existence de cadet de famille. Elle l’avait cependant, le voyant triste, laissé s’installer, à Fontainebleau, pendant un été.
Mais, pour Robert, cette villégiature, qui paraissait à la marquise une émancipation, ressemblait terrible
ment à la vie de Melun. Là, comme au chef-lieu, il avait mené son existence monotone et lente sans occu
pation, sans nouveauté, sans plaisir. Il traînait, il usait, dans une oisiveté pleine de lassitude, ses éner
gies et sa jeunesse. Des promenades en forêt, qui lui semblaient pittoresques d’abord et qui l’emplis
saient à la fin d’une mélancolie profonde, des heures passées à regarder quelque batterie d’artillerie à l’exer
cice, quelque escadron de chasseurs à la manœuvre ;
des journées longues, des soirées tristes ; pour toute distraction la retraite battue chaque soir et s’enfonçant, avec un son triste et puissant, dans les rues sombres, avec une fanfare de cavalerie le jeudi et le dimanche,
comme une surprise et une fête ; pour tout plaisir, un café-concert ouvert aux désœuvrés de la ville, quelque
troupe de comédiens en tournée venant donner, sur le petit théâtre, une sorte de parodie d’une pièce à la mode; un concert offert par les bourgeois de la cité dans la galerie des fêtes et les déesses du Primatice regardant, du haut de leur Olympe, la démocratie en
dimanchée; voilà tout ce que le jeune comte avait pour se distraire et, dans le grand silence de Fontai
nebleau assoupi, le soir, il enviait la vie de labeur, de devoir et de danger futur de ces élèves de l’Ecole
d’Application qui passaient devant lui, leur mantelet de drap sur leur uniforme, avec leur épée luisant à leur côté, cette épée d’officier qu’il eût aimé à prendre par la poignée, lui aussi, comme il avait pris le fusil de l’enrôlé volontaire.
L’hiver, partir de Melun pour suivre, en forêt, quelque chasse à courre lui paraissait d’abord préférable à cet été maussade. Puis, peu à peu, Fon
tainebleau, pour lui, prenait un charme. Il trouvait que son vieux palais de briques rouges et ses grands toits d’ardoises avaient une séduction particulière et au détour de chaque allée, au socle de chaque statue du jardin, il attachait un souvenir.
La marquise remarqua fort bien que Robert était comme transformé lorsqu’il revint. Il semblait à la fois plus préoccupé et plus gai. Sa mère le trouvait tantôt pensif, comme emporté vers une songerie inquiétante, tantôt rayonnant, comme enflammé par quelque passion. Et la mère aussitôt devina la femme.
Quand elle lui demandait, voulant savoir, ce qu’il avait fait à Fontainebleau, le marquis répondait, en riant, avant son fils :
— Eh ! que voulez-vous qu’on y fasse, ma chère ! Robert a passé ses journées à jeter du pain aux carpes, c’est clair !
Mais, plus Robert semblait s’obstiner à ne pas répondre, plus la marquise s’acharnait à interroger. Elle éprouvait un sentiment de défiance mal défini mais
profond. Elle sentait que cet homme, demeuré pour elle un enfant entièrement dompté, menaçait de lui
échapper. Il sortait beaucoup, faisait souvent le voyage de Fontainebleau, celui de Paris même. Il était allé,
profitant d’une invitation de lord Hartley, un de ses camarades du séminaire, passer deux semaines en Angleterre et la joie qu’il avait eue à s’éloigner ne pou
vait échapper à l’attention de la marquise. Mme de Montbrun en arrivait presque à ne plus demander pourquoi ces absences, trouvant qu’un gentilhomme se diminue à ne pas dire la vérité, même certaine vé
rité et même à sa mère. Seulement elle eut alors un plan, rapidement tracé. Elle voulut marier Robert.
Il y avait de jolies filles, nobles et bien dotées, à Melun, et surtout à Versailles où demeurait une cou
sine de la marquise, Mme de Courtenay-Lurgères. Et c’était la comtesse qui se chargeait de trouver une fiancée à celui qu’elle appelait ce « garnement de Ro
bert ». Ce mot de garnement, faisait sourire le père, mais le marquis ne souriait pas longtemps de crainte que Mme de Montbrun ne s’en aperçût.
Robert ne tarda point, du reste, à faire connaître à sa mère que sa volonté formelle était de ne point se marier.
--Ne pas te marier, toi ? — Non, ma mère... — Et pourquoi ?
— Je veux attendre... Je veux rester libre... Je n’ai ni situation ni vocation...
— Un gentilhomme n’a pas besoin d’avoir une vocation et il a toujours une situation, même en ce temps- ci !
— Ah 1 répondit le jeune comte, pourquoi m’avezvous déconseillé de rester au régiment f J’aurais ma vie toute tracée devant moi : ni rêves, ni chimères, ni ennuis... Une existence tirée au cordeau, avec le devoir au bout 1 C’est ce qu’il me fallait I
Jamais la marquise n’avait entendu son fils se révolter contre sa destinée. Elle le croyait heureux ou rési
gné comme elle le voyait soumis. Elle était stupéfaite depuis que l’humeur de Robert lui paraissait aussi pro
fondément changée. Encore une fois, qu’y avait-il au fond des tristesses sans raison ou des gaietés sans cause du jeune homme ?
Mme de Montbrun devait mourir avant de le savoir et peut-être, si elle l’eût appris lorsqu’elle cherchait à l’apprendre, fût-elle morte sur le coup. Et c’était bien pourquoi Robert, pâle et contraint devant la marquise, gardait cet obstiné silence qui lui pesait comme un mensonge et lui faisait sauter le cœur dans la poitrine.
C’était une femme, en effet, qui avait traversé son existence,une femme rencontrée pendant cet été à Fon
tainebleau si poétiquement exquis après lui avoir semblé si nâvrant. Rencontre de hasard,en forêt, connaissance liée à table d’hôte avec une jeune fille énigmatique comme un sphinx et attirante comme une vision, une Anglaise,blonde,fine, froide en apparence,délicate,avec un sourire d’enfant et un profil de camée,qui passait l’été à Fontainebleau en revenant dépasser le printemps en Italie et l’hiver à Nice. Une Anglaise fort peu Anglaise, élevée à Paris, dans un de ces pensionnats spéciale
ment ouverts aux étrangères, aux Américaines en particulier, une de ces beautés cosmopolites, connais
sant toutes les tables d hôte de l’Europe, l’hiver à Florence où elles apprennent le chant, l’automne au Bois de Boulogne où elles apprennent l’équitation, l’été à Trouville ou à Dinard, où elles apprennent à diriger un yacht, parfois en Suisse où, laissant la rame
pour l’alpin-stock, elles escaladent un pic comme elles ont conduit un bateau ou dompté un cheval; capables de voir lever le soleil sur le Righi après l’avoir vu se coucher à St-Malo, derrière le grand Bé... Une de ces étrangères nomades, voyageuses, qui ont pour foyer un wagon-salon et pour demeure un sleepingcar, oiseaux de passage d’après lesquels on juge d’or
dinaire les Américaines et les Saxonnes,comme s’il n’y
en avait pas d’autres, beaucoup d’autres, et ignorées, et qui ne font pas de bruit, et qui se contentent d’être heureuses, loin des chroniqueurs, dans les nids, là-bas!...
Miss Ellen Morgan voyageait d’ailleurs avec sa mère, une grosse Anglaise au teint cuit, rouge comme une pomme d’api qui serait ridée. La mère était veuve et se donnait pour la femme d’un officier tué dans la dernière guerre contre les Ashantees, ce qui était peutêtre vrai. Elle en parlait cependant un peu trop et donnait parfois, de la mort du colonel, des variantes un peu différentes. La version du Times différait, il est vrai, disait-elle bien vite, de la version du Standard.
Robert avait trouvé la mère un peu ridicule, et la fille tout à fait séduisante. Il s’était laissé aller à une affection qui, chaque jour, grandissait, emplissant sa vie, et, lorsque la marquise était morte, elle ignorait tout le roman, au dénouement imprévu, des amours de Robert.
Le marquis alors l’apprenait dans une de ces confidences à cœur ouvert qui suivent les grandes douleurs, Robert disait tout à M. de Montbrun à qui il avait tout caché. Et il l’ouvrait d’autant plus grand, ce cœur, qu’il était plus frappé et qu’il saignait davantage. C’était une simple aventurière qu’il avait ren
contrée, une jolie fille, admirablement belle, soit, et séduisante, avec des yeux d’une douceur de vierge sous des cheveux d’or fin — des cheveux qui lui faisaient comme un casque de cuivre ou un nimbe de so
leil—une créature exquise et merveilleuse, mais presque une fille, à dire le mot, née opulente, devenue pauvre à la mort de son père,qui nel’avait pas reconnue,et s’é­ tant juré de devenir riche; calculant depuis ses an
nées d’adolescence les chances qu’une fille bien élevée a de faire un beau mariage quand elle est belle imper
turbablement et promenant, à travers le monde, son visage calme, ses yeux verts et troublants, et son in
définissable sourire, errant sur des lèvres minces, arquées délicieusement.
Comment, par quel prodige, cette mère et cette fille, errant de station balnéaire en ville de plaisir, pou
vaient-elles soutenir l’espèce de luxe apparent qu’elles affichaient, usant leurs chaussures trouées dans leurs chambres d’hôtel et étalant, aux bals des casinos à Dieppe ou aux concerts de la place Denecourt, à Fontainebleau, des toilettes tapageuses et de gros bi
joux anglais, très voyants, faux peut-être? Quelle source cachée alimentait cette élégance criarde ? Qui pouvait le savoir puisque personne, à dire vrai, ne savait qui étaient mistress Morgan et sa fille?
Et qu’importait à Robert ? Il n’avait pas assez vécu pour analyser ce qu’il pouvait y avoir de redoutable dans la séduction froide et fine d’Ellen Morgan. Toute
sa jeunesse étouffée allait vers cette belle fille comme une plante à la lumière. Il se grisait de cette grâce,
il avait soif de cette beauté. Il était prêt, pour vivre une heure de la vie d’Ellen, absolument prêt à toutes les folies. Ellen Morgan ce lui en demandait qu’une, mais elle était décisive.
Comment un honnête homme a-t-il le droit de dire qu’il l’aime, à une honnête fille ? Lorsqu’il lui demande d’être sa femme. M. de Montbrun n’avait qu’à prendre miss Ellen pour femme. Ellen le trouvait charmant, agréable, de bonne famille : elle ne demandait pas mieux.
Mais alors Robert, franchement, et avec la naïveté des gens d’honneur, confiait à ces deux femmes les impossibilités morales contre lesquelles il allait se heurter. Jamais la marquise, sa mère, ne consentirait à un mariage dont elle n’avait pas eu l’idée, à une union avec une étrangère, et jamais non plus, lui, Robert de Montbrun, ne voudrait causer le moindre chagrin à sa mère. Il fut tout étonné, d’ailleurs, en voyant que cette révélation ne surprenait pas infini
ment ces dames. Il venait d’apprendre à mistress Morgan et à sa fille ce qu’elles savaient pertinemment déjà.
Et alors, avec une netteté toute préparée dans sa réponse, Ellen répliquait que le temps pouvait modi
fier peut-être la résolution de Mme de Montbrun. Ni elle ni mistress Morgan n’entendaient causer le moin
dre souci à la marquise. Le comte de Montbrun étant
libre de ses actions, il suffisait à Ellen qu’elle eût sa parole à lui et, si elle devenait sa femme devant la loi anglaise, peu lui importait d’attendre plus ou moinS longtemps l’heure de porter publiquement ce nom et ce titre de comtesse de Montbrun. Elle se résignerait à demeurer Ellen Morgan parce qu’elle aimait Robert et qu’elle le voulait heureux, comme elle voulait la marquise tranquille dans son logis paisible.
La passion affole. Robert consentit à tout. Ou plutôt il supplia Ellen de devenir sa femme. Il lui demant dait pardon de ne lui donner son nom que furtivement..; Mais elle avait raison... plus tard... bientôt peut-être.
On partit. Il emporta Ellen en Angleterre. L’invitât tion de lord Hartley lui permettait de donner un pré
texte à sa folie. Mistress Morgan rayonnait pendant là cérémonie hâtive, dans un coin de Londres, et Ellen disait à Robert, après la bénédiction du pasteur :
— Maintenant j’ai le droit de vous aimer! Aimezmoi bien et aimez-moi toujours I
Et, après cette union, Ellen revenait en France, logeait avec sa mère, à Paris, dans un appartement où Robert venait assez souvent. On n’appelait les deux femmes que de leur nom, Morgan, mais plus d’une fois pourtant le comte aperçut, sur l’adresse de quelque envoi de magasins de nouveautés, ce nom : Mme la comtesse de Montbrun. Il en éprouvait une im
pression singulière. Il lui semblait qu’Ellen usurpait, crochetait ce titre qu’il lui avait pourtant donné.
— Sois prudente, je t’en supplie. Laisse-moi annoncer à ma mère, un jour...
— Oui, répondait Ellen. C’est ma mère qui a commis cette faute. Mais excuse-la. Elle est si fière de savoir que sa fille porte ton nom !
Il excusait tout, Robert, il comprenait tout. Il aimait Ellen éperduement. Il allait l’aimerplus encore, l’ado
rer, puisqu’un enfant allait naître. Ah ! cet enfant ! C’est lui qui, de ses petites mains d’innocent, plaiderait auprès de la marquise la cause de Robert, deman
derait à Mme de Montbrun de laisser entrer Ellen Morgan dans la famille, puisqu’il était, lui, né de l’An