vétérinaire tandis qu’il regardait Gilberte et son oncle. La jeune fille suivait des yeux M. de Montbrun. Oui,
elle avait l’audace de le suivre des yeux ! Et jusqu’à ce qu’il fût entré, là-bas, dans la gare ! Et le commandant ne voyait rien ! Rien, rien ! Il ne voyait absolument rien, le commandant !
Guénaut sentit qu’il allait, lui, dire quelque sottise. Il prit presque brusquement congé de Verdier.
— Alors, n’est-ce pas?... Une profession de foi bien nette, bien nette!... Suivez mon conseil, je vous le répète, soyez carré !... Un homme n’est jamais trop carré par la base!... Mettez ce que je viens de vous dire dans votre profession de foi : « Le pays ne veut plus de dîmes, de droits du seigneur, ni d’autodafés ! Il n’en veut plus ! »
— Mais, dit Verdier, croyez-vous que quelqu’un en veuille ?
— Si je le crois! Demandez au père du jeune comte de Montbrun! répondit Guénaut, d’un ton ironique,
presque colère et si étrange que Gilberte en ressentit comme une crainte instinctive, sans savoir pourquoi.
Il lui semblait que Guénaut menaçait Robert.
Le vétérinaire, remonté dans son tilbury, fouettait déjà son cheval et la voiture disparaissait sur la route, dans un flot de poussière.
Alors, l’heure du déjeuner arrivant, Verdier et sa nièce reprirent, en se hâtant un peu, ce chemin qu’ils avaient fait, la veille, dans le break de Mme Herblay.
Ils parlaient à peine : — le commandant songeant, avec des inquiétudes, à cette profession de foi qu’il fallait écrire et Gilberte entendant encore le son de voix triste de Robert lui parlant des naufragés de la vie.


Un naufragé, lui, M. de Montbrun, jeune, riche, aimé, charmant? Un naufragé?


Elle se demandait quelle tempête avait, en effet, traversé l’existence du jeune homme et ce que contenait de souffrances le pü dur marqué au front de Robert comme un coup de griffe de la destinée.
Et, avançant sur la route, silencieux, côte à côte, — comme perdus dans cette campagne où ils étaient à demi étrangers, — une même pensée leur venait à tous deux : « Pourquoi sommes-nous venus? » Elle était heureuse d’avoir revu Robert et pourtant elle regrettait de l’avoir rencontré puisque chaque conver
sation nouvelle avec lui l’attristait davantage, laissait comme une inquiétude à son cœur de jeune fille. Et quant à Verdier, il était si bien, à Paris, loin de tout ce tohu-bohu d’une bataille électorale !
à-tête, exquis au début de la lune de miel, très doux encore pendant bien des années, mais à la fin un peu moins aimable. La marquise de Montbrun, la plus honnête et la meilleure des femmes, apportait à tous les actes de sa vie une ardeur de conviction tout à fait honorable, mais parfois gênante. Elevée par M. de Courtenay-Lusignan dans les idées les plus étroites et les plus fières, elle avait — jeune fille, jeune femme et vieille femme — passé sa vie à protester et à bouder. Elle avait boudé Louis-Philippe, la République, le
second empire, le gouvernement de M. Thiers, celui du maréchal de Mac-Mahon lui-même — et peut-être celui-là surtout — et elle imposait au marquis, tout prêt à subir les volontés de la femme aimée, ce séjour de Melun, qui ne plaisait pas toujours au gentilhomme élégant, lettré et assez ami de Paris. Mais il eût vécu au Kamtchatka si le caprice de la marquise eût été tel.
M. de Montbrun n’aimait au monde que sa femme et son fils ; mais ils les aimait passionnément. L’avenir du jeune comte l’inquiétait un peu. L’enfant grandissait assez solitaire dans ce grand hôtel fermé. La mar
quise entendait qu’il ne subît aucune des influences néfastes de l’Université et après l’avoir envoyé quelque temps chez les Pères, à Paris, elle préférait encore
lui donner un précepteur, chez elle, à Melun. Ce précepteur, jeune prêtre enthousiaste et libéral, de
un mariage quelconque, attachant Robert à cette existence par un amour qui en tranformerait, en chasserait la monotonie. Mais le jeune homme avait comme une haine du mariage. Il éprouvait des appétits vagues de liberté d’abord et comme une soif de vivre.
M. de Montbrun signalait doucement à la marquise le danger qu’il y avait peut-être à tenir comme à l’at
tache un garçon plein d’imagination, de désirs, de rêves.... Mais la marquise interrompait son mari. Elle le savait bien, parbleu, que Robert était un esprit exalté, chimérique même... le digne élève de l’abbé Hurtaud qui venait de mourir au moment où il allait accepter une chaire de philosophie chrétienne... Un abbé philosophe!... Le marquis avait-il lu ce que l’Univers disait de l’abbé? Oui, la notice nécrologi
que consacrée à l’àncien précepteur. Il serait damné,
cet abbé Hurtaud, que la marquise n’en serait pas étonnée.
— Lui, damné? ma chère. Y pensez-vous? Un saint!...
— Un saint! Un saint! Un saint laïque, peut-être! Mais lisez l Univers, marquis...
— Oh ! je me doute de ce qu’il réserve à ce pauvre abbé ! L Univers canonne et ne canonise pas!
La marquise redoublait donc de surveillance et de soins aussi, de soins maternels. Elle trouvait Robert souffrant et triste. Sans doute, une occupation pouvait le distraire, lui donner le goût d’une certaine activité qu’il semblait perdre. Mais de bonne foi, un Montbrun ne pouvait entrer dans la diplomatie sous les ordres d’un Barthélemy Saint-Hilaire. Lorsque le maréchal devint président, la marquise eut un moment d’espoir, mais elle se convainquit rapidement — une des pre
mières — que le duc de Magenta était un traître et qu’il ne violerait pas la Constitution qu’il avait promis de défendre... On ne pouvait s’associer à ces gens-là! Robert devait attendre encore, attendre toujours.
Et, le jeune homme, respectueux de sa mère, soumis à trente ans aux volontés de la marquise, comme il l’était dans son enfance même, les jours passaient, lents et lourds, inutilisés, vides, attristants, dans la morne solitude d’une ville de province et dans la banalité lassante d’une existence inoccupée.
Ce que Mme de Montbrun redoutait surtout pour Robert, c’était la vie de Paris. Elle gardait contre la ville des théâtres, des plaisirs faciles, une sorte de haine provinciale qui ressemblait à un anachronisme. Le jeune comte vivant à Paris lui eût semblé perdu.
Maîtresse de la fortune commune — le marquis se souciant peu de gérer ses affaires d’intérêt — Mme de Montbrun permettait à peine à son fils de mener une
Un train passa en sifflant sur le viaduc, allant vers Paris, cette fois. Et, se disait le commandant, comme il serait sage de le prendre, de se laisser ramener rue Mansart, de ne plus songer à Garousse, à Guénaut, à Cappois, à personne !...
A deux pas du chemin de fer, les champs commençaient presque. Des pigeons s’envolaient de la terre labourée. La plaine s’étendait: à gauche avec des villas clairsemées, un liseré d’arbres, à droite une petite col
line où flambaient, au soleil, des toits d’ardoises; le cimetière montrait, de ce côté, ses murs blancs, ses pierres tombales et ses croix. On pouvait être heureux aussi, dans cette paix et ce silence, pourvu qu’on n’eût pas l’ambition bêu de se poser en candidat devant ses contemporains. Mais le devoir !
Verdier hochait la tête, tout en marchant.
Ah! parbleu, le devoir! Quitter la partie ne lui eût pas semblé une désertion qu’il eût volontiers repris ce train de Paris qui filait, là-bas, dans la fumée...
Ils arrivèrent, sans s’être dit un mot, aux premières maisons de Dammarie. Les villas de plaisance y pre
naient des aspects de cottages anglais ; des toits d’écu
ries bien tenues dépassaient les murs de la rue. Là-bas s’ouvrait la grille de l’habitation de Mme Herblay.
Au moment d’entrer, Gilberte demanda, en souriant, à son oncle, à quoi il avait pensé depuis Melun, sans ouvrir la bouche.
— A quoi? À rien!... Ah! si, dit-il en essayant de rire, lui aussi. A mon fusil!... Tu sais bien, mon rêve? Le beau fusil de chez Claudin, que j’aurais tant voulu avoir... et que je n’aurai jamais !
Gilberte regarda le commandant. Il parlait vraiment de ce fusil comme un amoureux parlerait d’une femme.
Un rêve! il avait raison.
— Est-ce qu’on a jamais ce qu’on désire, en ce monde? fit la jeune fille doucement.
Et elle s’appuya, pour entrer, au bras de son oncle, consolé bien vite par une pression de main de cette enfant.
VII
Le marquis de Montbrun habitait avec son fils, à l’angle de la place du Petit-Paris, un logis en forme d’hôtel, dans la rue qui monte vers la Préfecture. Vieille maison close, aux volets fermés et rembourrés contre les bruits du dehors. Une de ces maisons muettes comme on en trouve, en province, autour des ca
thédrales. Des murs blancs pourtant, une porte haute et massive, qui, entr’ouverte, laissait apercevoir une cour pavée, un pavillon de concierge et, au loin, une entrée de jardin et le commencement d’une allée de vieux tilleuls. Presque toujours cette porte était fermée et on n’apercevait guère le marquis qui vivait chez lui volontiers, avec ses livres et ses paperasses, et ne sortait que pour aller en voyage ou à la chasse. Ra
rement. On ne recevait presque personne à l’hôtel Montbrun. La plupart des amis du marquis habitaient le faubourg Saint-Germain, à Paris, ou le quartier Saint-Louis, à Versailles. II se confinait, lui, dans cette vieille demeure triste où son fils était né, où était morte la marquise, qu’il avait adorée.
Mme de Montbrun avait cependant laissé le souvenir d’une femme assez bizarre et quelque peu despoti
que. Entichée de sa noblesse, des plus hautes, il est vrai — la marquise était une Courtenay-Lusignan — elle avait, après avoir épousé M. de Montbrun par amour, condamné jusqu’à la fin le marquis à ce tête
Mme de Montbrun disait même l’orgie — démocratique de son temps. Après l’avoir, elle, la première, conduit au régiment où il s’était engagé, lors des pre
mières défaites (il n’était pas encore question des zouaves de Charette où Robert eût servi avec joie), la marquise avait supplié son fils de quitter l’uniforme après la paix.
— Vous avgz servi votre pays, lui disait-elle. Maintenant laissez ces messieurs à leur curée républicaine.
Quand le roi rentrera aux Tuileries reconstruites, vous rentrerez, s’il vous plaît, dans la diplomatie re
constituée ou dans l’armée réorganisée ! Jusque-là, votre devoir de gentilhomme est d’attendre comme, hier, votre devoir de Français était d’agir.
Le marquis n’avait pas trop combattu les idées de Mme de Montbrun. Il ne lui déplaisait pas d’avoir auprès de lui son fils. Il l’avait conduit au chemin de fer lorsque Robert s’était engagé et, pendant qu’il lui tenait la main serrée, sur le quai du départ, à la gare, il s’était demandé s’il n’allait pas sauter dans le wagon avec le jeune homme et se faire casser la tête à ses côtés. Dans sa solitude de Melun il était heureux de vivre coude à coude, cœur à cœur avec Robert. Ces deux êtres s aimaient profondément et tandis que la marquise s’imposait surtout à son enfant par le respect,
le père gagnait ce jeune homme par une tendresse passionnée, une sorte d’affection d’ami, de frère aîné.
Souvent, le comte, — obéissant à sa mère et restant exilé dans son coin de province, puisque la marquise y tenait, — avait laissé échapper le secret de son ennui, delà lassitude que lui imposait son inactivité. Le mar
quis consolait Robert de son mieux. Il fallait patienter,
attendre. La vie actuelle ne durerait pas toujours. Le marquis ne disait point ce qu’il espérait — tout bas :
la race des Perreyve, effrayait bien un peu Mme de Montbrun qui le trouvait trop clément pour un certain libéralisme ; mais le respect que portait la marquise à la robe du prêtre était telle qu’elle s’inclinait devant même des opinions à son avis subversives. Elle laissait l’abbé Hurtaud façonner l’âme de Robert. Seulement elie était parfois tentée, le dimanche, à la messe, de
prier, dans un coin de l’église Saint-Aspais, pour le salut de l’abbé Hurtaud qu’elle trouvait peut-être un peu compromis.
L’abbé l’avait en effet stupéfaite, un soir, en soutenant que Virgile, avec sa mélancolie douce et sa pitié pour les larmes des choses, avait eu le cœur d’un chré
tien.Il avait paru sacrilège à la marquise qu’on pût parler ainsi d’un païen etM.de Montbrun lui rappelait,en sou
riant,le temps où elle jetait au feu tous les Horace qu’elle trouvait dans la maison. Ce pauvre Horace! Il fallait pourtant bien que Robert apprît à l’expliquer à livre ouvert. Et quand elle entendait l’abbé Hurtaud lire Horace au lieu d’un Père de l’Eglise, il lui semblait que le précepteur du jeune comte passait au paganisme.
Ce n’était pas une femme inintelligente, pourtant,la marquise. Elle était bonne, dévouée, généreuse, mais elle éprouvait pour le monde et la société moderne une sorte de dégoût honnête qui faisait confiner sa foi à une forme du pessimisme. Elie ne voulait, à aucun prix, que son fils jouât un rôle dans la comédie —