvait l’apaiser, cette tristesse, la consoler, cette douleur! Elle l’eût essayé du moins.
M. de Montbrun releva brusquement la tête et dit, d’un ton qui fit mal à la jeune fille :
— Bah! Tant pis pour ceux qui ne savent pas bien mener leur barque ! La maladresse se paye comme la malhonnêteté... quelquefois même plus cher!
Il tendait à Gilbei te, d’instinct, sa main pour prendre congé lorsque, tout justement, à l’entrée du square, Guénaut, qui avait fini de donner ses conseils au com
mandant, apparut et s’arrêta brusquement en voyant le geste.
— M. de Montbrun! dit-il, stupéfait... Ah bah ... — Où cela, M. de Montbrun? demanda Verdier.
Le vétérinaire était tellement surpris, qu’il ne répondait pas et se contentait de montrer du doigt le jeune comte et Gilberte, là-bas.
— Ah 1 fit le commandant. C’est M. de Montbrun, le fils?... Je croyais que c’était le marquis... et comme je ne le connais pas...
— Alors, demanda Guénaut, avec sa feinte bonhomie de gros homme, le comte, lui, vous le connaissez? — Je l’ai eu sous mes ordres en 70. — Et depuis?
— Depuis... je l’ai vu trop rarement. Mais je l’estime infiniment et je l’aime beaucoup.
On se rappelle l’émotion causée à Paris par la rencontre qui a eu lieu dans les environs de Dunkerque, entre M. Eugène Dekeircl et le lieutenant Chapuis. L’affaire passe devant le jury dans quelques jours; le moment est donc venu pour nous de nous occuper de ce duel qu’on a com
menté, discuté avec passion, et parfois même légèrement dénaturé, sans le vouloir bien entendu.
M. Dekeircl avait-il retenu l’arme de son adversaire? Avait-il, tout simplement, paré avec la main gauche, par un mouvement irréfléchi, peut-être incorrect, mais en tout cas assez naturel? Cette dernière hypothèse admise, avaiton le droit, sur le terrain, de se servir de la main gauche pour détourner l’épée d’un adversaire ?
Tout autant de questions sur lesquelles les amateurs d’escrime ne se sont point fait faute de donner très longuement leur avis. Chacun y est allé de sa petite consultation. Inutile d’ajouter que les avis ont été fort partagés.
Puis, tout ce bruit s’est apaisé. On oublie vite à Paris, où, comme l’a si bien dit Musset, quinze jours
Font d’une mort récente une vieille nouvelle...
Mais il n’en est pas de même à Dunkerque, à Lille et dans le département du Nord, où l’affaire Dekeirel est encore à l’ordre du jour de toutes les conversations et continue à passionner l’opinion publique
C’est pourquoi, désirant en connaître exactement les origines et l’état actuel, nous sommes allés chercher nos
renseignements à Dunkerque même. Ce sont les résultats de notre enquête personnelle que nous allons faire connaître à nos lecteurs. Les préliminaires de l’aventure sont encore dans toutes les mémoires, résumons-les donc seulement.
Le mardi gras 17 février, M. Chapuis, lieutenant d’in
— Allons, dit-il, c’est toi qui vas m’apprendre la vie, à présent... sans la connaître?...
— Oh! vous savez, fit Gilberte, quand on a été longtemps...longtemps...seule,on a eu le loisir de de
viner... Et puis, je pourrais me tromper pour moi. Pour vous, non. Vous êtes le meilleur des êtres, vous, mon
oncle! Savez-vous qui vous me rappelez? Vous me rappelez un héros de roman...
— De roman?.. Un héros de roman?.. Le candidat Verdier? Ah! pauvre de moi!...
— ... Et un héros que j’aime beaucoup, que j’aime profondément...
— Et qui s’appelle ? — Don Quichotte I
Le commandant sourit encore, mélancolique cette fois, mais sans amertume.
— Mais je ne déteste pas du tout Don Quichotte, dit-il. J’aimerais même mieux avoir pour adversaires ses moulins à vent que tant de gens qui mériteraient...
Gilberte devina qu’il songeait encore au journal. Elle l’interrompit, très vite :
— Vous savez bien que ces gens-là n’ont pas à eux tous autant de courage et de loyauté que vous dans votre petit doigt. Alors ce qu’ils disent et écrivent, qu’est-ce que cela vous fait?
Elle l’entraînait doucement par les allées, et, causant de toutes choses, tâchait d’éloigner bien loin de ses préoccupations la pensée du commandant. Elle lui montrait, dans le jardin, les fleurs, par delà la grille,
les champs éveillés, et elle réussissait tout simplement à faire regretter à Verdier son petit appartement de Paris.
— Je n’aurais peut-être jamais dû en sortir, vois-tu!... La maison s’éveillait d’ailleurs. Les hôtes de Ma
dame Herblay devaient se retrouver au déjeuner. M. Gharvet avait promis de revenir, voulant, renseignements pris, donner à Verdier son opinion sur l’im
pression première des électeurs. Jusqu’au déjeuner chacun était libre. Gilberte prit le bras de son oncle et l’emmena doucement, à pas lents, sur la route, hors de la_grille.
— C’est très joli, Dammarie ! dit-elle. Hier soir, pendant que vous parliez politique, avec M. Charvet et Mme Herblay, je suis sortie...
— Sortie, toi?... Toute seule?
—Toute seule. Vous n’avez pas remarqué ma petite fugue?
— Non.
— Parbleu ! Les affaires de l’Etat vous absorbaient. Moi, elles m’endormaient. Je suis descendue dans le jardin... la grille était ouverte... Machinalement j’ai marché,marché droit devant moi... C’était délicieux!
Un ciel plein d’étoiles, une paix ! Et j’étais déjà loin quand je me suis aperçue que j’étais seule. Alors, j’ai eu peur... oui, mon commandant... votre nièce a eu peur... Et je suis rentrée, très vite, très vite... Oh ! j’avais tout le temps : vous parliez encore politique! M. Ducasse vous faisait même un cours sur le parle
mentarisme anglais !... J’avais envie de l interrompre en lui citant le mot de M. de Villèle, vous savez... pour lui prouver que, moi aussi, tout comme Mme Herblay, je suis une femme savante : « La question parle
mentaire n’est qu’une question de mâchoires.» Mais ça l’aurait peut-être blessé !
Elle riait, de son joli rire frais, qui parfois contrastait avec sa timidité un peu grave.
Et, le commandant et sa nièce, doucement, en causant ainsi, sans but, et marchant à pas lents, arrivaient,
sans presque s’en être aperçus, au pont du chemin de fer, à Melun, lorsqu’en arrivant sousj’arcade du viaduc ils aperçurent, dans un tilbury, Guénaut, qui arrêta net son cheval en voyant le commandant.
Le vétérinaire avait avec lui, dans le tilbury, son domestique; il sauta hors de la voiture.
— J’ai un mot à dire au commandant ; marchez au pas!...
Et, après avoir salué Gilberte, qu’il regardait d’un air un peu surpris et comme incrédule, il prit assez familièrement le bras de Verdier et l’emmena, tout en
causant, du côté de Dammarie tandis que la jeune fille, à qui Verdier avait fait signe qu’il allait la re
joindre, continuait à marcher et montait vers le petit square, entre le pont et la gare.
Elle se leposerait là-et elle y attendrait son oncle. Le vétérinaire ne devait pas avoir grand’chose à dire.
Encore quelque complication, sans doute, une nouvelle intrigue à propos de cette élection !
Gilberte était toute seule dans ce square et elle s’était assise sur un banc, regardant devant elle l’eau
d’une petite cascade factice tombant sur des rochers façonnés par un décorateur rustique. Puis elle enten
dit le sable crier, retourna la tête et devint toute rouge, subitement. Le jeune M. de Montbrun était là et, en s’avançant vers elle, il paraissait tout étonné et pourtant souriait, un peu ému.
— Comment êtes-vous ici, mademoiselle ? demandat-il tout en faisant un grand salut.
Elle ressemblait à une pensionnaire prise en faute. Elle éprouvait une impression singulière. L’idée de se trouver seule en tête-à-tête avec ce jeune homme, même là, dans ce jardin ouvert à tous, lui causait une sorte d’effroi. Il lui semblait qu’il y avait, entre elle et M. de Montbrun, elle ne savait quel secret, une confidence prête à naître, et elle redoutait que la moindre parole ne trahît ce qu’elle pensait, les idées qui lui traversaient la tête lorsqu’elle songeait à lui...
Et il avait eu l’air si heureux en l’apercevant qu’elle s’en était sentie plus troublée encore.
Il partait pour Fontainebleau, où il allait voir un de ses amis, professeur à l’Ecole d’Application. Il était arrivé fort en avance et, en attendant le train de Paris, il venait dans ce square fumer un cigare, qu’en voyant Gilberte il avait jeté.
— Ma bonne fortune, dit-il, veut qu’en deux jours j’aie la joie de vous rencontrer deux fois... après être demeuré si longtemps sans vous revoir... Si longtemps !
Il avait mis une telle tendresse dans ces simples mots qu’elle en éprouvait à la fois un plaisir et une petite angoisse. M. de Montbrun allait-il lui dire ce qu’elle tremblait d’écouter, avec l’espoir pourtant, le secret battement de cœur, de l’entendre un jour ?
Elle levait ses yeux francs vers lui, sans dire un mot. Elle le trouvait bien pâle, bien triste.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi? demanda-t-il. Elle ne savait pas toute la pitié qu’involontairement elle mettait dans ce regard. Lui en fut touché.
— Vous avez l’air de me plaindre, fit-il, la voix un peu mélancolique.
Gilberte fit un geste.
— Oh! ne vous en défendez pas! La pitié, c’est ce qui m’humilierait le plus chez certains êtres indif
férents ou narquois et ce qui, venant de vous, me toucherait le plus profondément. C’est vrai, vous... je suis sûr que vous...
II s’arrêta, comme s il craignait, lui aussi, d’en trop dire. Puis, détournant la conversation, il se mit à parler de la politique.. Ah ! la grosse question du mo
ment !... La succession Charvet!... Eh bien, c’était décidé, le marquis de Montbrun, son père, renonçait
à toute candidature... Des amis l’y avaient vainement poussé. « Il s’abstient et il a raison. Il n’abdique pas; il se résigne».Lui, Robert de Montbrun, se désintéres
sait parfaitement de la lutte et voyait avec peine des honnêtes gens comme M. Verdier se jeter à corps perdu et à cœur ouvert dans la mêlée des petits intérêts et des gros appétits.
— Après tout, peut-être cette agitation forcée ne sera-t-elle pas nuisible au commandant. Une élection, cela fouette le sang!... Mais seulement, voyez, Made
moiselle... Si l’on nous apercevait ici .. La nièce du candidat républicain et le fils de l’ex-candidat légiti
miste, causant ensemble... sans se jeter l’Inquisition ou la Terreur à la tête... quel scandale!... Mon père passerait pour un jacobin et votre oncle ne réunirait pas cent voix!
Alors, tout en parlant de cette situation bizarre qui aurait pu donner le marquis pour adversaire au commandant Verdier, Robert de Montbrun soulignait tris
tement les ironies de la vie, rappelait à Gilberte leurs rencontres,à Trouville, et leurs causeries, là-bas, sur la jetée, tandis que les pauvres naufragés sauvaient, un à un, les humbles débris de leur désastre...
Et, doucement, se laissant aller à la dérive des souvenirs, Robert trouvait que, plus ou moins, la plupart des hommes ressemblent tout justement à ces pauvres diables. Un coup de vent, dans l’existence, une tem
pête, et combien il faut de temps ensuite pour en effacer les avaries !..
— On traîne souvent pendant des années et des années le poids d’une heure ! Parfois même on le traîne toujours!...
Il était debout, près de Gilberte contemplant d’un œil vague, — et qui regardait au-delà, — le petit lac du square où passaient rapidement les poissons, comme des traits d’argent.
Gilberte avait bien deviné tout ce que contenait d’amertumes personnelles les comparaisons que faisait là Robert entre la vie et la barque échouée des pêcheurs
de Trouville. Et, elle aussi, voyait, par delà ce petit square vert, tout fleuri et tout gai sous ce beau ciel
d’été, l’allée de la Côte de Grâce, et l’enfant, cette petite fille, dont jamais M. de Montbrun ne lui avait parlé.
A une souffrance qu’elle éprouvait elle-même et plus vivement qu’elle ne l’eût avoué, elle sentait que c’était là ce qui faisait souffrir Robert. Le visage, pâle et fatigué, du jeune comte, lui semblait ce matin plus battu et plus lassé encore. Quelque tristesse avait,
depuis la veille, passé sur lui. Et comme Gilberte eût voulu questionner, savoir ! Et elle avait l’instinct qu’elle pouvait l’apaiser, cette tristesse, la consoler, cette douleur! Elle l’eût essayé du moins.
M. de Montbrun releva brusquement la tête et dit, d’un ton qui fit mal à la jeune fille :
— Bah! Tant pis pour ceux qui ne savent pas bien mener leur barque ! La maladresse se paye comme la malhonnêteté... quelquefois même plus cher!
Il tendait à Gilbei te, d’instinct, sa main pour prendre congé lorsque, tout justement, à l’entrée du square, Guénaut, qui avait fini de donner ses conseils au com
mandant, apparut et s’arrêta brusquement en voyant le geste.
— M. de Montbrun! dit-il, stupéfait... Ah bah ... — Où cela, M. de Montbrun? demanda Verdier.
Le vétérinaire était tellement surpris, qu’il ne répondait pas et se contentait de montrer du doigt le jeune comte et Gilberte, là-bas.
— Ah 1 fit le commandant. C’est M. de Montbrun, le fils?... Je croyais que c’était le marquis... et comme je ne le connais pas...
— Alors, demanda Guénaut, avec sa feinte bonhomie de gros homme, le comte, lui, vous le connaissez? — Je l’ai eu sous mes ordres en 70. — Et depuis?
— Depuis... je l’ai vu trop rarement. Mais je l’estime infiniment et je l’aime beaucoup.
(A suivre). Jules Claretie. LE DUEL DE DUNKERQUE
On se rappelle l’émotion causée à Paris par la rencontre qui a eu lieu dans les environs de Dunkerque, entre M. Eugène Dekeircl et le lieutenant Chapuis. L’affaire passe devant le jury dans quelques jours; le moment est donc venu pour nous de nous occuper de ce duel qu’on a com
menté, discuté avec passion, et parfois même légèrement dénaturé, sans le vouloir bien entendu.
M. Dekeircl avait-il retenu l’arme de son adversaire? Avait-il, tout simplement, paré avec la main gauche, par un mouvement irréfléchi, peut-être incorrect, mais en tout cas assez naturel? Cette dernière hypothèse admise, avaiton le droit, sur le terrain, de se servir de la main gauche pour détourner l’épée d’un adversaire ?
Tout autant de questions sur lesquelles les amateurs d’escrime ne se sont point fait faute de donner très longuement leur avis. Chacun y est allé de sa petite consultation. Inutile d’ajouter que les avis ont été fort partagés.
Puis, tout ce bruit s’est apaisé. On oublie vite à Paris, où, comme l’a si bien dit Musset, quinze jours
Font d’une mort récente une vieille nouvelle...
Mais il n’en est pas de même à Dunkerque, à Lille et dans le département du Nord, où l’affaire Dekeirel est encore à l’ordre du jour de toutes les conversations et continue à passionner l’opinion publique
C’est pourquoi, désirant en connaître exactement les origines et l’état actuel, nous sommes allés chercher nos
renseignements à Dunkerque même. Ce sont les résultats de notre enquête personnelle que nous allons faire connaître à nos lecteurs. Les préliminaires de l’aventure sont encore dans toutes les mémoires, résumons-les donc seulement.
Le mardi gras 17 février, M. Chapuis, lieutenant d’in