Ja mais les hôtels de Paris n’ont été plus peuplés qu’en ces derniers jours. Peuplés !
je veux dire envahis. On s’est précipité, littéralement, dans les hôtels de choix, à l’assaut des chambres. Les funérailles de Victor Hugo avaient attiré les étrangers par milliers.
On assure que trois cent mille étaient venus ; d’autres disent cinq cent mille. Personne n’a compté cette multitude; mais, à voir la vaste mer qu’a traversé le cor
tège, on peut dire que l’Océan humain a eu, l’autre jour, sa grande marée.
Je ne crois pas que jamais homme ait eu dépareilles funérailles. Le jour où les cendres de Napoléon Ier rentrèrent à Pans, jour


« Brillant comme la gloire, froid comme le tombeau. »


ne mit pas debout autant d’hommes, et les obsèques de Gambetta eurent moins de fleurs que ces funérailles du poète, fleuries comme un printemps.
Ce n’est pas au Courrier de Pans, c’est à l’art, à la gravure, au tableau qu’il appartient de décrire un tel spectacle. La chronique ne peut voir que le petit coin et donner que le petit côté de cette histoire.
Le « petit côté » des places, chaises, fenêtres, balcons à louer, par exemple. On assure qu’une entreprise commerciale avait syndiqué absolument toutes les fenêtres dont elle avait pu s’assurer. Il y a des gens qui spéculent sur tous les deuils. Les funérailles de Mirabeau et la translation des restes de Voltaire au Panthéon ont dû donner lieu à de tels marchés, mais, en ce temps-là, l’annonce — l’étonnante Annonce — ne s’étalait pas aussi nettement dans les gazettes, et des obsèques ne devenaient pas une affaire pour quelques privilégiés.
Il ne faut pas trop s’étonner pourtant des spéculations qu’ont fait naître ces funérailles, mais il faut bien le constater. C’était inévitable.
Grande lutte entre le Paris des boulevards et le Paris du boulevard Saint-Germain. Combien de propriétaires de fenêtres sur l’un ou l’autre de ces boule
vards ne voyaient dans le passage du cortège qu’une occasion d’écriteaux inattendus : Fenêtre à louer!
Places à louer! Ces mots se sont obstinément étalés, dans les journaux, entre le biberon Darbo et le cho
colat hygiénique, pendant les jours qui ont précédé les obsèques. Quelques industriels, plus pratiques, ajoutaient même à l’annonce classique : Chaàes à louer, Fauteuib ou Balcons, cette promesse, plus originale : Déjeuner confortable.
En vérité, pour un peu on aurait pris sa place pour les obsèques à une Agence quelconque, comme pour une première, et l’on aurait d’avance crayonné son menu, comme au restaurant. Ce côté de spéculation au milieu du deuil n’est pas sans une ironie attristante. Et il y a eu comme une Bourse des chaises pour rem
placer la Bourse des valeurs 1 On faisait, sur les places à louer, la hausse et la baisse comme sur un titre de rente.
— N’achetez pas le balcon du boulevard St-Germain, le cortège suivra le boulevard Sébastopol 1
— A trente, à cinquante, à cent francs la place dans les Champs-Elysées qu’on peut acheter comme des consolidés car certainement, absolument, inévitablement, le convoi passera par là !
— Alors, deux cents, deux cent cinquante, trois cents francs, cinq cents francs la place !
J’ai voulu noter cette fièvre particulière, au milieu de l’émotion générale.
Et, au total, de quoi parlerais-je encore si je n’entretenais point de cela mes lecteurs ?
La messe anniversaire de la mort du jeune et pauvre prince impérial, qui était célébrée le jour même des funérailles de Victor Hugo, et le bal de Mme la princesse de Sagan, qui avait lieu le lende
main, ont été un peu passés sous silence dans le grand événement de cette journée du Ier juin. Et pourtant on en a parlé.
Il était même assez curieux d’entendre aux Champs- Elysées, dans la foule qui s’en allait, la veille des ob
sèques, voir l’exposition du cerceuil de Victor Hugo, les propos échangés par quelques passants :
— Alors, à demain, à Saint Augustin !


C’était un fidèle du régime impérial qui parlait


— Eh 1 bien, quel costume avez-vous adopté ? On dit que la princesse portera, comme une auréole dia
prée à sa beauté fine et fière, une queue de paon, fort joliment mise en mouvement par un mécanisme 1
C’était un, ou une invitée, de la princesse de Sagan. Je sais des mondains tout à fait gens de goût qui avaient rêvé, pour ce fameux bal, trié et aristocratique, un programme charmant, digne des fameuses Mé
tamorphoses de J. J. Grandville : Toutes les femmes en fleurs, tous les hommes en insectes. Papillons, guêpes et bourdons autour des lilas, des pensées, des violettes et des roses. C’eût été fort joli et très ingénieux.
Mais une liberté plus grande a été laissée aux invités de la princesse et si la fête n’a pas été seulement entomologique et florale, elie a été plus variée peutêtre et tout aussi pittoresque.
Et nous allons en avoir une autre fête, en même temps que le Grand Prix, la veille, sans doute, c’est la Fête des fleurs, mouillée, l’an dernier et qui sera, sans doute, ensoleillée, cette fois, et fructueuse pour la caisse des Victimes du Devoir, sergents de ville, pom
piers, sœurs de charité, etc. M. Arthur Meyer a eu l’idée d’offrir aux curieux une chasse à courre dans le Bois de Boulogne. On le fermerait aux piétons, aux voitures privées et il faudrait payer un droit d’entrée, mais pour les pauvres. Moyennant quoi les parisiens et les étrangers assisteraient au lancer et à l’hallali. Ils auraient l’émotion et le plaisir de voir courre un cerf.
L’idée est originale ; elle sera fructueuse. Mais il faut l’assentiment du Conseil Municipal et je ne sais à l’heure où j’écris, si elle sera accordée.
Ah! je ne m’étonne pas qu’en dépit de la fermeture de plusieurs théâtres, comme le Gymnase, qui s’en va à Londres, et les Folies-Dramatiques, qui font route pour Bordeaux, la foule soit grande dans la grande ville. Chaque journée offre, à présent, à l’étranger, une surprise.
Dimanche, à Chantilly, le Derby qui a amené sur la pelouse une grande partie de la foule échelonnée,
lundi,, de l’Arc de Triomphe au Panthéon. Chantilly n’a vu, cette fois, ni le duc d’Aumale ni le duc de Chartres. Un des fils du brave prince, si héroï
quement français, venait de mourir, le jour même où l’on nous annonçait que M. le duc de Noailles venait de rendre le dernier soupir. Le jeune prince et le vieux duc, l’enfant et l’octogénaire ont été frappés le même jour et cette double disparition a ému bien des gens,
au milieu même de la tempête des obsèques de Victor Hugo.
Au milieu de la triomphale fête posthume de Victor Hugo, il s’est passé un fait étonnant, très poé
tique à la fois et très grave en ce sens qu’il aurait pu jeter le désordre dans le cortège, si admirablement ordonné : un enfant est né, dans la foule, sur le trottoir du boulevard St-Germain.
C’était à l’angle d’une rue et les cris poussés ont, un moment, attiré la police et les municipaux à cheval.
Puis le cortège a repris sa marche et l’enfant a été porté je ne sais où.
Je voudrais savoir le nom de cet enfant, né le Ier juin 1885, le jour des funérailles du poète. Que deviendra-t-il ? Comment le baptisera-t-on ? Le parrain doit lui chercher dans l’œuvre de Victor Hugo un nom glorieux : Hernani, Enjolras, Valjean, Gilliatt, Marius, si c’est un garçon, Eponine, Esmeralda, Fantine, Cosette, si c’est une fille. Un soir, à l’Opéra-Comique,
pendant qu’on jouait Manon Lescaut, une petite enfant naquit, là-haut, au paradis. On l’appela Manon. La marraine était étrangement choisie. Mais enfin Manon a aussi sa place au soleil de l’art. Et qu’est devenue la petite Manon de l’Opéra-Comique ?
Je souhaiterais qu’on nous dît la profession des parents du petit être venu au monde à une heure de l’après-midi, boulevard Saint-Germain, devant la cou
ronne des gens de lettres. On pourrait suivre des yeux la petite créature — Cosette ou Marius — ou encore Victor ou Marie, puisque le grand poète portait ces deux noms — et ce serait touchant de voir grandir le filleul ou la filleule de Victor Hugo mort.
Nous savons que le corbillard des pauvres était conduit par le cocher Ruvaud, et l’antithèse, l’éternelle antithèse — qui est le fond même de la destinée hu
maine — a voulu que le corbillard qui vient de porter le plus illustre de nos poètes au Panthéon fût le même qui transporta le cercueil de Jules Vallès, lequel ne fut pas précisément un hugolâtre.
Je n’ai lu nulle part non plus, dans les innombrables
articles écrits depuis la mort du poète — et qui, réunis, formeraient le plus remarquable des livres — ce fait que lorsque, sous Louis-Philippe, l’église Sainte- Geneviève fut rendue à la destination de tombeau des grands hommes, Victor Hugo avait écrit des strophes, un hymne pour cette solennité.
C’était le 27 juillet 1831. M. de Montalivet étant ministre, le roi Louis-Philippe vint sceller dans la muraille du Panthéon, en présence de députations de tous les corps constitués, quatre tables de bronze sur lesquelles était gravée la liste des victimes de juillet 1830 et, avant que cinq cents choristes n’entonnassent la Marseillaise de Rouget de Lisle et la Parisienne de Casimir Delavigne, Adolphe Nourrit chanta, avec accompagnement de chœurs et de symphonies, l’Hymne qu’on retrouvera dans les Chants du Crépuscule :
Ceux qui pieusement sont .morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau. Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère;
Et comme ferait une mère,
La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau.
C’est pour ces morts, dont l’ombre est ici bienvenue, Que le haut Panthéon élève dans la nue,
Au-dessus de Paris, la ville aux mille tours, La reine de nos Tyrs et de nos Babylones,
Cette couronne de colonnes
Que le soleil levant redore tous les jours!
Victor Hugo avait vingt-neuf ans lorsqu’il écrivait ces strophes. Un demi-siècle après, cinquante-quatre ans après, il entre, immortel, escorté de tout un peuple dans ce temple de gloire où il pénétrait, en 1831, à la
suite d’un roi. Et il y entre pour n’en plus sortir et pour y dormir, immortel.
On ne s’étonnera pas que je n’aie guère parlé que de cette journée historique. Elle est glorieuse pour Paris autant que pour le poète. Elle a déjoué les pressentiments des pessimistes. Elle a eu la majesté d’une fête antique. Ceux qui l’ont vue n’en reverront jamais une pareille et ne l’oublieront jamais.
Et maintenant Paris, qui a bien mérité de lui-même, peut jouir en paix de sa fin de saison. Au Grand Prix! Aux grandes fêtes! A la fête de charité! A la Fête des Fleurs ! Mais, sous les plis crêpés de deuil du drapeau tricolore, devant le salut de l’épée de notre fière armée,
la vraie Fête des Fleurs a encore été celle de Victor Hugo !
Perdican.
NOTES ET IMPRESSIONS
Il n’est pas de plus beau spectacle pour le penseur que les embrassements étroits du génie et de la foule.
Victor Hugo.
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La mort est une restitution. Victor Hugo
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Instruire, c’est construire. Victor Hugo.
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La foule ne connaît jamais elle-même les raisons secrètes de sa déraison.
Eug. Melchior de Vogué.
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Quand en ne s’attire la haine que des gens qu’on n’estime pas, c’est un bien petit mal. Mm8 de Genlis.
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Si la peste donnait des pensions, la peste trouverait encore des flatteurs et des serviteurs. Sadi.


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La France est comme le laboratoire des autres nations, où les expériences sociales et politiques sont tentées au bénéfice des autres pays et des autres générations.
O. Browning.
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Les amants malheureux sont comme les condamnés à mort; il leur semble que gagner quelques jours de vie, c’est avoir la vie sauve. Henry Rabusson.
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La raison est une lanterne que chacun porte, mais qui projette toute sa lumière sur les défauts d’autrui.
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La critique est aujourd’hui bien empêchée : si je dis ce que je pense d’u-n auteur vivant, je nuis à ses intérêts; si j’attends sa mort, insulte à sa tombe! A quand le jour de la vérité?
G.-M. Valtour.
COURRIER DE PARIS